Vive décembre
Ecrit par belleetrebelle
Le mois de décembre s’annonçait riche en couleurs et en émotions. Chloé avait choisi de passer la première semaine de décembre à Douala. C’était un test, la première pierre de cette reconstruction qu’elle espérait tant.
Armand était arrivé bien en avance à l’agence de voyages Men Travel. L’agitation de la gare routière, les appels des rabatteurs, l’odeur d’essence et de poussière… tout cela lui était familier, mais aujourd’hui, chaque minute d’attente était une éternité. Quand le bus en provenance de Yaoundé entra enfin dans l’enceinte, son cœur se mit à battre à tout rompre.
Il la vit descendre, une main portant Léna , l’autre ajustant le sac à main sur son épaule. Elle portait une robe simple, ses cheveux étaient coiffés avec soin, et son regard, un peu anxieux, balayait la foule. Quand il croisa le sien, un sourire timide effleura ses lèvres.
Il ne la salua pas. Il la serra. Il traversa la distance qui les séparait en quelques enjambées et l’enlaça si fort qu’il sentit son souffle lui manquer. Elle resta un instant raide, surprise par l’intensité de l’étreinte, puis son corps se relâcha contre le sien, ses mains se refermant sur son dos. C’était la première fois depuis des lustres qu’ils s’étreignaient ainsi, sans arrière-pensée, simplement parce que le besoin était trop fort.
Puis, il se pencha et captura ses lèvres. Ce ne fut pas un baiser de politesse, mais un baiser profond, lent, assoiffé, qui disait tout le manque, l’attente et l’espoir. Un baiser qui cherchait à sceller une promesse. Chloé y répondit, faiblement d’abord, puis avec une émotion grandissante, ses doigts se crispant sur les bras de sa chemise.
Quand ils se séparèrent, essoufflés, il prit Léna dans ses bras. La petite fille, émerveillée par l’agitation, lui sourit. Il la serra contre lui et murmura à son oreille : « Bienvenue à la maison, ma princesse. »
Les porteurs de l’agence les aidèrent à charger les affaires dans le coffre de sa voiture. Chloé semblait un peu perdue, comme dans un rêve. Armand installa Léna avec soin sur son siège auto, vérifiant la ceinture. Puis il ouvrit la portière avant à Chloé avant de s’installer au volant.
Le trajet jusqu’à la maison fut d’un silence presque religieux. Chloé regardait par la vitre, le visage impassible, mais Armand voyait le reflet des larmes qui coulaient silencieusement sur ses joues. Douala défilait, familière et étrangère. Chaque rue, chaque carrefour, chaque bâtiment ramenait un flot de souvenirs douloureux et joyeux, mêlés en un cocktail déchirant. Elle revoyait leurs promenades main dans la main, leurs disputes dans les embouteillages, leurs courses au supermarché du coin… C’était ici que tout avait commencé, et ici que tout s’était brisé.
Sans un mot, Armand quitta le volant d’une main et posa sa paume chaude sur sa cuisse. Ce n’était pas une caresse sensuelle, mais un geste d’ancrage, une connexion simple pour lui rappeler qu’il était là, présent, et que cette fois, elle n’était pas seule. Elle ne repoussa pas sa main. Au contraire, elle posa la sienne par-dessus, cherchant une force qu’elle ne trouvait pas en elle.
Il roula jusqu’à leur maison de Bonapriso. Quand il s’engagea dans leur rue, Chloé retint son souffle. Il se gara devant le portail vert qu’elle connaissait si bien. Le même. Rien n’avait changé, et pourtant, tout était différent.
Il coupa le moteur. Le silence s’installa à nouveau, plus lourd que jamais. Ils étaient arrivés. Le premier pas vers la réconciliation venait de se faire, sur le seuil de leur passé. Le plus difficile restait à venir : franchir la porte et affronter les fantômes qui les y attendaient.
Pour ce premier séjour, Chloé reprit ses repères avec une lenteur mesurée, comme on avance sur une mince couche de glace. La maison lui était familière, chaque meuble, chaque objet racontait un chapitre de leur vie passée. Pourtant, une barrière invisible l’empêchait de retrouver une pleine sérénité. Le soir venu, elle n’avait pas pu dormir dans leur chambre conjugale. Les murs lui semblaient encore imprégnés des échos de leurs disputes, du silence glaçant qui avait suivi la révélation de son infidélité. Elle avait choisi la chambre d’amis, un espace neutre où elle pouvait respirer sans être submergée par le poids des souvenirs. Armand n’avait rien dit, comprenant que c’était une frontière nécessaire, pour l’instant.
Malgré tout, elle s’en sortait plutôt bien. Elle retrouvait les gestes du quotidien : préparer le petit-déjeuner dans la cuisine inondée de soleil, ranger le salon, jouer avec Léna dans le jardin. C’était une version apaisée, en apparence, de leur vie d’avant.
De son côté, Armand vivait ces jours avec un bonheur teinté de prudence. Il avait hâte de quitter le bureau, de laisser derrière lui les rapports et les chiffres pour retrouver le bruit des rires de Léna et la présence, même silencieuse, de Chloé. Les soirées étaient paisibles. Il avait mis de côté la « mission séduction », les phrases suggestives et les regards appuyés. Il sentait la fragilité de l’équilibre qu’ils avaient trouvé. Il ne voulait surtout pas la brusquer, la froisser ou lui mettre la moindre pression. Son objectif était de lui prouver qu’il pouvait être un havre de paix, et non une source de tension.
Mais les doutes de Chloé n’étaient jamais bien loin. Elle sortait peu de l’enceinte de la maison. Le portail vert était devenu une frontière psychologique. Au-delà, il y avait le regard des voisins. Elle se souvenait, avec une honte cuisante, des disputes qui avaient dû s’échapper par les fenêtres ouvertes, des portes claquées, des silences lourds qui en disaient long. Elle imaginait leurs commentaires, leurs jugements muets. « La voilà qui revient, celle qui a trompé son mari. » Cette perspective lui était insupportable. Alors, elle restait à l’intérieur, créant un cocon pour elle et sa fille.
Elle s’occupait comme elle le pouvait, partagée entre son travail de graphiste qu’elle effectuait à distance et l’éducation de Léna. Parfois, pour se réapproprier les lieux, elle se lançait dans la cuisine, préparant des plats qu’Armand aimait. Mais souvent, la fatigue ou l’anxiété avaient raison de sa motivation. Armand, attentif, ne lui en faisait jamais le reproche. Plusieurs soirs, il rentrait du travail avec des plats préparés qu’il achetait chez un traiteur réputé de Bonanjo. « Pour te reposer, » disait-il simplement en les posant sur la table. C’était sa manière à lui de prendre soin d’elle, de soulager son fardeau sans faire de remarques.
Ils avançaient ainsi, pas à pas, évitant soigneusement les zones d’ombre, construisant une nouvelle routine sur les bases encore fragiles de leur pardon. Chaque jour passé sous le même toit sans conflit était une petite victoire. Chaque sourire échangé, un pont de plus jeté sur le gouffre du passé. La route était encore longue, mais ils étaient, pour la première fois depuis bien longtemps, sur le même chemin.
Petite sortie en famille
La journée de samedi avait été un véritable baume. Le parc, rempli des rires d’autres enfants, le restaurant où Léna avait découvert les frites avec émerveillement, le cinéma où ils avaient partagé un seau de pop-corn… Pour quelques heures, ils avaient incarné une famille normale, unie, sans le poids écrasant du passé. La fatigue de Léna, profonde et sereine, était le témoignage silencieux de leur réussite.
De retour à la maison, tandis que Chloé donnait le bain à leur fille, Armand, dans un élan presque thérapeutique, s’était attelé au désordre. Il rangea les jouets éparpillés, plia les couvertures, essuya les compteurs. Chaque geste était une offrande, une manière de dire « Je construis un foyer pour toi, un foyer ordonné et sûr ».
Quand Léna fut enfin endormie, bercée par la fatigue et la quiétude retrouvée, Chloé quitta la chambre et trouva Armand assis dans le salon, la télévision allumée mais sans regarder, perdu dans ses pensées. La lumière bleutée de l’écran éclairait son profil. Elle s’approcha, le cœur battant.
« Armand… », commença-t-elle, la voix un peu hésitante. « On partira lundi matin, comme prévu. Le bus est à huit heures. »
Il tourna lentement la tête vers elle. « Je sais », répondit-il simplement. Son regard n’était pas déçu, mais empreint d’une profonde mélancolie. Puis il posa la question qui planait depuis le début du séjour. « Et… comment tu as trouvé ce séjour, Chloé ? »
La question, posée avec tant de douceur, fit céder un barrage en elle. Elle ne donna pas une réponse polie ou évasive. Elle se laissa glisser contre le mur, s’accroupissant presque sur le sol, comme si elle n’avait plus la force de se tenir debout.
Et les mots jaillirent, dans un flot désordonné et douloureux. Elle décrivit le tourbillon d’émotions qui l’avait assaillie dès son arrivée. La joie de le voir, oui, mais aussi la honte en franchissant le portail. Elle revint sur les souvenirs qui hantaient chaque pièce, les mots qui avaient été des lames, la douleur qu’elle avait infligée et celle qu’elle avait subie. Elle parla de son infidélité, non pour se justifier, mais pour en avouer toute l’horreur rétrospective. Et elle parla de son rejet à elle, le plus cruel, celui qu’il avait opposé à leur fille nouveau-née.
« Tu ne voulais pas la voir… », sanglota-t-elle, les épaules secouées par des spasmes. « Et chaque fois que je te regardais cette semaine, je revoyais ça. Je revoyais l’homme qui nous avait rejetées. »
Assis sur le canapé, Armand l’écoutait, les larmes coulant silencieusement sur son propre visage. Il ne l’interrompit pas. Il la laissa vider son cœur de tout le poison accumulé. Il pleurait sur leur folie à tous les deux, sur la souffrance qu’ils s’étaient infligée.
Quand elle n’eut plus de voix, épuisée, il se leva. Il traversa la pièce et vint s’accroupir devant elle. Il ne la prit pas tout de suite dans ses bras. Il tendit une main, la paume ouverte, une invitation.
« Viens, » murmura-t-il, sa voix rauque d’émotion. « Viens t’asseoir près de moi. »
Elle leva vers lui un regard noyé de larmes, puis posa sa main tremblante dans la sienne. Il l’aida à se relever et la guida doucement vers le canapé. Ils s’assirent côte à côte, dans le silence maintenant apaisé du salon. Leurs larmes avaient lessivé une partie de la rancœur. Ils ne se touchaient pas, mais la distance qui les séparait sur le canapé semblait soudain beaucoup moins grande. Pour la première fois, ils avaient pleuré ensemble. Non pas chacun dans son coin, mais en se témoignant mutuellement leur douleur. C’était un nouveau langage qu’ils apprenaient, douloureux, mais essentiel. Le dialogue véritable pouvait enfin commencer.