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Le lendemain matin, les filles s’étaient levées aux premières rosées du matin au grand dam de Zoé qui aurait bien profité de quelques heures de grasse matinée supplémentaires. La veille elle s’était couchée tard, galvanisée par le vilain surnom de Bébé, elle avait rédigé l’ébauche d’un article sur la violence des micro-agressions. Elle s’était endormie, la bouche entrouverte sur son cahier, entourée de boulettes de papiers. 

La troupe prit un petit déjeuner dans une vieille brasserie du centre-ville où certaines des filles avaient leurs habitudes. Zoé n’avait pas été compliquée. Un café très serré et un croissant furent le cocktail parfait pour l’aider à émerger. La viennoiserie, imbibée de beurre, aurait suffi à Zoé pour se pommader le corps entier. 

Sans prévenir, Emma posa une première question qui de si bon matin faillit faire recracher la gorgée de café de Zoé. 

— Alors les filles, vous avez quelqu’un ? 

Au cours de sa vie, Zoé avait redouté de multiples questions. À six ans, le « qui a fait ça ? » menaçant de sa mère la terrifiait. Ado c’était « t’as déjà embrassé un garçon ? » que lui demandaient les collégiennes entre deux perms. Jeune diplômée et sans emploi elle redoutait le « tu bosses où ? » condescendant de ses anciens camarades de promo qui avaient trouvé un emploi avant même d’être diplômé, et qui savaient pertinemment qui pointait encore au chômage. Dès son vingt-cinquième anniversaire, la question « tu as quelqu’un ? » ou ses variantes un mec, un chéri ou un doudou, l’angoissait. 

Emma attendait une réponse dont elle connaissait la réponse. Ces filles-là ont un flair pour détecter celles qui sont en couple et celles qui ne font pas partie du cercle très prisé des meufs casées. Zoé et Adjoua se regardèrent sentant déjà venir le jugement. Faty répondit la première. 

— Oui je suis mariée même. 

Une pointe d’admiration parcourut le regard d’Emma et des autres filles. Faty avait été élevée à un cran au-dessus de celui de Zoé et Adjoua. Incroyable qu’un simple contrat puisse concentrer tant de pouvoir, celle de te faire grimper ou dégringoler sur l’échelle sociale. Emma se tourna alors vers les deux jeunes femmes, un sourire sur les lèvres. 

— Non, répondirent-elles en chœur. 

— Ah… 

Elles étaient toutes mariées avec au moins un enfant. Zoé avait tenté de se rassurer une première fois en se disant qu’elles avaient probablement des taffes de merde. Une pensée qu’elle regretta aussitôt, d’autant plus que ce n’était pas leurs cas. Adjoua finit par se dire qu’elles étaient peut-être malheureuses en couple et qu’elles avaient juste envie de tuer maris et gosses. Quand étaient-elles devenues aussi aigries ? Le temps ? Les gens peut-être ? La famille ? Elle ne sut exactement quelle était la réponse à cette question. Jamais la Zoé d’il y a quelques années n’aurait souhaité du malheur à autrui. 

Les filles avaient organisé une chasse au trésor à travers les lieux dijonnais qui avaient marqué la vie de Bébé. Elles arpentèrent les allées ombragées du parc de la Colombière, s’appuyant contre le tronc du même vieux chêne où elle avait échangé son premier baiser avec Paul. Un premier indice dissimulé parmi les promesses d’amour gravées dans l’écorce était à découvrir. Ce dernier les conduisit sur le parvis de la paroisse Saint-Paul, une grande bâtisse soutenue par des contreforts et percée de lancettes dans laquelle Bébé avait été confirmée. Les indices étaient scotchés sous les bancs de bois de la nef. La dernière étape s’acheva sous la charpente métallique des Halles de Dijon. Les filles serpentèrent parmi les nombreux étals du marché à la recherche du trésor. La course se termina au stand du poissonnier, ancien camarade de classe de Bébé. Il lui tendit fièrement la boîte déco dans lequel se trouvait tout un attirail féminin. 

Visiter la ville de Dijon en déroulant le fil de la jeunesse de Bébé avait été quelque chose d’assez plaisant. Zoé découvrit une tranche de la vie de son amie, bien moins douloureuse que celle qu’elle lui avait confiée. La jeune femme était assez discrète sur ses années bourguignonnes et pour cause elle cachait une profonde blessure que même treize longues années n’avaient pas réussi à panser. 

Bérénice avait su très tôt que le compagnon de sa mère n’était pas son vrai père et que son géniteur était l’homme qu’elle avait aperçu de rares fois au cours de son enfance. Il était venu une première fois, un été, et lui avait acheté une glace. Rien que pour ce geste, elle l’avait très vite apprécié. Puis le bienfaiteur venait le week-end avec les jouets dont elle avait toujours rêvé. Il l’emmenait au parc, au cinéma et finissait toujours par lui offrir cette glace fraise-chocolat qui était devenue leur petit moment privilégié. Bérénice à peine âgée de six ans n’avait jamais compris pourquoi maman était triste et énervée à chaque fois que cet homme disparaissait. Puis, souffrant de l’absence d’un père, elle finit par demander au monsieur s’il était bien ce papa qui lui manquait tant. L’air grave, il n’avait pas répondu et l’avait ramenée chez elle. Depuis ce jour-là, il n’eût plus jamais de glace fraise-chocolat. Le monsieur n’était pas réapparu mais la petite Bérénice avait toujours senti sa présence dans les cadeaux qu’elle recevait à Noël et à chacun de ses anniversaires. 

Sa mémoire d’enfant innocent avait escamoté ces moments éphémères passés auprès de ce papa qui l’avait abandonnée, parce qu’elle l’aimait trop pensait-elle. Et puis le nouveau compagnon de sa mère est arrivé dans sa vie. Il l’a chérie comme sa propre fille essuyant ses larmes d’enfant orpheline de père, puis lui donna son nom Ausbourg quand l’autre ne lui avait accordé que des rendez-vous furtifs et une glace fraise-chocolat. Bérénice ne s’y trompait pas, elle savait qui était son père. 

En grandissant, elle voulait comprendre pourquoi cet intermittent de la paternité avait refusé de vivre avec elle. Comprendre d’où lui venait certains traits de caractère qu’elle ne retrouvait pas chez sa mère. Si ce n’était pas d’elle c’était forcément de lui. Alors, à quatorze ans, elle a supplié sa maman de lui parler de cet homme. C’était un mardi soir dans une petite brasserie que sa mère Nicole lui avoua tout. 

À l’époque, une amie Philippine avait recommandé Nicole comme gouvernante auprès  d’une riche famille de Saint-Cloud. La jeune femme, logée, nourrie et blanchie, s’occupait des tâches ménagères et des enfants. Elle sortait les poubelles quand elle croisa dans les escaliers le regard éteint d’un voisin. Il avait le visage livide et elle était pressée. Ils se sont à peine regardés, effleurés mais se sont aimés dès cet instant. Nicole savait qu’il vivait dans cet immeuble mais ignorait dans quel appartement. Elle avait pensé à lui chaque instant, sortant tous les jours à la même heure dans l’espoir de le revoir. 

Deux mois s’étaient écoulés depuis leur rencontre quand elle le croisa à quelques rues de l’immeuble. Il l’avait saluée. Elle lui avait répondu tête baissée. Il lui proposa alors de faire la route car ils allaient au même endroit. C’est ainsi qu’elle fit la connaissance de Grégoire Lemoine, notaire, cloué par une étrange maladie dans son appartement du troisième étage où il l’avait invitée un jour à venir boire un thé. En se quittant, il lui avait laissé un tendre bisou sur la joue qui ne laissait aucun doute sur ses intentions. Bien sûr Grégoire Lemoine n’avait ni évoqué sa femme ni leurs trois enfants dont Nicole découvrit l’existence en allant boire le thé au troisième. Plusieurs photos de famille parfaite jonchaient le mur. Nicole avait songé un instant prendre les jambes à son cou, ne pouvant s’imaginer la maîtresse d’un homme. Elle y songea seulement. Au fil du temps, les photos disparaissaient, lorsqu’elle faisait l’amour avec lui. Elle ne les voyait plus. Rien d’autre n’existait que leurs corps enlacés. 

Leur liaison avait duré deux ans sans que personne ne s’en doute, ni sa femme à lui, ni ses employeurs à elle. Puis « t’es arrivée » lui confia-t-elle. Grégoire a paniqué lui ordonnant de quitter la région tout en lui assurant qu’il subviendrait à leurs besoins. Une promesse qu’il avait toujours tenue. Bérénice avait compris alors la provenance de tous ces cadeaux hors de prix que sa mère lui offrait. La suite, elle la connaissait. Sa mère s’était d’abord installée en Normandie avant de jeter son dévolu sur la Bourgogne. Son père venait de temps en temps les voir. Consciente que ses visites inopinées leur causaient du tort à toutes les deux, Nicole avait fini par lui demander de ne plus venir. Choquée d’être l’enfant d’une liaison adultérine, Bébé avait reproché à sa mère de l’avoir égoïstement privée de père. 

Le lendemain de la révélation, elle se bourrait la gueule à Dijon avec Emma et une autre fille dont elle avait oublié le nom. Bérénice s’était adonnée à ses beuveries au moins une dizaine de fois avant de se rendre à l’évidence qu’elles n’avaient aucun effet. Elle se sentait toujours aussi mal et abandonnée au réveil. 

Sa mère ne lui avait pas rendu ce père mais elle lui avait au moins donné un nom et une profession : Grégoire Lemoine, notaire exerçant à Paris. Grâce à ses recherches, elle eut l’adresse de son cabinet. Le mois suivant, Bébé prit un billet pour Paris qu’elle s’était payée grâce à ses économies. Elle frappa à la porte du cabinet de son père puis demanda à son assistante juridique de parler au notaire.  En la voyant, il comprit immédiatement. Bébé avait ses yeux et son nez mais la bouche de Nicole. Il se hâta de la faire rentrer dans son bureau, s’assurant que personne d’autre ne l’ait aperçue. Son père n’était pas ému juste surpris. Bébé avait rêvé de nombreuses fois de lui mais l’homme à la chevelure grisonnante et au visage terne face à elle ne ressemblait en rien au monsieur de ses souvenirs. Grégoire finit par lui demander simplement ce qu’elle faisait là. Bérénice ne sut quoi lui répondre elle-même l’ignorait.

Il l’invita à déjeuner. Au cours de ce repas, il la supplia de lui pardonner sa lâcheté. Il aimait sa mère comme il n’avait jamais aimé personne d’autre mais ses poings étaient liés. Le divorce était inenvisageable. La femme de Grégoire venait d’une riche famille. Au final, Bébé comprit que Nicole et elle ne valaient pas le coup d’abandonner son train de vie fastueux. Qui voudrait troquer un appartement à Saint-Cloud pour une maisonnette en Bourgogne ? 

Il sortit une photo de ses quatre filles, une lueur dans le regard quand il parlait d’elles. Bérénice eut un pincement au cœur. Sa plus grande fierté était sans nul doute son aînée, Olympe, brillante politicienne en devenir qui avait fait sciences po Paris et tentait l’ENA. Dès cet instant, elle avait fait une obsession sur l’institution rue Saint-Guillaume. Y entrer c’était comme faire partie de la famille de l’homme qui l’avait rejetée. Et puis, peut-être parlerait-il d’elle, un jour, avec autant de fierté ?   

Elle avait vingt-et-un ans lorsqu’elle reçut le coup de fil de maître Klein qui lui annonça le décès de son père survenu à la suite d’une longue bataille contre le cancer. Bien qu’elle eût très peu connu, cette nouvelle lui brisa le cœur. Avant de rendre son dernier souffle, il avait tenu à coucher sur du papier des mots pour les deux femmes cachées de sa vie et à inscrire leurs noms dans la liste des légataires. Le notaire leur remit les lettres qui leur étaient destinées et les informa de la somme que Grégoire leur avait léguée. En lisant les quelques mois qu’il lui avait adressé Bébé exulta de joie. La lettre regorgeait de fierté. 

Bérénice avait dû raconter aux filles le soir de sa première cuite dans ce petit parc de quartier, à quatorze ans, mais avait omis d’évoquer tout ce qui avait conduit à ce baptême alcoolisé et ce qui en avait découlé : l’obsession d’une jeune fille pour être l’enfant parfaite que son père n’avait ni désirée ni reconnue. 

 

À une semaine de son mariage, la future mariée se détendit tout l’après-midi dans un spa et reçut les derniers soins beauté : soins du visage, gommage et enveloppement. Le soir, comme le temps s’y prêtait, elles trinquèrent sur le roof top. Un serveur derrière le bar aménagé réalisa un délicieux bloody mary qui donna envie à Bérénice de se damner. Elles papotèrent,  rirent toute la nuit et s’endormirent au petit matin dans les transats. 

Zoé eût à peine le temps de clore ses paupières qu’elle fut réveillée par le son strident de son maudit réveil qui annonçait le retour à Paris. Elle réveilla Adjoua d’un violent coup d’oreiller que l’agressée promit de lui faire payer. Les quatre filles préparèrent leurs valises en silence mais non moins contentes du fabuleux week-end qu’elles avaient passé ensemble.

Elles finirent d’entamer le reste des gâteaux de l’aller et des potins dans le train qu’elles eurent de justesse. Adjoua, un biscuit dans la main, se tourna vers Bébé.  

— Tu te rends compte que la semaine prochaine t’es mariée ma petite Bébé ? 

— Ouais, je réalise pas.

— Tu te sens prête ? Demanda Faty.

— Oh la la, je crois que même la veille je me sentirais pas prête, répondit la future mariée.  

— D’ailleurs t’as mis qui à notre table ?  

— Alors il y a Faty, Zoé, Tiffany, Justine, Hamid, Gauthier, toi et… 

Elle regarda un instant Zoé avec une pointe d’inquiétude. 

— Et Vincent…finit-elle par avouer d’une toute petite voix. 

Zoé manqua de s’étouffer avec un morceau de biscuit sous le choc de la nouvelle. 

— Je croyais qu’il ne pouvait pas venir ?! S’emporta-t-elle.  

— Oui moi aussi mais…il m’a confirmé sa présence finalement et je ne pouvais pas le mettre ailleurs. Il ne connaît que vous au mariage. 

— Merde, il est accompagné ? Demanda Adjoua. 

— Non il vient seul.

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