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Cynthia était frustrée. Djibril n’avait résumé qu’en quelques mots une relation de presque cinq ans. La mine de son copain s’était renfrognée et sa bouche se tordait comme si la seule évocation du nom d’Adja le révulsait. Zoé désirait en savoir plus. Elle reposa sa tête sur son torse et se résigna. Elle le savait. Il n’en dirait pas davantage.

Sur le chemin du retour, elle avait bien tenté de revenir sur cette histoire qui l’intriguait. Djibril, les yeux rivés sur la route, feignit d’avoir à cœur leur sécurité pour se dérober à son interrogatoire.

Arrivée chez elle, Zoé croisa Elsa, un bouquin à la main en train de réviser ses cours. La jeune fille toisa sa sœur au-dessus de son livre et détourna le regard sans même lui adresser un mot. Zoé mourrait d’envie de partager avec Elsa ce qu’elle venait d’apprendre sur Djibril mais son attitude condescendante la refroidit. Elle se rendit alors en cuisine ou sa mère préparait les repas de la semaine.

— Tiens, tu tombes bien ! Pardon, viens couper les oignons !

Après s’être lavée les mains, elle saisit alors le filet de bulbes et se mit à les éplucher. Les rondelles d’oignons qu’elle coupait aussi vite qu’un commis de cuisine lui arrachèrent quelques larmes. Elsa, qui entrait dans la cuisine, la bouscula en tentant de se frayer un chemin entre sa mère et elle pour atteindre le frigo. La mater qui avait assisté à la scène soupira :

— C’est pas encore fini vos histoires-là ? les interrogea-t-elle du regard.

Ses deux filles baissèrent la tête ne sachant quoi répondre.

— Donc vous n’avez plus de langues pour parler ?

Elsa lança un regard sombre à sa sœur.

— Moi j’attends des excuses…

— Pardon ?! S’indigna Zoé qui déposa le couteau qu’elle tenait en main.

— Et voilà…. Tu vois Maman ça sert à rien.

Elsa ouvrit le frigo et prit une canette. Elle s’apprêtait à sortir de la cuisine mais sa mère se mit en travers de son chemin. Elle referma la porte.

— Vous ne quitterez pas cette pièce tant que vos histoires ne seront pas réglées.

— Mais Maman…

— Tssst, je ne veux rien entendre.

Elle avait un index menaçant qui ôta toute envie à Elsa de se rebeller.

— Donc c’est à moi de m’excuser ?

— Oui…

— Alors là, je ne vais pas m’excuser de m’être inquiétée pour ma petite sœur. Tout ce que j’ai dit et fait c’était pour te protéger.

— Mais bien sûr… Tu vois ce qui m’énerve, c’est que tu ne veux pas comprendre ce que je te reproche. Je comprends que tu t’inquiètes pour moi mais t’es persuadée que je suis une petite conne qui ne va plus rien faire une fois mariée.

— Tsst, attention aux mots que tu emploies Elsa, la reprit sa mère.

— C’est faux, je ne pense pas du tout que tu sois conne.

— Si, tu le penses. Tu ne me fais pas du tout confiance parce que t’es pleine de préjugés. Zoé, il faut que tu comprennes que ce n’est pas parce que j’ai quelqu’un que je vais totalement oublier qui je suis, ce que j’ai envie d’être et de devenir… Je ne suis ni Marie, ni Ruby, ni toi, je suis juste Elsa.

Sa jeune sœur lui prit alors les deux mains et la regarda droit dans les yeux.

— Fais-moi confiance. Fais-moi juste confiance.

Les traits de Zoé se détendirent légèrement. Ses lèvres s’étirèrent même en un timide sourire qu’Elsa lui rendit. Elle la prit alors dans ses bras et la serra si fort qu’elle manqua de l’étouffer. Sa mère se joignit à elle, heureuse, d’avoir réconcilié ses deux petites filles.

Le soir même, de nouveau allongées sur le lit, Zoé parla d’Adja , la première femme de Djibril à Elsa

 

Un an s’était écoulé depuis les fiançailles d’Eze et Edna. La jeune Sia se jetait allègrement dans l’enfer des préparatifs de mariage. Elle feuilletait une dizaine de magazines de mariage par jour. Elle fréquentait plusieurs groupes Facebook, forum et sites internet traitant du sujet. Elle ne sortait de sa bouche que du vocabulaire de future mariée, jonglant entre RSVP, pièce montée, save the date et autres joyeusetés matrimoniales.

Un samedi, Elsa avait convié les sœurs, cousines et tantes de la famille pour lancer officiellement les préparatifs de son mariage et attribuer un rôle à chacune d’entre elles. Chez les Sia, les mariages étaient une histoire de famille. Nul besoin de prier deux fois ses cousines pour qu’elles se pressent à la petite réunion d’Elsa. Certaines n’ayant pas été mises dans la confidence un an plus tôt voulaient connaître tous les détails.  Qui était le futur mari ? Est-ce qu’Elsa avait pleuré pendant sa demande. Quelle marque de voiture il conduisait ? Elles voulaient absolument tout savoir. La rencontre s’était organisée en petit comité d’une vingtaine de personnes.

Toutes étaient surexcitées. Aucun autre mariage direct n’avait été célébré depuis celui de Ruby. Elles pensaient que Zoé, plus vieille, aurait été la prochaine et elles ne se privaient pas de le lui dire. Ses cousines plaisantaient même sur le fait que Dorcas, la petite dernière des sœurs Sia âgée de quatorze ans, se marierait peut-être avant Zoé. Comme Mare adorait le répéter très peu de filles de la famille fêtaient leur vingt-cinquième anniversaire sans la fameuse bague au doigt.

À bout et pour rincer les bouches, elle parla de Djibril. Elle avait dressé un portrait flatteur du gendre parfait : charmant, grand, intelligent qui gagne extrêmement bien sa vie et très très attentionné. Mauvaise idée ! On lui avait tout naturellement demandé alors ce qu’elle attendait pour se marier. Elles avaient fini par en déduire que si Zoé n’était pas encore mariée après plus d’un an de relation, c’est que le problème devait vraisemblablement venir d’elle. On l’avait alors soupçonnée d’être trop exigeante, pas assez douce, trop querelleuse, trop féministe, trop independent woman, trop francisée, pas assez soumise, trop négligée, pas assez féminine. Bref, aux yeux de la famille, Zoé concentrait bien trop de défauts ce qui dissuadait un homme aussi bien que ce Djibril de l’épouser. Le diagnostic posé, certaines cousines se proposaient de la guérir de ce mal en prodiguant des conseils dignes d’un magazine féminin des années cinquante.

À la fin de journée, Zoé repensa aux railleries et su que plus elle avancerait en âge plus elles seraient virulentes, blessantes et humiliantes. Elle eut soudain une crainte qui lui donna une boule au ventre. Si jamais elle finissait vieille fille. Elle se souvint alors d’un documentaire qu’elle avait visionné des années plus tôt sur les femmes célibataires en Chine. Ces dernières non mariées étaient considérées comme des rebuts de la société et qualifiées du terme sheng nu « les filles qui restent ». Celles dont personne ne voulait. Celles qu’aucun homme ne souhaitait épouser. Elle se souvint très distinctement de sa mère qui riait de l’affliction des parents. Ces derniers, dans l’espoir de marier leurs filles, parcouraient des célèbres places chinoises, CV à la main, à la recherche d’un gendre. Sa mère s’était alors félicitée que cela n’arriverait jamais à aucune de ses filles. À l’époque, Zoé n’avait que dix-neuf ans et le compte à rebours qu’on assignait à toutes les femmes n’avait pas encore été déclenché. Elle jouissait des années de grâce.

Zoé s’imagina alors sa mère, honteuse, sillonner la France entière et la Côte d’Ivoire à la recherche d’un mari pour sa fille. Cette pensée lui fut insupportable. Le mariage et cette pression obscurcissaient son esprit. Cette éventualité l’angoissait. Elle n’aurait pas de famille, elle serait seule et surtout elle ne supporterait pas les moqueries, la déception et la honte dans le regard de ses parents. Il ne lui resterait plus qu’à s’isoler, partir à l’étranger pour ne pas ressentir toute cette pression familiale.

Il lui fallait des pensées positives. Elle pensa à Djibril, il lui avait envoyé plusieurs messages adorables auxquels elle n’avait pas encore pris le temps de répondre. Penser à lui l’avait apaisée un instant. Elle se remémorait leur rencontre, les premiers rendez-vous, leur premier anniversaire. Ça fait plus d’un an qu’ils sont ensemble. Ils ont voyagé et c’était tout conclut Zoé. Pas de grands projets, pas d’engagement. À ce stade, Eze avait déjà demandé la main d’Elsa. Au bout d’un an, à seulement vingt-quatre ans, il était persuadé de vouloir passer le reste de sa vie avec sa petite sœur. Djibril, la trentaine passée, ne semble pas être pressé de s’engager avec elle. Pourtant, plusieurs années plus tôt, il s’était marié à cette Adja. Il n’a donc pas peur de l’engagement mais il ne veut pas d’un engagement avec elle précisément. Un mariage avec Adja oui. Un mariage avec Zoé hors de question. Cette pensée lui brisa le cœur. Une affreuse migraine la saisit. La douleur ne l’arrêta pas pour autant de ruminer. Sa famille avait peut-être raison. C’était peut-être elle le problème. Qu’avait-elle de moins qu’Adja ? Ne l’aimait-il pas assez pour en faire sa femme ? Était-elle juste un amour de passage en attendant l’élue de son cœur ? Elle était dégoutée.

Elle regarda de nouveau ses messages et décida de ne pas lui répondre.

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