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Write by lpbk
Les quatre amies arrivèrent aux alentours de vingt-et-une heures à
la gare de Dijon Ville. La nuit était déjà tombée mais les lumières qui
éclairaient les rues laissaient deviner une ville au charme pittoresque. Zoé
pensait que le gang des moutardes les accueillerait à la gare mais cette
dernière était aussi déserte qu’une boîte de nuit en plein après-midi. Bébé se
remettait doucement de la terrible nouvelle et Zoé, ne souhaitant pas
l’accabler davantage, se refusa à lui demander de faire le guide. Elles
allaient devoir compter sur le GPS pour se rendre dans la villa cosy qu’Emma
avait réservée pour le week-end. Après trente minutes à arpenter les rues piétonnes
du centre-ville dijonnais, à retourner sur leurs pas au moins une vingtaine de
fois, les filles arrivèrent enfin à l’adresse indiquée.
La bâtisse du XIXème siècle, de pierres taillées et de briques,
était nichée au détour d’une ruelle et dissimulée derrière un épais feuillage.
Adjoua saisit les clés et ouvrit le portail en fer forgé dont le crissement
avait probablement alerté tout le voisinage. Elles entrèrent dans la propriété
et en firent le tour. C’était une demeure agréable qui alliait modernité et
tradition, ornée d’une jolie arrière-cour parsemée de fleurs, dont on ne
distinguait, dans la nuit noire, que la fragrance. Bien qu’elles aient
une aversion pour Emma, les filles reconnaissaient qu’elle avait bien géré la
location et que le lieu était tout simplement magnifique. Faty et Bébé,
fatiguées du trajet et alourdies par la tonne de chocolats qu’elles avaient
engloutie, ne souhaitèrent pas continuer la visite inopinée de l’extérieur de
la villa.
— Allez on rentre, je suis crevée, dit Bébé.
— Ok on verra tout ça demain. Tiens la clé de la maison.
Adjoua balança le trousseau de clés à Bébé qui le réceptionna en
haut des petites marches pour accéder à la villa. Elle ouvrit la porte puis
pénétra à l’intérieur de la maison. Le reste de la bande lui emboîta le pas.
Étrangement, la demeure était vide et plongée dans le noir. Bébé tâtonna
plusieurs fois le mur à la recherche d’un interrupteur. Faty alluma alors la
torche de son téléphone pour éclairer le long couloir bordé de commodes.
— On dirait le début d’un film d’horreur
— La ferme Adjoua !
— Aïe ! Hurla Adjoua
— Quoi encore ?! Demanda Faty
— J’ai cogné une de ces foutues commodes.
— Pourquoi vous chuchotez ?
— Bonne question !
Elles entrèrent dans le séjour. La pièce s’illumina.
— Surpriiiiiiiiiiise ! crièrent en chœur cinq filles qui avaient
surgi de derrière le canapé manquant d’achever Faty d’une crise
cardiaque.
Les cinq filles, qui arboraient toutes un t-shirt où était inscrit
en police scripturale rose Team Bride Petit Grain de Riz, se ruèrent sur Bébé
laissant en retrait Adjoua, Faty et Cynthia, assister à leurs séances de câlins
intempestifs.
— Je croyais que le gang des moutardes c’était trois meufs ?
— Ouais moi aussi, répondit Faty.
— Alors c’est qui les deux autres ?
— Bonne question !
— Et pourquoi elles ont toutes un t-shirt ?
— La question, c’est plutôt pourquoi elles ont toutes un t-shirt
et pas nous ? Demanda Zoé.
— Les pétasses !
Une grande brune aux cheveux courts et aux lunettes rondes sauta
dans les bras de Bérénice, un large sourire sur le visage. Son embrassade
faussement émue fut plus longue que celle des autres. Pas de doute, c’était
Emma. Zoé la reconnut grâce à sa photo de profil sur les réseaux. Après leur
overdose de bisous, les amies d’enfance se décidèrent enfin à saluer leurs
ennemies virtuelles devenues bien réelles.
— Salut les filles ! Ça fait tellement plaisir de vous voir,
s’écria Emma. Vous avez fait bon voyage ?
« Quel hypocrite ! » pensa Zoé, si Bébé n’avait
pas été dans ce train elle était certaine qu’Emma aurait souhaité qu’il
déraille.
— Oui, répondirent en chœur les filles affichant à leur tour un
sourire aussi naturel que la plastique d’une playmate.
Elles ne s’appréciaient pas c’était un fait; mais pourquoi
prétendre être les meilleures copines ? Elles pouvaient tout simplement, par
respect pour Bébé, avoir une relation cordiale : « bonjour », « au
revoir » et quelques croche-pieds discrets. Bébé s’éclipsa aux
toilettes, l’occasion parfaite pour Zoé d’éclaircir cette affaire de t-shirt.
— Emma, ils sont où nos t-shirt ?
La grande brune plaqua une main devant sa bouche puis poussa un
cri d’horreur digne d’une actrice de telenovela. La performance était si
mauvaise que Zoé se demandait si ce n’était pas de la provocation.
— J’ai complètement oublié de vous demander vos tailles,
poursuivit-elle.
— Donc on n’a pas de t-shirt ?
— J’en ai bien peur, confirma-t-elle en prenant un air faussement
coupable.
— C’est une blague ? S’énerva Adjoua prête à lui décocher une gifle.
— Mais oui je plaisante ! dit Emma en dévoilant toutes ses
dents.
L’amie d’enfance de Bébé tira de son sac trois minuscules t-shirts
qu’elle tendit aussitôt aux filles.
— Les voilà ! J’ai pris que du S par contre, vous les Parisiennes
on vous connaît.
— …
Adjoua échangea des regards de satisfaction avec Zoé. Il y aurait
eu du sang et des larmes si elles n’avaient pas eu le droit à leur t-shirt
Petit Grain de riz. Elles étaient à deux doigts de déclencher une guerre
mondiale pour un simple haut d’EVJF, moche qui plus est avec un surnom
dégueulasse. Il ne manquait plus qu’un combat en string ficelle dans la boue et
elles auraient été le parfait cliché de pimbêches écervelées. « Oui
mais c’est bien plus qu’une simple histoire de t-shirt, c’est une question de
respect » se convainc Zoé en l’enfilant. Elle prise d’une soudaine
envie de vomir à sa vue. Ce surnom, elle l’avait en horreur.
Lorsque Bébé les rejoignit, Emma lui enfila une écharpe des miss
de beauté et coiffa sa chevelure d’un diadème.
— Alors ce soir Petit Grain de Riz ! Dit Emma en essayant de
coincer une mèche de cheveux rebelle sous la nouvelle coiffe de Bébé.
Zoé toussa rendant hilares Faty et Adjoua. Elle croisa le regard
désolé de Bébé qui avait envie de creuser un petit trou pour s’y
cacher.
— Ce soir, ma petite, on va tester tes connaissances sur ton futur
cher et tendre époux. Alors salsa ou salsa ?
— Quoi ? Demanda intriguée Bébé.
— La règle du jeu est simple, je vais te poser une vingtaine de
question sur Paul, sa vie, etc… et tu vas devoir y répondre. Si tu as la bonne
réponse, tu nous sors ton plus beau déhanché de salsa. Si t’es à côté de la
plaque, il faudra que tu en prennes une cuillère à café de la sauce salsa bien
relevée qu’on t’a préparée. On commence ?
Bébé excitée et nerveuse à la fois se prêta au jeu. Sur
vingt-quatre questions, elle eût vingt bonnes réponses. Le déhanché de salsa,
bien que fait avec cœur, était légèrement rouillé. Elle s’était plantée sur le
nom de la grand-mère de Paul et s’en voulait terriblement, son film préféré, le
premier livre qu’il avait lu, le nombre d’enfants qu’il souhaitait. Apeurée,
elle s’était rendue compte qu’il lui restait approximativement dix ans pour
faire cinq enfants tout en essayant de mener une carrière de front. Les quatre
cuillerées de sauce salsa épicée que Bébé avait dû ingurgiter lui enflammèrent
les joues. Elle but des litres d’eau et tira successivement la langue pour
apaiser sa bouche en feu. Elles avaient bien ri. Le jeu ne s’arrêta pas
là.
— Bien joué Bérénice ! Vingt bonnes réponses c’est pas mal. On
peut dire que tu le connais Paul. Maintenant, es-tu sûre que toutes tes
copines, ici présentes, te connaissent bien ?
Emma se tourna alors vers les sept autres filles et leur posa à
tour de rôle des questions sur Bérénice. Ce fût le tour d’Adjoua.
— Aja…
— Adjoua, rectifia-t-elle.
— Oui désolée, Ajia
Zoé avait remarqué que son amie fulminait. Elle lui lança un
regard pour la calmer et la convaincre de laisser tomber une bataille qu’elle
savait vaine.
— Sais-tu d’où vient le surnom Petit Grain de riz de Bérénice
?
La question avait amusé le gang des moutardes qui ne tardaient pas
à glousser devant la mine déconfite d’Adjoua qui n’avait strictement aucune
idée de l’origine de ce surnom débile. Zoé qui en connaissait la raison tourna
sa tête vers Bébé dont les joues avaient légèrement rougi.
Beaucoup de gens l’ignoraient mais Bébé devait ses yeux en amande
et sa peau hâlée à ses origines philippines. Petite, sa mère lui parlait
tagalog, enduisait ses cheveux de jais de jus d’aloe vera et lui donnait une
part de bibingka, le matin avant d’aller à l’école. Elle râlait si elle
s’apercevait que Bébé en prenait plus d’une. Eurasienne non identifiée, jusqu’à
ses six ans, Bérénice échappa à la méchanceté des enfants envers ceux qui
étaient différents. Elles venaient d’emménager dans ce petit village de
Bourgogne lorsqu’un jour, sa mère vint la récupérer devant la grille de l’école
primaire. C’est à partir de cet instant que cette différence la marqua au
fer rouge dans ce nouvel établissement.
Le lendemain matin, les premières questions condescendantes
fusèrent : « c’est vrai que ta mère c’est une chinoise ? » « Et
pourquoi t’as pas les yeux comme ça toi ? » en prenant bien soin de tirer
à outrance leurs yeux. Jonathan Hubert, elle se souvenait encore de son nom,
décida après avoir jugé qu’elle mangeait tous les jours du riz comme tous les chinois,
de l’appeler Petit grain de riz. Elle n’était plus Bérénice mais Petit Grain de
Riz. Un autre grain parmi les milliers d’autres grains de riz identiques à
leurs yeux. Personne, hormis elle, ne s’en était offusqué. Ce petit surnom, que
même les amies d’enfance de Bébé trouvaient attendrissant, l’avait suivi son
enfance et son adolescence. Arrivée au collège, à l’heure où chacun cherche à
se forger une identité, elle avait évité que la sienne ne soit de nouveau
associée à la chinoise de service. Elle cessa de parler tagalog et évita de se
montrer en public avec sa mère de peur qu’on ne découvre son vilain petit
secret. La relation tumultueuse qu’elle entretenait avec sa mère à cette époque
l’y avait aidée. Au final, ce surnom elle n’y échappa qu’en fuyant à Paris
après l’obtention de son bac.
Elle s’était confiée un soir à Zoé après un cours de géopolitique
houleux. Elles avaient trouvé l’une comme l’autre une oreille attentive qui
n’avait pas cherché à minimiser leurs blessures et leur sentiment d’injustice. Zoé,
qui avait longtemps été protégée de la violence de la différence entre
les quatre blocs de son quartier, subissait les affres d’un mal qu’elle ne
connaissait pas. Bébé avoua qu’elle avait tenté une fois d’en parler à Emma.
Cette dernière, lui avait lancé qu’elle abusait et que ce petit surnom trop
mignon n’avait rien de raciste. Elle n’avait pas lutté. C’était peine perdue.
Emma ne semblait pas avoir retenu la leçon et Zoé en fût désolée pour Bébé. Le
gang des moutardes hurlait de rire en entendant Emma raconter pour la millième
fois l’histoire du surnom petit grain de riz. Faty et Adjoua, atterrées, lancèrent
des regards gênés à Zoé puis à Bébé. Elles ne comprenaient pas leur silence et
celui de Bébé qui ne se contentait que de retrousser légèrement ses lèvres. Pas
de scandale. Alors elles se turent. Aucune ne voulait gâcher la fête.