21-
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Il ne restait à Zoé plus que vingt minutes pour se préparer. L’heure avait tant filé qu’elle avait eu la sensation d’être dans un monde parallèle où le temps s’écoulait plus vite. Elle disposait de mille deux cents secondes pour se maquiller, épingler cette robe trop canon, mais un peu trop grande pour elle, enfiler ses stilettos puis courir à l’église qui se trouvait à cinq minutes à pied. Voire dix minutes perchée sur ses échasses.
— Putain Zoé tu fous quoi ? gueula Adjoua qui tambourinait à la porte de la salle de bain.
— Si tu nous mets en retard au mariage de Bébé, je te tue, renchérit Faty.
— C’est bon, j’arrive !
— Si t’es pas là dans cinq minutes nous, on bouge sans toi.
— Non, je vous jure, je me recoiffe vite fait et je viens.
Zoé sortit de la salle de bain prête à subir le courroux de ses deux amies. Leurs traits se détendirent lorsque la retardataire apparût sur le pas de la porte. Zoé enfila ses chaussures puis balada sa longue traîne de mousseline rose poudré à la recherche de sa pochette. Quand elle l’eut enfin trouvée, les filles prirent la route de l’église.
Elles avaient marché à vive allure pour atteindre le parvis de la paroisse Saint-Paul. Zoé était aussi essoufflée que si elle venait de courir un marathon. Elle prit une pause, pour se débarrasser du point de côté qui lui lardait les entrailles. De profondes inspirations éradiquèrent le mal. Sa marche effrénée et le soleil au zénith qui lui flambait la peau firent transpirer Zoé. Alors, elle se ventila, hors de question qu’elle se pointe au mariage avec une goutte de sueur. Elle reprit ensuite une marche plus que modérée pour rejoindre les filles qui étaient déjà installées.
Deux poutres massives coiffées de branches d’oliviers et de variétés de pivoines indiquaient l’entrée de l’allée centrale. Zoé contourna le tapis immaculé, parsemé de pétales de roses, puis s’assit auprès d’Adjoua et Faty.
Elle balaya la nef du regard. Son cœur s’accéléra. Il était là près d’un bouquet de gypsophiles noué d’un ruban de tulle blanc. Elle aurait pu reconnaître cette courte chevelure bouclée et ses épaules carrées parmi mille autres mecs de ce monde. Quatre ans qu’elle n’avait pas vu Vincent, hormis à travers quelques photos qu’elle culpabilisait de reluquer alors même qu’elle était en couple. D’ailleurs quelle étrange sensation que d’avoir l’impression de tromper quelqu’un rien qu’en épiant un profil ! Elle l’espionnait, puis effaçait toute trace de son historique comme un ado visionnant du porno. Les gens affirment qu’il faut la moitié du temps passé ensemble pour se remettre d’une rupture. Leur couple avait duré quatre ans. Quatre ans c’était deux fois plus de temps qu’il ne fallait à Zoé pour l’oublier. Alors pourquoi seuls son nom et son visage ne cessaient de tourner en boucle dans sa tête ?
— Zoé, lève-toi, chuchota Faty.
Absorbée par ses pensées, elle n’avait pas entendu le piano et la harpe entonner la marche nuptiale. Bébé dont on devinait l’émotion même derrière son voile épais s’avançait jusqu’à l’autel. Tous les yeux étaient braqués sur elle. Puis un instant, un court instant, lorsque la mariée eut dépassé sa rangée, ceux de Vincent se posèrent sur Zoé.
La bénédiction nuptiale, les messages d’amour et de paix, tant de bons sentiments qui l’encourageaient une fois de plus à contempler cette nuque. Pouvait-il sentir son regard posé sur lui ? Elle pensait que oui. Il avait profité d’une crise de toux générale pour se tourner une nouvelle fois vers elle. Leurs regards s’étaient croisés. Il lui avait souri. Ce simple geste suffit à envelopper Zoé d’une chaleur presque suffocante.
Ils sortirent de l’église. Voilà leurs positions échangées. Zoé, de dos, priait, vu que le lieu s’y prêtait, pour qu’il se souvienne également de ces épaules dénudées qu’il adorait embrasser. Elle tourna la tête pour s’assurer qu’il ne l’avait pas oubliée. Gagné ! Leurs regards s’étaient croisés.
Ils s’étaient à peine adressés la parole. Un simple bonjour d’usage avait suffi. Il ne lui avait pas demandé de ses nouvelles. Elle n’avait pas cherché à en savoir davantage sur lui non plus. Leurs mots étaient vains. Ils avaient préféré tout se dire rien qu’avec leurs yeux.
Où voulait-elle que ce petit jeu du chat et de la souris la mène ? Elle l’ignorait, mais elle ne se lassait pas de recommencer. Sur le parvis de l’église, lors des photos de groupe, au vin d’honneur tout était prétexte à lui faire chavirer ses yeux.
Zoé n’avait que très peu vu la mariée et n’écoutait quasiment pas ce que pouvaient raconter les sciences-pistes sur leurs carrières. Tout son être était suspendu aux lèvres de Vincent.
Bébé s’était enquise de l’état de Zoé. Elle se doutait que revoir Vincent après quatre années avait dû la bouleverser. Son cœur était bien ébranlé, mais pas comme Bérénice le pensait.
Les noix de Saint-Jacques à la truffe et le magret de canard n’avaient pas détourné l’attention de Zoé. Elle avait à peine pris quelques bouchées de chaque plat, mais avait passé la soirée à dévorer Vincent des yeux et à boire chacune de ses paroles. Pas étonnant qu’elle n’ait plus l’appétit.
Il s’était étendu sur sa nouvelle mission à l’Institut français de Pékin : le développement d’une exposition d’art contemporain à travers le prisme culturel chinois. Il détailla avec brio les étapes-clés de la relation culturelle Franco-Chinoises, mais aussi leur rapport diplomatique. Vincent avait fini sa présentation sur quelques mots de mandarin. Exaspérée, Adjoua leva les yeux au ciel. Zoé sourit. Vincent le remarqua et l’interpella :
— Mes aventures chinoises t’amusent ?
— Ouais c’est au moins une de tes aventures chinoises qui m’amuse.
Zoé but une gorgée de son vin, pas peu fière de sa répartie. Vincent fronça légèrement les sourcils et continua dans sa logorrhée. Après les relations diplomatiques franco-chinoises, il s’était attaqué à l’architecture gothique de l’église où ils avaient célébré la bénédiction nuptiale et en avait profité pour s’étendre sur le règne de Louis XII. Cynthia jeta un coup d’œil à Adjoua qui était visiblement à bout.
— Putain c’est moi ou il a bouffé un exemplaire de comment paraître intelligent en société en 20 phrases ? Ce mec je te jure… comment t’as fait ? murmura Adjoua à son oreille.
Zoé gloussa, mais savait pertinemment qu’elle aurait pu l’écouter des heures. Elle avait toujours adoré se blottir dans les bras de cette encyclopédie vivante. Le monde d’hier et celui d’aujourd’hui se dévoilaient un peu plus à Zoé sous les assertions de Vincent. Alors, elle but ses paroles. À chaque mot savant, elle vidait son verre de vin et plongeait son regard dans le sien. Elle avait pratiquement sifflé la bouteille de rosé à elle toute seule. Ce ne fut que lorsqu’elle sentit ses chevilles vaciller, en se rendant aux toilettes, qu’elle décida de ralentir sur l’alcool. Il n’était même pas encore minuit.
Vers les coups de deux heures, la piste s’échauffa peu à peu. Zoé et Adjoua avaient des goûts musicaux radicalement opposés à ceux de leurs amies, mais elles s’étaient jurées de s’ambiancer au mariage de Bébé. Elles avaient joué le jeu sur quelques sons. Zoé avait lutté sur d’autres pour maintenir la cadence. Puis elle se résigna en entendant les premières notes des démons de minuit. C’en était trop pour elle ! Les filles saluèrent tout de même l’effort. Elle retourna s’asseoir. Elle se lèverait de nouveau pour quelque chose qui en vaille le coup. Elle chercha Vincent des yeux. Il était occupé à discuter avec une invitée. Le cœur de Zoé se serra. Même après quatre ans, la douleur était vive, intense et dévorante.
Les lumières d’ambiance et les corps chaloupés avaient fait grimper la température de la salle. Zoé étouffait. Elle se rua à l’extérieur pour respirer de nouveau de l’air frais. Elle resta plantée un moment, adossée contre le mur. Elle était en train de penser à Vincent quand il traversa la porte-fenêtre. Chacun fut surpris de la présence de l’autre.
— Qu’est-ce que tu fous là toute seule ?
— Et toi ?
— Rien, je voulais juste prendre l’air, on crève de chaud à l’intérieur.
— Pareil
Il s’était rapproché d’elle et s’appuya à son tour contre la cloison. Leurs épaules se frôlèrent presque. Elle aurait aimé poser sa tête juste-là au creux de son cou. Elle lui confierait alors qu’elle avait encore rêvé de lui la nuit dernière. Qu’elle avait le cœur meurtri. Mais qu’il restait accroché à son esprit, comme un vieux chewing-gum à sa semelle. Elle voulait s’en débarrasser, mais non il était toujours là à traîner dans un coin de sa tête. Vincent l’extirpa de ses pensées.
— Elle te va bien cette nouvelle coupe.
Il avait levé sa main pour glisser ses doigts dans les boucles très serrées de Zoé puis s’était ravisé.
— Merci, dit timidement Zoé.
— Alors qu’est-ce que tu deviens ?
— On répond quoi à cette question généralement ?
— Quelque chose qu’on a envie de partager… Je ne sais pas. T’es toujours chez Milagro ?
Zoé lâcha un petit rictus.
— Ouais, j’y suis encore malheureusement.
— Aïe ça se passe mal ?
— Mouais si l’on veut, j’ai un peu grimpé, mais je me suis mise à dos tout mon service donc t’imagines l’ambiance hein.
— Désolé pour toi mais pourquoi tu restes posée comme ça toute seule ?
— Besoin de réfléchir
— Une fêtarde comme toi, je pensais que t’aurais envie de te joindre à la danse postprandiale.
— À la danse quoi ?
— Postprandiale ?
— Ouais…
— Ça veut dire après le repas.
— Ah tu ne pouvais pas dire après le repas comme tout le monde.
— Je n’ai pas envie d’être comme tout le monde pour toi.
— Si ce n’est que ça ton problème rassure-toi tu ne seras jamais comme tout le monde pour moi.
— À une époque, ça te faisait rire que je te sorte des mots bizarres.
— Ouais mais il est révolu ce temps-là, quatre ans se sont écoulés depuis.
— Tu es sûre de ça ? Parce que moi quand je te vois c’est comme si rien n’avait changé et que nous avions de nouveau vingt ans.
— Je vais bientôt fêter mes vingt-huit ans donc je te confirme que nous n’avons plus vingt ans.
— OK, j’ai dû mal interpréter tes regards ascardamyctes alors.
— Putain t’es con.
— Je te taquine.
Ils restèrent là en silence. Vincent posa sa tête si près de Zoé qu’elle pouvait sentir son souffle chaud sur ses lèvres.
— Tu penses à moi parfois ?
— Non
— Menteuse
— Non je t’assure, je suis avec quelqu’un maintenant.
À l’instant où ce mensonge éhonté sorti de sa bouche, elle le regretta aussitôt. L’iris noisette de Vincent scrutait son visage comme pour y percer un secret. L’inavouable. Celui qu’elle tentait de dissimuler en se dérobant à ce regard.
— Moi aussi j’ai quelqu’un et ça ne m’empêche pas de penser à toi, confessa-t-il d’un aplomb déconcertant.
Zoé était atterrée. Elle s’étonna de ressentir de la colère à son égard quand il lui confia ces mots alors qu’elle n’avait rêvé que d’un instant semblable tout au long de la journée. Vincent fut également surpris de sa réaction et désorienté par les messages contradictoires que lui envoyait Zoé.
— Tu veux quoi à la fin ?
— J’en sais rien. Toi ou pas.
Vincent lui prit la main puis entrelaça ses doigts autour des siens. Elle n’avait pas cherché à se dégager de cette étreinte. Au contraire, elle lui caressa la joue. Un frisson parcourut alors son corps. Il allait l’embrasser, elle le sentait, mais elle était incapable de trancher. Elle retint son souffle. En avait-elle envie ou pas ? La blessure était-elle encore trop profonde ? Trop tard ! Il avait décidé à sa place. Il déposa ses lèvres sur les siennes. Zoé ferma les yeux et appuya son baiser.
22-
Ce matin-là, Zoé s’était réveillée avec une douleur à l’estomac. Un genre de douleur qui ne passait pas même après des supplications auprès du Tout-Puissant et même après avoir invoqué désespérément tous ses ancêtres. Elle se tortillait dans son lit, à la recherche d’une position qui la soulagerait, mais le mal persistait. Elle regarda son portable. Mince, il ne lui restait plus que trois minutes avant l’heure fatidique. L’heure butoir à partir de laquelle elle serait définitivement à la bourre au cours d’institutions politiques. Et ce même si Batman venait la chercher en bas de chez elle. Trois minutes étaient peut-être suffisantes pour somnoler, pour retarder le moment douloureux où elle devrait poser ses pieds sur le sol froid de sa chambre pour aller se préparer. Elle eut à peine le temps d’y penser, de fermer ses paupières que l’horrible sonnerie de son téléphone l’arracha à sa minable ambition hypnique. Réveillée en furie, elle jura par tous ses ancêtres avant de se résigner à se lever. Elle l’avait décrétée, cette journée commençait très mal.
Zoé savait pourtant qu’elle n’aurait pas dû se hasarder sur les réseaux sociaux la veille. Chaque fois que son doigt scrollait, à la recherche de quoi ? Elle-même l’ignorait, ses heures de sommeil s’envolaient. Quand son pouce eut terminé sa chute vertigineuse, il ne lui restait plus que trois heures à dormir. Trois heures, c’était le temps qui lui avait fallu pour apprendre qu’une ancienne amie s’était mariée et qu’une autre avait dîné dans un restaurant étoilé. « Tout ça pour ça » se désola-t-elle, la tête posée contre la vitre du RER ? Elle se promit alors de se coucher plus tôt le soir suivant. Seulement, cette promesse jamais tenue, elle se la faisait depuis plus d’une semaine. La situation n’avait pas changé d’un doigt.
Le sort continua de s’acharner sur Zoé qui malgré sa bonne volonté arriva en retard à son cours. La minute de sprint qu’elle tenta à la sortie du métro lui infligea un point de côté. Aux portes de sa salle, elle reprit son souffle et épongea les gouttes de sueur sur son front. Un peu plus apprêtée, elle frappa.
— Désolée du retard !
Le professeur avait abaissé ses lunettes et regardé de haut en bas Zoé. Cette inspection mit mal à l’aise la jeune fille. Il devait probablement se demander ce qu’elle foutait là comme tous les autres d’ailleurs.
— Hum… vous êtes ?
— Zoé Sia, monsieur.
— Eh bien rentrez mademoiselle Sia.
Il émargea son nom et l’invita à aller s’asseoir dans la salle. Zoé jeta un coup d’œil furtif aux alentours à la recherche d’un visage familier, qu’elle aurait rencontré lors de la semaine d’intégration, ou à défaut d’un visage avenant, ou de n’importe quel sourire auquel elle aurait pu s’accrocher. Un signe qui lui montrerait qu’elle avait le droit, elle aussi, de respirer le même air que celui de l’élite française. Mais elle ne se heurta qu’à des visages fermés. Le professeur l’avait suivie du regard, impatient qu’elle prenne place pour reprendre son cours. Zoé se hâta alors dans le fond de la salle. Elle, qui avait l’habitude d’être au premier rang, s’assit sur une des dernières places.
Le professeur avait fait un topo sur le déroulement du cours tout au long de la première année et ce qui était attendu des élèves. Il avait évoqué le cas des fameux exposés en début de cours, redoutés par les 1A, dont Zoé avait vu le spectre flâner sur les nombreux forums parlant de Sciences Po qu’elle avait épiés cet été là. D’ailleurs, sur ce forum, ils avaient également vanté les mérites de ce professeur, un politologue connu qui faisait quelques apparitions médiatiques dans des émissions politiques que Zoé visionnait avec son père. Qu’allait-il penser d’elle ? La retardataire du fond de la salle.
Le politologue distribua le calendrier des séances avec le thème de chaque exposé réalisé par les étudiants au début de chaque session. Il laissa dix minutes de réflexion aux élèves pour choisir le sujet de leur présentation. Zoé n’avait strictement aucune idée de ce qui l’intéresserait. Elle avait déjà éliminé d’office les sujets dont elle ne comprenait même pas l’intitulé. Elle se pencha davantage sur les thèmes autour de la Grande-Bretagne, estimant en connaître suffisamment pour se permettre ce type d’exposé. Elle parcourut la liste puis fit son choix.
Le professeur avait commencé à énoncer les sujets et à recueillir les noms des premiers volontaires.
— Alors pour la séance du 19 octobre. On aura trois exposés. Le premier sur l’arrêt Malbury vs Madison.
Une main se leva dans la salle.
— Très bien, rappelez-moi votre nom ?
— Delage, Sophie Delage, dit une petite voix fluette qui s’éleva du premier rang.
— C’est noté ! Personne d’autre ? Très bien. Le deuxième sujet est sur la super constitutionnalité allemande.
— Moi monsieur, Adam Becker, annonça un jeune homme à l’extrême gauche de la salle.
— Parfait ! Et le dernier, pourquoi la Grande-Bretagne n’a-t-elle pas de constitution ?
Zoé leva la main aussitôt. Seulement, un autre jeune homme au centre droit de la salle agita la sienne également.
— AH ! Il semblerait qu’on ait deux personnes intéressées par le sujet de la constitution en Grande-Bretagne, mademoiselle Sia et monsieur… ?
— Vincent Héron, répondit d’une voix rêche le jeune homme en question.
— Très bien ! Je vous mets tous les deux sur ce sujet.
Le fameux Vincent avait jeté un rapide coup d’œil en direction Zoé. Il lui sourit. Un sourire crispé qui traduisait son mécontentement de devoir partager le sujet avec une personne qui avait obtenu le concours au rabais. Zoé lui rendit timidement son sourire.
À la fin du cours, Vincent l’avait alpaguée alors qu’elle se dirigeait vers la sortie de l’établissement. Vu qu’elle avait filé à toute vitesse, il avait certainement dû hâter le pas pour la rejoindre. La chevelure ébouriffée du jeune homme confirma sa théorie.
— Sofia, c’est ça ?
— Zoé, répondit-elle sèchement.
« Ça commençait mal », pensa-t-elle.
— Oui désolé, j’ai du mal avec les prénoms. Hum, tu t’y connais un peu toi sur le système politique britannique ?
— Oui et toi ?
— Euh ouais bien sûr.
— Alors pourquoi tu me demandes ?
— Parce que… pour… euh… je ne sais pas… savoir, balbutia Vincent.
— Si j’avais bien ma place parmi vous et que j’avais un minimum de connaissances qui dépassait le cadre de ma cité.
— Non pas du tout, c’est un sujet compli… Putain, je m’enfonce, écoute, désolé !
— Hum… Tu veux savoir autre chose ?
— T’es dispo demain pour qu’on bosse l’exposé ?
— Ouais bien sûr ! Vu qu’il est dans moins de trois semaines, il faudrait effectivement qu’on s’y mette.
— Top ! Écoute je t’ai cherchée sur Facebook, mais je ne t’ai pas trouvée. Rajoute-moi, c’est Vincent Heron.
Effectivement, il avait peu de chances de tomber sur le profil de Zoo Eh. La jeune fille accepta sa demande d’ami puis le regarda disparaître dans la foule d’élèves qui se précipitait à la cafétéria. Il avait tenté d’arranger sa tignasse brune, ce qui avait amusé Zoé.
Il n’y avait rien de plus attendrissant que l’ignorance des petits 1A. Le lendemain, Vincent et Zoé, sans savoir ce qui les attendait, s’étaient donné rendez-vous à la bibliothèque de Sciences Po pour y travailler leur exposé. En dépit des heures passées sur les forums, Zoé avait raté l’information cruciale sur cette fameuse bibliothèque. De nombreux étudiants, en son sein, avaient livré une bataille féroce pour espérer y poser leurs fesses. Les places qui étaient libres étaient aussi nombreuses que les habitants de l’Arctique.
C’était avec l’espoir d’un après-midi fructueux en recherches qu’ils avaient naturellement pensé à la sacro-sainte bibliothèque. Ils ont vite déchanté lorsqu’ils s’aperçurent qu’il n’y avait plus un seul bout de table libre. Certains s’étaient même assis par terre dans l’espoir que des étudiants cèdent leurs places ignorant que ceux qui étaient bien installés ne libéreraient pas les lieux avant trois heures au moins.
— Ça fait vingt minutes qu’on tourne en rond, viens on prend les bouquins dont on a besoin et on se barre dans une autre bibliothèque, proposa Zoé.
— Putain c’est de la folie ici ? S’exaspéra Vincent qui faillit trébucher sur les jambes d’un étudiant dans l’attente d’une place.
— Je te l’ai dit, on prend des livres et on se tire.
— Ouais on va faire ça. J’ai pensé à trois, quatre ouvrages que l’on pourrait prendre.
— Top, j’en ai aussi quelques-uns en tête.
— Hum, on fait les rayons pour les bouquins et on se retrouve à l’entrée ça te va ?
— Parfait !
Zoé avait hâte de trouver ses ouvrages et de fuir la fournaise qu’était la bibliothèque. Le nombre de personnes, l’ébullition des cerveaux et la pression avaient généré une chaleur étouffante qui obstruait l’esprit de Zoé. Heureusement, qu’ils n’avaient pas trouvé de places, elle aurait été incapable de se concentrer dans une telle atmosphère. Son cerveau aurait été bien trop occupé à maintenir la température de son corps.
Les bras chargés de plusieurs ouvrages, Vincent et Zoé se rejoignirent à l’entrée de la bibliothèque comme convenu. Seul un bouquin de Vincent manquait.
— Tu connais une autre bibliothèque ? demanda le jeune homme.
— Non, je n’habite pas dans le quartier moi.
— Moi non plus, enfin si, mais je ne le connais pas. Au pire, on peut se poser chez moi pour bosser, je suis à dix minutes à pied d’ici.
— Sérieux ? S’extasia Zoé. Il fallait le dire plus tôt, on n’aurait pas perdu vingt ans de notre vie dans ce four.
— Désolé, j’ai toujours bossé en bibliothèque. Je suis plus concentré que quand je suis chez moi. Mais c’est pas grave, au moins, on le saura pour la prochaine fois.
Ils se mirent en route.
— Franchement la chance d’habiter dans le coin ! Je suis en galère d’appart et j’en cherche un. Je vais pas tenir longtemps avec trois heures dans les transports par jour.
— 3 h ! hurla Vincent. J’aurais pas pu.
— Quand t’as pas le choix, tu fais avec ! T’as fait comment pour trouver le tien ?
— Euh… c’est l’appart de ma grand-tante, répondit Vincent d’une petite voix. Le son qu’il émettait était à peine audible.
— Pardon ?
— C’est l’appart de ma grand-tante, répéta-t-il d’une voix plus ferme.
— OK bah c’est cool pour toi, t’as pas à être gêné.
— Non, je ne suis pas gêné.
— Arrête, t’es tout rouge.
— Je peux peut-être voir avec elle si elle connaît quelqu’un qui connaît quelqu’un qui pourrait te dépanner.
— Oh merci ça serait génial ! Je suis littéralement au bout de ma vie.
— Tu peux !
Vincent s’immobilisa et chercha dans sa pochette les clés de son appartement. Les étudiants traversèrent une petite cour et rejoignirent un autre bâtiment. L’appartement se trouvait au rez-de-chaussée donnant sur deux fleurs qui se battaient en duel dans la cour. Le studio n’était pas décoré. Pas d’objets personnels ni de photos qui ornaient les murs blancs. Vincent semblait vivre dans une planque. Un lieu impersonnel dans lequel il ne satisfaisait que ses besoins vitaux : dormir, boire et manger. Quelques livres étaient dispersés sur le lit et sur l’unique table basse du studio. Des recueils et des ouvrages aux titres barbares terrifiants qui rappelaient à Zoé ses heures de calvaire en philosophie. Comment pouvait-il avoir des nuits apaisées en s’endormant sur de tels pamphlets ? Et elle, combien d’ouvrages de retard avait-elle sur lui ? Zoé s’empara de L’art de la guerre de Sun Tzu, jauni, dont plusieurs pages livraient une guerre de tranchées entre elles.
— Il est génial, je te le recommande.
— Ouais, on m’en avait parlé, mais je t’avoue que je n’avais jamais pris le temps de le lire.
— Prends-le je te le file. Tu me diras ce que t’en penses.
— Merci.
Zoé le rangea dans son sac. Vincent l’invita à s’asseoir sur son canapé-lit. Ils se mirent enfin à se pencher sur leur sujet d’exposé. Ils en définirent les thèmes. Vincent se lança dans une longue tirade sur l’importance de la constitution dans les fondements de la démocratie, mais comment celle-ci pouvait également être manipulée à des fins politiques. Zoé compléta sur la Grande-Bretagne et sa monarchie parlementaire bien plus stable depuis des siècles. Chacun réfléchissait aux arguments pertinents à mettre en avant dans l’exposé. Zoé avait songé à mettre en parallèle la stabilité de la politique britannique et les nombreux changements de constitution en France depuis la révolution de 1789. Vincent avait jugé sa réflexion non pertinente et hors de propos, il ne s’agissait pas de parler de la France, mais uniquement de la Grande-Bretagne. « Le sujet est clair », avait-il rétorqué, alors elle s’est tue. « Après tout, ce mordu d’essais politiques devait probablement savoir ce qu’il était attendu d’eux », prétexta-t-elle. Leurs interrogations leur avaient permis d’en déduire une problématique et d’esquisser une ébauche de plan.
— Je te propose qu’on s’arrête là et qu’on lise chacun de notre côté les bouquins pour voir si on aimerait traiter le sujet sous un autre angle. Et puis, je suppose que tu dois rentrer chez toi non ?
— Ouais, il commence à se faire tard, on se revoit quand ?
— Vendredi aprèm si ça te va ! On a plutôt bien avancé je trouve.
— Carrément, à vendredi alors.
Ils s’étaient relevés tous les deux. Sans même y réfléchir, ils s’étaient fait la bise. Vincent avait légèrement froncé les sourcils et Zoé s’était mordue la lèvre, mal à l’aise de ce qui venait de se passer.
Une simple bise, ce geste si anodin avait tant bouleversé Zoé qu’elle y pensa sur le trajet du retour. « Quelle conne », se dit-elle en repensant à ce moment. Elle plongea la tête dans son sac puis en la relevant, elle aperçut le livre jauni de Sun Tzu qu’elle avait emprunté à Vincent. Un peu de lecture lui ferait oublier le malaise. Alors, elle lut la première page et puis les suivantes.