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Write by lpbk
Un bouquet de fleurs sauvages dans les mains, Elsa se tenait
dos aux femmes qui s’étaient rassemblées au milieu du parc. Chacune avait
retenu son souffle, prête à s’élancer à l’assaut de son bouquet tant convoité.
Les derniers rayons du soleil irradiaient sa peau couleur terre de sienne que
son décolleté plongeant dévoilait.
Zoé avait une sainte horreur de cette coutume mais pour
l’amour de sa sœur, elle avait accepté de jouer le jeu. Lorsque l’animateur
avait convié toutes les femmes à s’approcher pour le traditionnel lancer de
bouquet, elle s’était alors jointe à l’armée de talons aiguilles et de
gambettes qui s’étaient pressés derrière Elsa.
Zoé, se concentrait, à présent, sur chacun des mouvements de
sa sœur. « Quitte à jouer le jeu, autant le faire à fond et arracher ce
bouquet » pensa-t-elle. Edna, après plusieurs feintes, s’était enfin
décidée à jeter le trésor. Une boule de feuillages et de fleurs au camaïeu de vert
et de jaune s’éleva alors dans les airs. Zoé tenta de suivre le bouquet des
yeux mais éblouie par les dernières lueurs du jour, elle avait manqué sa
trajectoire. Elle eût beau agiter les bras, elle ne se heurta qu’aux autres
prétendantes au bouquet qui avaient également bondi.
La petite cousine de Zoé, les yeux pétillants et un large
sourire sur les lèvres, tenait, triomphante, le bouquet dans les mains.
Elle avait bien un amoureux dont elle parlait de temps en temps mais il
était peu probable qu’à peine âgée de cinq ans elle se marie l’année suivante.
Les invitées s’étaient écartées de la petite fille qui contemplait son bouquet.
Puis, cette dernière leva les yeux vers Zoé qu’elle regarda sans ciller. Elle
s’avança alors vers elle et lui glissa le bouquet dans les mains.
— Tiens Tata, comme ça Dieu va te donner un mari.
La petite fille entoura alors ses bras chétifs autour des
hanches de sa cousine, lui fit un large sourire édenté, persuadée d’avoir
accompli sa bonne action du jour.
Zoé resta interdite au milieu du parc. La spontanéité de sa
petite cousine avait déclenché un fou rire général. Elle regarda le bouquet qui
s’effeuillait et dont les pétales mourants emportaient un bout de sa dignité.
Chaque éclat de rire lui donnait une furieuse envie de se terrer telle
une taupe dans le sol du parc. Elle reprit ses esprits et afficha un sourire
gêné. Les regards s’agitaient alors autour d’elle. Certains étaient épris de
pitié et d’autres étaient moqueurs.
Elle tourna les talons et s’efforça de ne pas lever les yeux
vers les invités. Arrivée au bar où elle s’était réfugiée, elle commanda une
coupe de champagne. La petite avait parlé si fort que le serveur avait
probablement entendu toute la scène. Ce dernier esquissait un sourire qui ne
laissa aucun doute. Elle avait envie de foutre une bonne paire de claques à ce
mètre dix d’insolence. Puis, elle se ravisa. Sa cousine pensait bien faire et
son geste était empli de tendresse. Le problème n’était pas cette petite fille
mais bien les adultes qui se permettaient constamment d’émettre un avis sur sa
vie amoureuse.
Sa première coupe n’avait pas tenu deux secondes. Elle en
demanda une autre qu’elle descendit tout aussi vite. Elle en était à sa
troisième quand Elsa se joint à elle pour s’enquérir de son état.
— Ça va ! La rassura-t-elle.
— T’es sûre ? Cette petite vraiment…
— Laisse ça ! Va profiter de ta fête tu le mérites ma belle,
lui somma Zoé une main posée sur son épaule.
— En tout cas, merci pour tout. C’est magnifique ! Tout
est absolument parfait et puis ce lieu….
— Chut ! C’est normal, l’interrompit Cynthia. C’est ma
petite sœur chérie qui se marie.
Elle avait commencé à lui tirer les joues comme elle le
faisait à son habitude, puis elle se souvint du prix exorbitant de son
maquillage et retira aussitôt ses doigts. Elle lui lança un dernier sourire et
la poussa vers un groupe d’invités.
— Va ! Amuse-toi.
À peine eut-elle prononcé ces paroles, sa sœur disparut,
happée par le groupe d’invités qui souhaitaient la féliciter et échanger avec
elle.
De nouveau seule avec sa coupe de champagne, Zoé noya ses
pensées dans le mousseux qu’elle sirotait. Une voix retentissante l’interpella
l’extirpant de ses pensées. La jeune femme se retourna et aperçut Myriam, la
sœur de sa mère qu’elle appelait affectueusement Tata Mimi. Tata Léopoldine qui
n’était pas vraiment sa tante mais qu’elle nommait ainsi par respect se tenait
également à ses côtés. Si Zoé appréciait Tata Mimi, elle avait une véritable
aversion pour Tata Léopoldine dont la langue aussi salée qu’une morue déversait
un flot incroyable de méchancetés. Les deux femmes étaient avec un tonton qu’elle
ne connaissait pas.
— Tata Mimi, Tata Léopoldine, Tonton ! Comment ça va ?
demanda Zoé avec le large sourire qui s’imposait.
— Hum ma fille, nous ça va hein ! Toi-même comment tu vas ?
Je te voyais courir partout et là t’es toute seule à boire, s’inquiéta Tata
Mimi.
— Oh Tata merci de demander moi ça va très bien ? Vous
profitez de la fête j’espère ?
— C’est vraiment chic ici hein ! s’écria la voix sifflante
de Tata Léopoldine.
Cette dernière balayait le parc du regard et s’arrêta
longuement sur le château.
— C’est un très beau mariage, poursuivit-elle. Et puis le
marié c’est un beau jeune homme, bien propre sur lui. Non vraiment je suis
fière de ma fille Elsa. Elle a bien trouvé son homme.
Tata Mimi qui acquiesçait aux propos de son amie prit la
parole.
— Tout est parfait ma fille, je te félicite vraiment mais mêle
toi un peu aux autres, lui conseilla-t-elle en redressant une mèche de
bouclettes serrées qui tombait sur le visage de Zoé.
— Tata merci mais ça va aller hein, la rassura Zoé.
— Attention à ton bustier ma fille, l’avertit Tata
Léopoldine en tirant ce dernier vers le haut. « Et puis Mimi a raison tu
n’es plus tout jeune hein. À force de rester dans ton coin, tu restes seule.
Résultat ta petite sœur qui a cinq ans de moins que toi » et Tata
Léopoldine insista bien sur le cinq en agitant ses cinq doigts boudinés devant
la face de Zoé. « Elsa qui a cinq ans de moins que toi est mariée avant
toi. Ce n’est pas bien ça mon enfant. Il faut te ressaisir. Il y a plein de
jolis garçons comme ça qu’on rencontre lors de mariages comme celui-là. Moi-là,
Tonton je l’ai rencontré comme ça au mariage de ma tante. J’étais présente,
pimpante et je faisais en sorte qu’on me remarque. »
Elle glissa sa main le long de son corps pour simuler une
beauté d’antan.
— Ma fille prend du temps pour toi, finit-elle par conclure.
— Hé Léo, doucement ! Tu sais les jeunes filles
d’aujourd’hui ce n’est plus comme à notre époque hein ! Elles sont
indépendantes. Elles prennent leur temps. Il ne faut pas les brusquer. Elle se
mariera quand le temps sera venu voilà tout, défendit Tata Mimi.
Zoé était incapable de remettre à sa place Tata Léopoldine.
La jeune femme s’était contentée de regarder son juge dans les yeux sans ciller
et sans la contredire comme si elle accordait une quelconque importance à ce
qu’elle débitait.
— Moi je suis désolée mais je ne suis pas d’accord. Il n’est
pas normal pour une jeune femme de rester seule comme ça. Les études c’est bien
mais fonder une famille c’est mieux quand tu auras cinquante ans ce ne sont pas
tes diplômes qui vont te tenir compagnie mais ton mari et tes enfants. Affaire
d’indépendance-là, ce n’est pas pour nous.
— Je suis d’accord avec Léo, ce n’est pas bon pour l’Homme
de rester seul même le Seigneur le dit, intervint pour la première fois
le tonton qui venait de sortir de son mutisme.
« Mais de quoi se mêlait-il celui-là ? Qui l’avait
autorisé à venir donner son avis insignifiant ? Qui était-il même? » Se
demanda Zoé déjà bien éprouvée par les remarques de sa tante.
Zoé se reprochait d’assister impuissante à son propre
procès. Elle manquait clairement de répartie et elle le savait mais ce sujet du
mariage dans sa famille était sensible et élever la voix n’aurait servi à rien.
Elle se contenta simplement d’acquiescer à ce qu’on lui disait depuis des trois
ans maintenant.
Marie, sa sœur de deux ans son aînée avait lancé les
hostilités quelques années plus tôt. Malgré leur proximité d’âge, elles étaient
comme chien et chat. Zoé était bien plus proche d’Elsa qui avait cinq ans de
moins qu’elle mais avec qui elle partageait un tas de choses. Cette complicité
entre les deux cadettes, l’aînée en avait toujours été jalouse. De son côté Zoé
enviait la position de favorite que Marie occupait auprès de ses parents, elle
qui avait toujours eu le sentiment d’être le vilain petit canard. Elle s’était
alors alliée avec Elsa pour littéralement pourrir l’existence de leur aînée. Marie
endossait à merveille son rôle de jeune fille modèle persécutée par ses sœurs. Zoé
eut beau se démener, elle ne pouvait rien face à la beauté, à la soumission et
à la foi chrétienne inébranlable de sa grande sœur. Lasse de lutter, elle
s’était alors rabattue sur le seul domaine que Sainte Marie n’avait pas investi
: les études.
Petite, la sainte était déjà très hautaine. Chaque année qui
passait enflait davantage ses chevilles déjà pourtant bien grosses :
l’obtention de son bac, son baptême, ses fiançailles, son mariage à un futur
pasteur, son premier enfant puis son deuxième enfant. A présent, seuls Dieu et
son époux se trouvaient au-dessus de Marie et avaient grâce à ses yeux. Les
autres, dépourvus de son standing, étaient bien trop inférieurs. Marie savait « tenir son foyer » et ne manquait pas de le répéter à chaque
occasion. Elle organisait des colloques auprès des femmes et des jeunes filles
de sa paroisse. Elle prodiguait ses précieux conseils pour créer un foyer, donc
rencontrer un homme, le garder et l’agrandir. Forte de sa popularité, elle
s’octroyait donc le droit de venir foutre son grain de sel dans les affaires de
sa sœur.
Un soir, Marie l’avait prise en aparté, le visage grave.
Elle avait même refermé la porte de sa chambre, s’était assise sur le rebord de
son lit et lui avait saisi la main.
— Tu sais que je t’aime ma sœur ? lui confia-t-elle sans la
quitter des yeux.
— Euh…oui, lui répondit Zoé intriguée, même si il lui
arrivait d’en douter parfois.
— Je t’aime Zoé et je t’avoue que je suis préoccupée par ton
avenir, lui confia-t-elle après s’être raclée la gorge.
« Tiens donc » pensa Zoé.
— Comment ça va ? S’enquérit l’aînée.
Zoé, peu habituée aux élans de tendresse de la part de sa
sœur, remuait nerveusement sur son lit. Venant de Marie, elle s’attendait
à n’importe quel coup bas.
— Écoute, je ne sais pas à quoi tu joues ! Si t’as un truc à
me dire alors dis-le clairement au lieu de tourner autour du pot, demanda Zoé
qui s’impatientait.
— Je voulais savoir comment tu allais suite aux fiançailles
d’Elsa, ça a dû être un coup dur pour toi étant donné ta…ta situation ?
confia-t-elle en esquissant un léger sourire.
— Ma situation ? Qu’est-ce qu’elle a ma situation ?
Zoé posait la question mais elle voyait très précisément où Marie
voulait en venir.
— Ton statut de célibataire endurcie…écoute je comprends que
ce soit un énième coup dur pour toi. C’est vrai après tout aucune fille de la
famille à part Ruby ne s’est mariée après vingt-cinq ans et toi…bah t’as déjà
vingt-six ans passés et…et tu n’as personne…C’est triste ma chérie.
Marie fit mine d’être compatissante. Ses yeux
s’humidifièrent et elle tordait sa bouche au possible. Zoé en était sûre, à
l’intérieur d’elle, sa sœur devait jubiler. Marie avait raté sa vocation, elle
aurait fait une bien meilleure actrice. Zoé, exaspérée, retira aussitôt sa
main.
— T’es sérieuse ? S’insurgea Zoé au bord de la rupture
d’anévrisme. “T’es vraiment une…écoute je suis très heureuse pour Elsa et j’en
ai rien à foutre d’être célib, mets-toi ça dans le crâne !”
— Mais tu n’as toujours personne dans ta vie ? Même pas un
petit copain ? S’interrogea Marie qui resta impassible face à la veine qui
martelait le tympan de sa sœur.
— Mais putain ça ce n’est pas ton problème ! Occupe-toi de
ta putain de vie parfaite bordel ! Occupe-toi de ton pasteur, de tes enfants de
ton groupe de femmes et FOUS-MOI-LA-PAIX !
— Je comprends finalement pourquoi tu es toute seule ! Qui
voudrait d’une femme comme toi, aussi laide de l’intérieur, aussi jalouse,
envieuse, vulgaire…une sorcière ?”
Marie s’était levée du lit toisant Zoé comme un vulgaire
insecte. Une seule parole de travers et la situation aurait pu dégénérer. Les
beuglements des deux sœurs avaient alerté leur mère qui se précipita dans la
chambre et demanda ce qui se passait entre ses deux filles. Aucune d’elles ne
répondit. Marie finit par quitter les lieux après que Zoé lui intima à
plusieurs reprises de partir. Sa mère se tourna alors vers la cadette et lui
lança un regard de reproche. Saint Marie était immaculée.
Bouleversée par cette première provocation, elle avait
raconté son altercation à Elsa. Les brimades de sa sœur furent les premières
d’une longue série. Marie en était l’instigatrice, suivie de sa mère et enfin
de toutes ses tantes et oncles qui y allaient chacun de leur théorie sur le
célibat de Zoé Sia.
Depuis l’annonce des fiançailles d’Elsa, la campagne
d’humiliation s’était intensifiée. Le célibat de Zoé était sur toutes les lèvres.
Elle les évitait mais les regards compatissants posés sur elle étaient palpables.
Elle les percevait les murmures et les gloussements qui s’élevaient sur son
passage. Elle, qui d’ordinaire appréciait de se retrouver en famille angoissait
à l’approche d’une fête. Toutes ses cousines étaient casées avec au moins un
enfant. Elle était parmi ce lot de ménages heureux, une malheureuse exception
qui était l’objet des moqueries. Cette stigmatisation quasi quotidienne avait
conduit sa petite cousine à lui tendre le bouquet. Elle ne faisait que répéter
ce que les plus grands exprimaient à longueur de journée.
Un soir, elle avait surpris sa mère en pleine discussion
avec son père. Elle exprimait la honte qu’elle ressentait à l’égard de la
solitude de sa fille. « Toutes ses cousines sont mariées et elle… » Répétait-elle
sans cesse à son mari qui ne l’écoutait qu’à demi-mot. Puis des soirs, elle
l’avait entendue sa mère supplier le seigneur d’anéantir le sorcier qui
bloquait son mari. Elle avait étouffé un fou rire. Zoé avait alors imaginé un
homme enchaîné qui se débattait et hurlait son nom.
Elle avait beau avoir fait de longues études, avoir un
boulot passionnant qui lui rapportait bien de telle sorte qu’elle puisse
participer aux dépenses de sa famille, ça n’était pas assez pour eux. Tant que
le précieux n’ornerait pas son annulaire, elle n’était rien chez les Sia. Tous
ces sacrifices, toutes ces heures à travailler, son épanouissement personnel.
Rien n’avait plus de valeur aux yeux de tous que d’être uni à un mari. Au
final, tout dépendait d’une union qui ne dépendait pas d’elle. Les remarques
telles que celles de Tata Léopoldine, les moqueries, les jugements étaient
devenus son lot quotidien. Elle saturait mais il était hors de question pour
elle, de faire un scandale au mariage d’Elsa. Elle n’y était pour rien. Elle se
contenta donc d’adresser un large sourire à Tata Léopoldine et d’ajouter
:
— Tata les temps sont durs mais on s’accroche et toi Tonton
va bien ? Il est toujours autant en déplacement ? J’espère qu’il travaille
moins quand même, demanda Zoé qui savait pertinemment que le mari de Tata
Léopoldine était extrêmement volage et que ses nombreux déplacements qu’il
mettait sur le compte d’une vie professionnelle chargée étaient en réalité des
visites furtives chez son deuxième bureau.
Tata Léopoldine répondit à la provocation de Zoé avec un
regard de travers. Elle repositionna son châle sur ses fortes épaules et tourna
les talons. À cet instant précis, Zoé savait qu’elle se retrouverait au cœur
des conversations, se faisant insulter de « vieille fille effrontée »
par Tata Léopoldine. C’était un maigre prix à payer à côté de la satisfaction
de lui avoir fermé son clapet.
Le reste de la soirée ne fut pas moins pesant. On tenta de
la caser à maintes reprises avec différents hommes. Un coup, avec le frère d’un
tel, une fois avec l’ami d’enfance d’une autre; puis avec le coiffeur du pote
du cousin du marié.
— Regarde celui-là, il est plutôt pas mal non ? lança
Ruby en direction de sa cousine en désignant un jeune homme qui était de la
famille d’Eze.
— Tu ne vas pas t’y mettre toi non plus ? Venant de toi en
plus… soupira Zoé.
— Ouais t’as raison, désolée, je suis conne.
Zoé regretta aussitôt de s’être emportée contre Ruby qui
s’était vexée. Elle payait la note pour toutes les précédentes remarques
désobligeantes qu’elle avait dû essuyer. Elle était éreintée et en devenait
agressive. Mais comment lui en vouloir ? De nature si joviale, Zoé sentait peu
à peu cette aigreur, qui l’inquiétait, s’installer en elle. Mais comment rester
positive ? Quand la Terre entière semble avoir décidé que ta vie était
finalement « de la merde » parce que tu n’étais pas passé devant
Monsieur le Maire. Ô diable les grandes études, Ô diable les diplômes, Ô diable
le bon job ! Tous ces efforts n’effaçaient pas son statut de mademoiselle. Ruby
aurait dû comprendre mieux que quiconque la situation dans laquelle elle se
trouvait. Sa cousine, victime des mêmes brimades des années auparavant, céda
finalement à la pression sociale.
Ruby avait la trentaine passée lorsqu’elle s’est mariée.
Avant Zoé, elle occupait la place de pestiférée, la vieille fille de la
famille, celle dont personne ne voulait. Cette vilaine étiquette qui lui
collait à la peau renforça sa foi. Après maintes relations amoureuses
désastreuses, Ruby avait fini par se résigner et à envisager que son salut se
trouverait peut-être sur les bancs du lieu sacré. Elle multipliait les prières,
se rendait aux rencontres entre jeunes évangélistes. Elle zieutait les frères
entre deux louanges. Elle faisait partie des plus zélées à l’église. Elle était
si présente qu’on la soupçonnait d’avoir planté une tente dans le lieu de
culte. Elle était la première arrivée le dimanche matin, la plus assidue aux
réunions de prière et la plus dévouée dans les actions humanitaires. Selon
elle, il y avait moins de risques à “se tromper” en choisissant un mari qui
fréquentait l’église. Avait-elle seulement oublié que le serpent se trouvait
dans le jardin d’Éden ?
Ruby partit s’enticher d’un homme qui eût à peine à lever le
bras et scander des « hallelujah » pour qu’elle lui ouvre son cœur.
Ils se sont vus. Ils se sont fréquentés quelques mois et se sont dit « oui »
dans la joie et l’ambiance festive qu’on connaît des mariages Sia.
Après le faste et les paillettes, le rideau tomba, laissant
place à un mariage désastreux et ignoré de tous. Des disputes, des coups et des
trahisons rythmaient la vie du jeune couple. Ruby, désespérée, avait pensé que
la venue d’un bébé adoucirait le cœur de son cher et tendre mari. Elle tomba
rapidement enceinte.
Si les premiers instants le couple semblait retrouver la
sérénité, les couches, les pleurs et les vomis eurent raison des efforts du
paternel, qui, peu à peu désertait le domicile familial et son rôle de père
pour ne tenir que celui de simple géniteur et colocataire. Ruby s’était confiée
en pleurs, à Zoé, un soir, où elle était venue lui rendre visite. Elle
lui fit jurer de taire les escapades nocturnes de monsieur, ses rentrées ivres
à la maison empestant l’alcool et le parfum suave d’une maîtresse bon marché.
Personne n’était dupe et tout se savait très vite dans la diaspora ivoirienne.
Les rumeurs allaient bon train et n’épargnaient personne. Elle aurait bien
divorcé mais le « qu’en-dira-t-on ? » et la Bible finissait
d’enterrer son désir de se libérer d’un mariage dans lequel elle était
malheureuse. Aussi, il ne lui restait plus qu’à prier fort pour que Jésus
revienne bientôt…
Le mariage de Ruby ramenait Zoé à la raison quand la
pression se faisait trop forte. La mésaventure de sa cousine la persuadait à
chaque instant de prendre son temps pour choisir la bonne personne qui
partagerait sa vie.
Elle, aussi, avait envie de se marier, de fonder une
famille, de partager son quotidien avec l’être aimé seulement ça ne serait
jamais de cette façon et jamais parce que ses parents, tantes, oncles avaient
décidé que c’était le moment pour elle. Elle voulait que cet engagement soit sa
décision. Ils sont tous très drôles, si elle cédait et qu’elle se trompait ?
Serait-ce eux qui dormiraient aux côtés d’un être aussi abject que le mari de
Ruby ? Serait-ce eux qui subiraient humiliations sur humiliations ? Serait-ce
eux dont la joie de vivre et la confiance en soi s’évanouiraient au fil des
jours? Non eux, ils se contenteraient de lui prendre la main et de lui déclarer
« on va prier pour ton couple ma fille ». Zoé le savait pertinemment,
si elle se précipitait et faisait le mauvais choix, elle serait seule, aussi
seule que Ruby pouvait l’être à présent.
Bien qu’elle ne laissa rien transparaître, Zoé avait bon
espoir de rencontrer quelqu’un à ce fameux mariage de plus de trois cents
invités. Elle avait fait le calcul.
« Parmi ces trois cents quatre-vingt invités,
il y a cent soixante-quatorze hommes. Disons que cinquante sont de ma
famille et vingt-cinq sont trop jeunes pour moi. Il me reste donc une centaine
de choix. Je devrais bien finir par trouver chaussure à mon pied non ? »
Pensa-t-elle.
Elle se trouva ridicule au moment même où cette pensée
effleura son esprit. Malgré l’absurdité de sa réflexion, il lui arrivait,
pendant la soirée, entre deux urgences, de se répéter « cent choix »
lorsqu’elle divaguait. Quand elle croisait le regard d’un homme qui n’était
pas son style, elle pensait « un de moins ». Quand un homme
avait un comportement rédhibitoire à ses yeux c’était encore « un de moins ».
Elle n’envisageait pas de tenir le rôle de maîtresse donc quand un homme
portait une alliance ou semblait être en couple, elle l’éliminait « un
de moins ». Cette seule idée la faisait doucement rire, ce qui tendait
à accentuer son côté un peu « dérangée ». Elle s’était amusée durant
la soirée à voir ses possibilités de rencontres s’envoler les unes après les
autres. Elle en était à quarante-sept potentiels prétendants quand les lumières
s’éteignirent.
Les premières notes de Back at One de Brian
McNight retentirent dans la salle, faisant frissonner Zoé. Elle se revoyait
avec sa petite sœur s’égosiller dans leur chambre à répéter approximativement
les paroles les plus belles qu’elle n’ait jamais entendues. Elle rêva qu’un
Brian débarque, la prenne par la main et l’invite à danser mais personne ne se
présenta.
Eze et Elsa invitèrent leurs convives à les rejoindre sur la
piste de danse. La soirée pouvait enfin commencer. Zoé prit enfin le temps de
souffler. Elle s’était assurée que le DJ, l’un des meilleurs spécialisé dans la
musique afro, mette l’ambiance. Il ne lui restait plus qu’à se détendre et à
profiter de la fête avec ses proches.
Après quelques déhanchés de coupé-décalé, Zoé fit une petite
pause au frais, à l’extérieur de la salle. Elle inspira un grand coup et
s’assit sur une des marches des escaliers menant à la salle de réception. La
nuit était paisible et fraîche, seules les basses de la musique au loin en
perturbaient la quiétude. La jeune femme fixa un bon moment le bois environnant
le domaine, histoire de se ressourcer, de vider son esprit accaparé par lui. Un
homme vint perturber sa déconnexion en s’asseyant près d’elle, ignorant tout
concept d’espace vital.
— T’as du feu s’il te plaît ? lui demanda-t-il.
Zoé se tourna vers lui. Deux yeux ronds espiègles la
fixaient. Son perturbateur était pendu à ses lèvres attendant impatiemment sa
réponse.
— Je ne fume pas désolée, s’empressa-t-elle de répondre.
Il ne parut pas dépité. Zoé se remit à fixer l’orée du bois.
Sentant toujours sa présence à ses côtés, elle comprit qu’elle ne s’en
débarrasserait pas de sitôt.
— Tant pis ! Je dois arrêter de toute façon, ce n’est pas
bon pour moi, ajouta-t-il.
Zoé lança un léger rictus. Elle commençait à grelotter.
— Oh tu fais ce que tu veux ! C’est pas moi qui vais te
juger, lança Zoé.
— Hum intéressant, des péchés à confesser ?
— Euh…Non, pourquoi ?
— Une femme qui ne juge pas, c’est assez rare non ?
— Si tu le dis, rétorqua Zoé visiblement agacée d’être
importunée par cet inconnu. Lui, plus le vent qui s’était levé, la faisant
trembler comme une feuille, il était temps pour elle de retourner dans la
salle.
Avant qu’elle ne puisse se lever et sans qu’elle ne vit son
geste arriver, il la prit dans ses bras. Elle fut si proche de lui qu’elle put
sentir les relents d’alcool qui se dégageaient de ses pores.
— Ça te dirait que je te réchauffe ? demanda-t-il avec un
regard vicieux qui ne laissait aucun doute sur ses intentions.
Zoé, dégoutée, se dégagea aussitôt de son étreinte et fila à
toute vitesse vers le château. Elle pouvait entendre au loin l’individu
continuer de brailler.
« Un de moins », soupira-t-elle.