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Le lendemain matin, Zoé ouvrit douloureusement les paupières. Un comble alors qu’elle avait eu du mal à les fermer cette nuit-là. Elle jeta un coup d’œil à son téléphone se demandant naïvement si elle n’avait pas rêvé. Elle relut plusieurs fois les quatre mots que lui avait adressés Djibril, en y cherchant à chaque lecture une compréhension différente. Après un an de silence, il semblait avoir enfin retrouvé l’usage de la parole. 

Zoé avait tergiversé des heures durant, rongeant sur son temps de sommeil. Après tout, il avait foutu en l’air sa nuit quand il avait égoïstement décidé de revenir dans sa vie. Devait-elle lui répondre ? Oui ou non ? Elle trancha au bout de quatre heures dans la sueur et les larmes. Une réflexion en quatre parties plus intense que les dissertes qu’elles avaient dû rédiger jusqu’alors. Elle avait lu une dernière fois ce texto, l’avait supprimé puis ferma les yeux. Voilà pourquoi le réveil fût si difficile. 

Elle s’était levée avec une migraine et se souvint avec nostalgie de la dernière fois qu’elle s’était prise une cuite. Elle détestait avoir la gueule de bois mais l’ivresse avait au moins le mérite de noyer un temps les instants minables de sa vie. Et ce matin-là, Zoé avait envie de tout oublier. Bien sûr, elle n’en fît rien. Son père veillait tellement sur le minibar de la maison qu’il savait lorsque le moindre millilitre de ses bouteilles avait été consommé. Elle était déjà une vieille fille qui ressemblait désormais à un garçon, elle n’allait pas en plus être l’alcoolique de service. Et puis, avec les années même un petit verre de vin rouge lui donnait le tournis. 

La perspective de retrouver ses amies de Sciences po la réjouit d’avance. Adjoua, Faty et Bérénice dit Bébé avaient été une bouffée d’oxygène dans la jungle parisienne. Elles avaient été en colocation avec les deux premières qui l’avaient gentiment accueillie dans l’immense appart dans le 4ème alors qu’elle était en galère de logement et de sous. Puis, Faty avait ramené Bébé qu’elle avait rencontré lors d’un apéro et elles l’avaient tout de suite adoptée. 


Adjoua avait réservé un atelier de cosmétiques maison pour elles quatre sur Paris. C’était tout elle. Son amie avait déjà tartiné la moitié de sa cuisine sur sa peau et ses cheveux, à l’affût de la solution qui lui permettrait d’éviter un cancer à quarante ans. Zoé fut prise d’un fou rire quand elle se remémora la fois où Adjoua mit des heures à se débarrasser de grains de banane coincés dans ses frisettes. La malheureuse, au bord des larmes après trois heures de lutte acharnée, avait même songé à une solution radicale : la tondeuse. Adjoua avait un temps arrêté les mixtures, traumatisée par cette mésaventure. Zoé dût s’arrêter en pleine rue pour reprendre ses esprits. Une vieille dame qui promenait son chien l’avait alors regardée du coin de l’œil, méfiante. Zoé se souvint alors qu’elle foulait, à présent, les rues du septième arrondissement là où sa présence interrogeait. Elle se racla la gorge et reprit sa route. 

L’appartement se trouvait rue de Sèvres à quelques mètres de leur ancien fief, rue Saint-Guillaume. La porte du bâtiment était déjà ouverte. Zoé s’y engouffra. Elle traversa l’arrière-cour où le brouhaha de la ville ne lui parvenait plus. Elle se dirigea dans le fond, là où se trouvait une espèce d’atelier qui ressemblait à une serre aménagée. Le vitrail au plafond laissait entrevoir les rayons du soleil et les plantes grimpantes qui recouvraient la façade des bâtiments environnants. Des dizaines de terrariums étaient exposés le long des commodes et des armoires. Sur la grande table au centre de la pièce étaient déjà disposés les ingrédients, des chauffe-ballons, des ustensiles pour jouer aux apprenties sorcières. La tantine qui animait l’atelier lui fit un large sourire lorsqu’elle pénétra dans l’antre. Elle lui tendit alors une blouse blanche et une charlotte. 

Faty et Bébé, déjà attablées, et en pleine discussion sur les deux dernières places du fond ne l’avaient pas encore aperçue. Zoé s’approcha lentement de ses deux amies. Bébé racontait à Faty les galères de ses préparatifs de mariage. Dans quatre mois, la jeune femme passerait également devant le maire. Adjoua avait prévenu Zoé un mois plus tôt. Elles arrivaient à un âge où les mariages et les naissances se multipliaient, donnant le vertige et l’impression que le train de la vie filait à toute vitesse alors qu’elles, les éternelles célibataires étaient restées en gare. 

Faty sentant une présence dans son dos, jeta un rapide coup d’œil et ne reconnut pas immédiatement son amie. Zoé lui susurra alors quelques mots à l’oreille faisant sursauter la jeune femme qui se retourna aussitôt. Depuis le mariage de Faty six mois plus tôt, elles ne s’étaient pas revues. Après les petits cris de joie et les embrassades Faty, perplexe, toucha les petites bouclettes de son amie. Elle qui bavait littéralement devant la chevelure de Zoé lui reprocha de ne pas avoir gardé quelques mèches pour elle. Bien qu’elle eût une préférence pour les cheveux longs, elle reconnut que ça lui allait plutôt bien. Bébé et Adjoua, qui les avait rejoints entre-temps, s’étaient, en revanche, extasiées devant la nouvelle coupe de leur amie. 

L’animatrice fit tinter une cuillère contre un verre pour obtenir l’attention du groupe. En plus des quatre femmes, quatre autres personnes participaient à l’atelier : un couple et un duo mère-fille. Les bouches se turent aussitôt et les oreilles furent attentives aux instructions de l’animatrice. Pendant trois heures, elles réaliseraient un rituel de soins visage pour peaux noires et métissées. Bébé qui ignorait visiblement le contenu de l’atelier avant que l’animatrice l’énonce lança un regard réprobateur à Adjoua. 

— Ba quoi, ça fait des années qu’on se tape de la crème mixa intensif ou Nivea, tu ne seras pas la première à mettre de la crème qui a la base ne t’était pas destiné, lança Adjoua tout sourire.

L’animatrice se tourna alors vers Bébé qui était la seule personne non noire du groupe. 

— En vérité, vous pouvez appliquer ces soins sur votre visage. Ce rituel viendra raviver votre teint. 

Le groupe enfila blouses et charlottes et se désinfecta les mains. Faty prit alors une photo des trois cosmétologues du jour. 

— Ah tu vois que c’était une bonne idée. 

— Hum payer cinquante balles pour un atelier alors que le beurre de karité sur la tronche suffirait…je m’en remets toujours pas, rétorqua à voix basse Faty. 

— Faty quand je t’entends parfois, j’ai l’impression qu’un tonton est caché dans ton corps. Tu dis avoir vingt-neuf ans mais en réalité tu en as plus de soixante. C’est exactement le genre de phrase que sortirait mon père. 

— Ah comme le film d’horreur qu’on avait vu ensemble chez vous les filles où la petite de dix ans était en fait une femme de trente ans, s’esclaffa Bébé. 

— Mais oui ! Esther, trop drôle ce film ! C’est bon on va t’appeler Esther Faty, conclut Adjoua. 

Les quatre femmes éclatèrent de rire. 

— Mesdames voyons, un peu de calme s’il vous plaît. En pleine manipulation, il faut que vous soyez concentrées pour éviter le moindre souci. 

Elles feignirent de reprendre leur sérieux. Elles avaient baissé la tête et pesaient à présent leurs ingrédients. Bébé cherchant à se saisir de l’huile essentielle de carotte aperçut le regard perdu de Zoé. 

— Zoé, ça va ? 

 La jeune femme eût un léger sursaut et esquissa un petit sourire pour rasséréner son amie. Zoé pesa scrupuleusement son émulsifiant et Bébé regarda une à une les gouttes d’huile essentielle de carotte tomber dans son récipient. La suite de la recette pour concocter une crème de jour vitalité consistait à faire chauffer la phase aqueuse et la phase huileuse sur des chauffe-ballons jusqu’à une certaine température. L’ensemble du groupe s’exécuta. 

L’animatrice avait mis en garde les participantes sur l’importance de respecter la température des éléments. Lorsque la phase aqueuse commencerait à frémir et que la phase huileuse fumerait, il serait temps de retirer les bols pour procéder à l’émulsion. Zoé, de nouveau absorbée par ses pensées, ne prêta aucune attention à ses solutions. Elle ne remarqua ni l’eau qui bouillonnait ni la phase huileuse qui était si chaude qu’elle aurait pu y griller des beignets. Alertée par l’odeur, l’animatrice, poussa un cri d’horreur et se rua sur le poste de Zoé et débrancha tous les appareils. Une odeur d’huile chaude s’était alors emparée de la pièce. Même la multitude de fleurs et de terrariums ne purent la masquer. L’animatrice se tourna alors vers l’ensemble du groupe. 

— Vous voyez ce qui se passe quand on n’est pas concentré. Je le répète. Il faut impérativement que vous soyez là physiquement et mentalement sous peine de gros accidents. 

Elle lança un dernier regard furieux aux filles et retourna à l’avant de la pièce. Bébé observa Zoé. 

— Hey t’es pas avec nous là, qu’est-ce qui t’arrive ? 

— Rien, je te dis. L’échange des deux filles avait intrigué Faty et Adjoua qui avait cessé leur conversation. À présent, elles avaient toutes les trois les yeux braqués sur Zoé. — Il y a un truc dis-le, tu sais que tu peux tout nous dire. 

— Ok, j’ai…hum…j’ai reçu un message hier soir de…céda Zoé. 

— Vincent ? La coupa Bébé. 

— Quoi ? N’importe quoi, répondit Zoé écœurée. Non, Djibril m’a envoyé un message hier soir. 

— Quoi ? Hurlèrent en chœur les trois filles. 

— Mesdames, ça suffit maintenant, vous ne voyez pas que vous dérangez tout le groupe. 

— Désolée, s’excusa Faty. 

— Ba c’est plutôt une bonne nouvelle ! Ça veut dire qu’il pense à toi au moins non ? Pourquoi tu te mets dans tous ces états ? Chuchota Adjoua. 

— Je ne sais pas, je suis perdue…Je suis contente et à la fois en colère. 

— Mais toi t’as envie de retourner avec lui ? Demanda Faty en train de fouetter vigoureusement sa crème visage qui prenait forme. 

— Oui carrément j’ai rêvé de ce jour mais en même temps… Oh ! Je n’en sais rien ! Je suis complètement paumée. Finit-elle par conclure. 

— Il te disait quoi dans ce message ? 

— « Besoin de te parler » 

— C’est tout ?! 

— Ok ! Ça veut tout et rien dire. Et toi t’as besoin ou envie de lui parler ? Demanda Bébé 

— Je pensais qu’on s’était tout dit, qu’on allait plus jamais se revoir. Une partie de moi veut l’envoyer chier et une autre espère secrètement le revoir. 

— Mesdames, s’il vous plaît nous faisons une courte pause dans cinq minutes. Vos histoires de cœur peuvent attendre jusque-là non ? 

Après quelques grognements, les cosmétos en herbe finalisèrent leur crème de jour. Elles rajoutèrent quelques gouttes d’eau de rose pour un parfum frais. Chacune avait dans son pot une mixture différente. La crème d’Adjoua était un peu trop liquide, celle de Faty trop compacte, Bébé avait eu la main trop lourde avec l’huile essentielle de carotte et celle de Zoé était légèrement mousseuse. La pause enfin arrivée. Elles allèrent se poser sur un banc de l’arrière-cour. 

— Du coup tu lui as répondu quoi à Djibril ? Demanda Adjoua. 

— Rien du tout… 

— De toute façon, vu l’état dans lequel tu étais ces derniers mois je te conseille de ne pas répondre à ce message, de l’ignorer et de continuer ta vie. Tu finiras par l’oublier crois-moi, lui conseilla Faty se recoiffant grâce à l’appareil photo de son smartphone. 

— Ouais j’avais déjà décidé de l’ignorer. 

— Putain Zoé, j’ai pensé à toi la semaine dernière. Tu te souviens de Clotilde Brassault ? 

— Ça me dit vaguement quelque chose. 

— Mais si la fille avec qui je bossais au Mcdo de Luxembourg…, précisa Adjoua. 

— Ah oui la petite blonde avec plein de taches de rousseur. Oui bah quoi ? 

— Elle cherche une rédactrice pour son webzine. Ça serait pour la rubrique actu, société, politique, ça ne t’intéresse pas ? 

Zoé éclata de rire. 

— Je suis RH maintenant va falloir que tu t’y fasses. En plus, je suis complètement rouillée sur les débats de société. C’est, à peine, si je suis l’actu et le monde politique maintenant. 

— Entre nous, on sait très bien que tu n’aurais jamais dû faire RH. Je ne comprends toujours pas ce qui t’a pris de t’orienter là-dedans, rétorqua Bébé recevant l’approbation d’Adjoua et Faty.

Ses amies avaient toutes suivi leur voie. Faty, grande amatrice d’art était devenue chargée de partenariat pour le compte d’une galerie d’art. Bébé avait toujours rêvé de devenir éditrice et Adjoua qui avait la phobie de redevenir pauvre, ne trouva rien de mieux que de s’orienter en finances pour s’assurer un avenir radieux. Zoé, elle était devenue RH dans l’agroalimentaire, s’éloignant de tout ce qui l’avait toujours fait vibrer et rentrer à sciences po, changer le monde. C’est à peine si elle changeait sa boîte. 

— Laisse tomber, se résigna Zoé. 

— Ok mais réfléchis-y au moins. En plus, ce n’est pas à plein temps donc tu pourras continuer de virer des gens, répliqua Faty hilare. 

L’animatrice signala la fin de la pause et invita toutes les participantes à se rendre dans l’atelier. Il leur restait à présent à confectionner une lotion et un sérum visage. Bien qu’elle soit physiquement dans l’atelier, l’esprit de Zoé voguait ailleurs. Les discussions enjouées de ses amies et les interruptions intempestives de l’animatrice la ramenèrent quelques fois sur terre mais le reste du temps était accaparé par le souvenir de Djibril. 

L’heure et demie restante fila à une vitesse folle. Frustrées de ne pas avoir davantage échangé, les filles se promirent de faire un simple restau à leurs prochaines retrouvailles dans un mois. Chacune savait pertinemment qu’avec leurs emplois du temps de ministre qu’elles ne se reverraient probablement pas avant la fin de l’été. 


Zoé, assise dans le métro aérien, le regard éteint, contemplait, au loin, un Paris qui s’agitait quand son téléphone vibra. 

« Je sais que c’est fou mais il faut vraiment que je te parle » 

C’en était trop pour elle, ignorer un message, soit, mais un deuxième c’était au-delà de ses forces. Elle commença à écrire. 

« Ok ! » non trop froid, pensa-t-elle. Elle effaça frénétiquement le message puis en écrit un autre. « Ça m’étonne mais je suis curieuse de savoir ce que tu as à me dire après un an de silence radio ». Trop agressive Zoé, t’es trop agressive. « Depuis le temps que j’attends ces explications » Non mais ça ne va pas ? Plus désespérée et pathétique tu meurs. 

Après avoir longtemps hésité sur sa réponse. Elle finit par écrire : 

« Dispo pour boire un verre sur Paris »

« Ce soir ? » 

« Non pas ce soir, j’ai déjà quitté Paris »

« Le week-end prochain alors ? Samedi ? » 

« Ok pour samedi ! Dans l’après-midi ou en début de soirée vers dix-sept heures après j’ai une fête en famille. » 

« Ok » 

« Ah merde j’ai un autre truc de prévu tout l’aprèm. En fait viens, je t’attendrais en bas de chez moi ce soir si ça te va. 20h30 ? » 

« Ok ! Hâte d’y être ! » 

Après un long trajet d’introspection, Zoé finit enfin par arriver chez elle. Elle avait mis un peu plus de deux heures et quart suite aux problèmes de transport. 

19h — plus qu’une heure trente à attendre. Ce rendez-vous l’angoissait. Son père le ressentait à son envie irrépressible de se mordiller les lèvres, de tortiller ses dix doigts dans tous les sens et de faire les cent pas dans la maison à la recherche d’une activité qui calmerait son cerveau en ébullition. Il avait bien envie de lui demander ce qui l’a tracassait autant mais par peur de s’embarquer dans un récit sans fin et pour lequel il n’aurait aucune solution à proposer, il se tut. Après tout, c’était une grande fille capable de gérer ses problèmes seule, c’est donc serein qu’il préféra retourner à sa bière et à son reportage. 

19h10 — Occuper son esprit. C’était l’unique mot d’ordre de Zoé en cet instant. Puis finalement, à quoi sert de lutter ? Résignée elle se jeta sur son lit et se laissa enfin assaillir par le flot de pensées. Elle se replongea dans cette histoire qui avait si bien commencé deux ans plus tôt pour comprendre comment celle-ci s’était arrêtée.

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