Candeur et décadence

Write by Meritamon

Au Club Genesis où nous avions facilement nos entrées, mes abrutis de frères me prévinrent: « On te surveille, toi. Tu t'affiches avec un mec qu’on ne connait pas et c'est fini ta soirée. Tu rentres à la maison ».


Ils s’enfoncèrent dans la foule des danseurs pour aller chasser les minettes, au milieu des hauts parleurs qui vomissaient du hip-hop. Alexander préféra rester à mes côtés. Il nous commanda à boire: une bière pour lui et un soda pour la gamine que j’étais. Je restai assise là sur les divans en velours rouge, pensive, le moral atteint par les attaques de mes frères, sans avoir envie de danser, moi qui aimais pourtant ça. 


-          Tu n’es pas obligé de me tenir compagnie, va les rejoindre, lui lançai-je, sèchement.

L’homme haussa les épaules, désintéressé par la proposition. À ce moment-là, j’étais l’unique objet de son attention.

-          Tu es troublante. Tu es tellement jeune... et si précoce. Est-ce vrai tout ce qui se raconte?

Incroyable. Lui aussi s’y mettait! Je le fusillai du regard.

-          Tu es mal placé pour me juger, si tu veux savoir. Il y a une demi-heure à peine, tu me faisais des choses.

Il eut un soupir. « Je ne te juge pas. Je veux seulement être certain que ce n'est pas contre ton gré, que tu es respectée ».

-          Personne ne m'y oblige.

Cette affirmation était-elle vraie? Bien sûr que non. La vérité était que des circonstances m’obligeaient parfois à être entraînée très loin de la rive vers les abysses, où je nageais avec les requins.

-          Vois-tu quelqu’un en ce moment?  Continua-t-il à m’interroger de sa voix rocailleuse, avec son accent scandinave qui transparaissait malgré un français impeccable.

-          Pas vraiment. 

-          Pas vraiment quoi? Demanda-t-il en exigeant que je sois plus précise. Il en avait marre du détachement que j'affichais. Ça m’amusait un peu.

Je regardai dans les yeux l’étranger avec toute ma jeune insolence et répondis :

-         Personne qui soit régulier.

Il eut un soupir de découragement : « il y en a donc plusieurs… »

-       Pourrais-tu arrêter de les voir, tous ces garçons? Trancha-t-il, très sec. Je sentis que ça l'irritait que je parle de mes relations, surtout avec la manière que je le narguais.

-          Pardon? Et pourquoi cela?

Je n’avais pas très bien compris.

Il me regarda droit dans les yeux et je sentis qu'il lui était difficile d'en parler. Toujours cette retenue et cette prudence que j'apprenais à reconnaître chez lui. Il réfléchissait à comment me l'exposer. Puis, l'homme décida d'y aller franc-jeu, cartes sur table, prêt à se découvrir.

-          Éva, je voudrais avoir une relation exclusive avec toi. Et, par relation exclusive, j'entends que tu ne vas pas ailleurs, pas d'autres gars, pas de batifolages.  Je paierais. Autant d’argent qu’il faudra. Prends-tu la pilule?

Je ne pus que hocher la tête en guise de réponse, parce qu'à ce moment précis je fus incapable de parler.

-          C’est Bien. Ouvre-toi un compte à la banque, dès que possible. Ça sera plus pratique pour t’envoyer de l’argent. 

Il prit une gorgée de bière, regarda un moment sans trop les voir les personnes qui dansaient sur la piste; il reporta de nouveau son regard sur moi.

-          Es-tu d’accord avec ce marché?

-          Combien... combien de temps? je pus finalement demander.

-          Je ne sais pas encore... ça peut être 6 mois, 1 an ou 2 ans.

6 mois, 1 ans ou 2 ans à être payée pour faire de moi ce qu'il voulait, pensai-je un peu cynique.


-        Il y a ce contrat de consultant qu’on me propose dans mon organisation, ils veulent que j'assure la coordination d’un projet dans ton pays. Mes chefs attendent que je leur réponde. J'aurai un appartement de fonction au centre-ville, ça sera plus facile si l'on doit se voir que la pension de ta famille. Tu viendras me voir tous les jours, après ton école si tu veux, on apprendrait à se connaître.

« Voilà, tout dépend de toi à présent. Tu me dis reste et je reste, ou encore si l'idée ne te plait pas, je m’en vais comme c’était prévu déjà, c’est-à-dire dans quelques jours. On ne se reverra plus ».

Plusieurs minutes passèrent où je ne dis rien. J’hésitai, une boule à travers la gorge. Et j’ignorai pourquoi je ne lui donnais pas de réponse tout de suite, malgré l’attirance que j’avais pour lui, malgré le désir et l’aventure; et cette illusion de contrôle qu’il me faisait croire que j’avais. Tu me dis reste et je reste.

Il y avait autre chose qui me mettait sur mes gardes. Ce requin-là, était plus gros que les autres. Je savais qu’il allait m’engloutir. Dès qu’il avait dicté ses règles, c’était lui qui était aux commandes. L’exclusivité, c’est comme une relation sérieuse. L’exclusivité faisait en sorte que je devenais Sa chose. 

Comme je ne répondais, il me demanda encore si j’acceptais ce marché.

-          Pourquoi me payer, alors? Je ne suis pas une pute.

-        Non, tu n’es pas une… il réfléchit pour choisir un vocabulaire plus approprié, une travailleuse du sexe. L’argent, c’est pour t’aider si tu as des projets, des envies de te payer des choses. Avec l’argent, les choses sont plus faciles, tu verras.

 

Tu te paies une conscience. Je ne le lui dis pas parce que quelque part il partageait la même pensée.

-          Ils ne doivent pas le savoir, dis-je en désignant discrètement mes frères des yeux. Ces derniers, au loin, participaient à un ridicule concours à savoir qui allait engloutir le plus de shooters de Tequila. Je vis Ousmane lever son poing dans les airs, victorieux. Il gagnait toujours à ce jeu-là.

« Personne ne doit être mis au courant de notre liaison ».

 

-          Je serais discret. Compte sur moi.

 

-          Encore autre chose, pourquoi moi? 

Je connaissais la réponse. Je pouvais être impulsive mais je n'étais pas stupide. Je voulais seulement l’entendre me le dire. Je savais ce que voulait ce genre d’hommes : le confort sous les tropiques, la possibilité d’assouvir un monde de fantasmes, sans avoir à s’inquiéter de rien. De toutes les façons, il payait. Ça réglait les luttes intérieures qu’il pouvait avoir avec sa conscience.

Avec l’argent, c’était plus facile. Surtout pour lui.

Alexander s’adossa sur le fauteuil et me fixa intensément pendant qu’un groupe de fêtards à côté, chantait à tue-tête le morceau de musique qui jouait. Dérangé par le vacarme, l’homme me retrouva sur la banquette capitonnée de velours sur laquelle j’étais assise, il posa une main sur ma cuisse et me murmura à l’oreille.

« Éva, je n’arrive pas à t’enlever de ma tête.  En partie, à cause de cette candeur que tu possèdes et de toutes ces choses que je n’arrive pas à cerner chez toi, avec ta personnalité. Aussi, je voudrai prendre soin de toi ». Il déposa un discret baiser sur mon épaule nue et ajouta, la voix enrouée :

« Je voudrais te posséder comme jamais personne ne l’a fait ». 

 

Prendre soin de moi et me posséder. Voilà où cette histoire me mènerait.

 

-          Je ne suis pas une fille comme il faut, l’avertis-je.

 

Il ne voulait pas d’une fille comme il faut.

 

-          Je ne suis pas un homme comme il faut, répondit-il.

 

Tout ce que je pus répondre fut « Reste ». Le danger m’ouvrait des bras accueillants, quiconque aurait pris ses jambes à son cou. Moi, je lui disais: Reste. Reste avec moi.

 

L’étranger eut un sourire satisfait, ses doigts écartèrent ma mèche de cheveux, il se pencha pour m’embrasser sur mes lèvres et se rappela que nous n’étions pas seuls. Il me demanda de l’attendre un moment pendant qu’il récupérait les clés de l’auto avec mes frères. Il leur dira que j’étais fatiguée et qu’il me ramenait à la pension. Ils protesteront un peu, en répliquant que la soirée venait seulement de commencer, qu’ils lui avaient trouvé une compagnie.

Enfin, il répondra en leur tapotant l'épaule: « Attendez-moi. Je reviens, les gars ».

En me frayant un passage pour sortir de la boîte de nuit bondée, mes yeux rencontrèrent ceux de mon frère; je ne pus m'empêcher de me liquéfier sous le regard inquisiteur de Taher. Se doutait-il à cet instant de quelque chose? Allait-il m'arrêter avant que les choses dérapent?

Je me détournai et marchai rapidement devant Alexander, pressée de respirer l’air frais de la nuit. Il y avait tout le vacarme, les lumières et les corps en sueur qui provoquaient en moi un étourdissement.  

Surtout, il me fallait échapper au regard de mon frère. Taher et moi avions toujours partagé une étrange connexion, malgré les quatre années qui nous séparaient. Il savait lire en moi quand j’allais mal, que j’étais au milieu d’une gaffe, que j’en avais honte et que je voulais disparaître sous terre. Pendant longtemps, Il avait eu ce don de me déchiffrer mieux que quiconque. C’était avant. Désormais, il me fallait exceller dans l’art de me dissimuler et d’être insaisissable.


Et voilà qu'à la sortie, je tombai par hasard sur Malick Kaba; je butai littéralement contre lui.

 

Il y eut quelques secondes suspendues où nous nous fixâmes sans ciller et je lus dans son regard tout le regret du monde, bien qu’à ce moment précis, je fus insensible à tout ce qui avait un rapport avec lui. Je fus surprise de ne pas ressentir de la haine, ni de la peine. Était-ce ma capacité à me détacher facilement des choses, qui jouait?

-          Éva… Je te cherchais partout. Tu ne réponds pas à mes appels, ni mes textos.

-          Ce n’est pas le moment. Je dois y aller… esquivai-je sèchement.

-       Je comprends que tu me détestes, je le comprends parfaitement et je l’accepte, je le mérite. Mais tu dois savoir, à propos de ce qui est arrivé, ce n’est pas moi qui ai cafté, je n’aurais jamais fait ça. L’un des gars a eu des remords, il en a parlé à sa copine, je te jure, c’est ce qu’il s’est passé.

 

Je ne pus m’empêcher de le fusiller du regard :

-          Vous pouvez brûler en enfer, tes potes et toi, avec tous vos remords. Je n’en ai rien à foutre, surtout après ce qu’il s’est passé.

-          Eva, tu étais d’accord! s’écria-t-il, en se défendant.

 

Un petit attroupement de curieux se formait autour de nous. Je remarquai que certains allaient dans la même école que nous et ils n’allaient pas manquer de rapporter ce qu’ils avaient vu à la sortie du Genesis, le capitaine de l'équipe de basket-ball Malick Kaba en train de discuter avec la fille bizarre, celle qui, d’après la rumeur, s’était laissé tripoter par la moitié des joueurs de l’équipe. C’était ce qu’il allait se rapporter dès lundi matin, à la levée du drapeau. Je tiendrai de nouveau la tête d’affiche. Et dire que j’avais promis au Padre de faire profil bas. Jean-Daniel allait être furieux.


Je marchai rapidement devant moi, un peu hagarde et furibonde, pour échapper à ceux qui me reconnaissaient alors que Malick me talonnait.

-          Tu as réussi à attirer l’attention sur nous. Bravo! C’est quoi ton problème?  Lui reprochai-je.

« Tu es autant dans la merde que moi. Tu es renvoyé du bahut, toi et les autres. Et puis, je pourrais te mettre encore plus dans la merde si je racontais dans les détails ce qui est arrivé… ton Général de père ne l’appréciera pas, crois-moi, lui qui tient tant à sa réputation ».

-          Il est au courant de ce qui est arrivé. Pas tout, mais ses hommes et lui, ont réussi à me faire avouer une partie… Tu peux imaginer que j’ai été tabassé comme pas possible.

Je remarquai enfin les points de sutures sur son arcade sourcilière gauche et sa pommette ouverte, son œil qui s’ouvrait à peine. Son père lui avait dégommé la face et il affichait une sale mine. Il était de réputation en ville que le Général usait de méthodes peu conventionnelles quant à la discipline autant chez ses soldats que chez son fils unique. Et, je ne ressentis aucune compassion pour lui. Malick me saisit par la main pour m’amener un peu plus loin dans le parking, loin des oreilles indiscrètes; je me dégageai de sa tentative de me prendre dans ses bras.

 

-          Mon père voudrait réparer ce qu’il s’est passé parce que c’est arrivé dans sa maison. Il viendra te voir à un moment donné. Ne discute pas avec lui. Accepte tout ce qu’il te proposera, me prévint Malick.

-          Quoi? Mais je ne veux pas le voir moi!

-          Il y a que…, Malick soupira, en me regardant gravement dans les yeux. Il y a que tu devrais accepter ce qu’il te propose. Parce que ça va plus loin que toi et moi cette histoire.

 

Le garçon ajouta :

 

-          Je m’en veux de t’avoir mise dans ce bourbier. Je t’aime Éva, je n’arrête pas de penser à toi.

 

-          Je voudrais que tu me laisses en paix, une bonne fois pour toute, répliquai-je.

 

Xander m’avait finalement rattrapée et se tenait derrière moi. Il avait rattrapé au vol les derniers propos de Malick et ne comprit pas ce qui se tramait, il mit la main autour de ma taille, m’attira à lui, marquant ainsi son territoire.  Il y eut de l’incompréhension dans le regard de Malick et une lueur de colère. Xander et lui se toisèrent un instant, tel deux fauves se disputant un morceau de gibier. Appréhendant la confrontation, je tirai Xander par le bras et le suppliai de me ramener à la maison. Nous nous dirigeâmes vers l’auto. Je jetai un dernier coup d’œil à Malick et remarquai qu’il était resté planté dans la rue, à me fixer, tristement, immobile comme une statue.


Foutu mec! Foutu, foutu enfant de salaud.

 

Dehors, je remarquai le contraste qu'il y avait entre la nuit qui était douce et la tempête en moi. J'avais l'impression d'être un vieux barrage aux remparts tout effrités qui n'allait pas tarder à céder, mes pensées se bousculaient dans ma tête. Xander prit le volant et emprunta le chemin de la pension. Il entendait finir ce qu'il avait commencé, dès l'instant que j'avais accepté sa proposition. Au début, le trajet se fit en silence, puis à un moment, je reçus des textos acrimonieux de Malick : "C’est qui ce type? Tu couches avec lui?"

Je l’ignorai et mis le téléphone sous silence. Le cellulaire continua de clignoter de sa lumière bleutée dans le sombre habitacle de l’auto.

 Xander me regarda et reporta ses yeux sur la route, puis il me dit avec un reproche dans la voix :

-          C’est ton petit ami qui te texte?

Je levai les yeux au ciel et soupirai.

-          Malick et moi ne sortons pas ensemble.

-          Vous étiez pourtant dans une grande discussion quand je t’ai rejoint, ça semblait important. Tu étais contrariée…. C’est lui qui te mettait dans cet état?

Alexander fixa la route, tendu. Je gardai le silence. Je ne savais pas trop comment en parler. Le téléphone continua de clignoter aux appels insistants de Malick. Sans prévenir, Alexander s’empara du portable et le balança à travers la fenêtre baissée de l’auto, me laissant sans voix, alors que j’entendais le téléphone se fracasser sur le bitume.

-          Qu’est ce qui te prend!

Xander se rembrunit et me demanda de la fermer. Il ajouta sèchement:

-          Je ne veux plus que tu revoies tous ces mecs, compris? Pas un seul.

Il se calma par la suite, réalisant l’ampleur de son impulsivité, se passa la main dans les cheveux et soupira.

-          Eva, écoute. À propos de cette exclusivité dont je t’ai parlé, de tout ce que ça implique, c’est très important pour moi, la parole donnée. Si tu n’es pas capable de respecter notre entente, tu as le temps de te rétracter avant qu’on s’engage plus loin toi et moi, avant que je m’attache…

-         Entendu, répondis-je, brièvement, alors que je regardai sans les voir les maisons qui défilaient sur le côté de la route, perdue dans mes pensées. 

Maudite exclusivité.

Il dit enfin:

-          Je te paierais un autre téléphone.


 

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