Éva Barry
Write by Meritamon
Père Osòrio.
Elle est assise dans mon bureau, en se tenant
droite sur le siège en face de moi, ses doigts fins croisés sur sa jupe, attendant
patiemment que je lui consacre quelques minutes alors que je croule sous les
dossiers. Je la sais fragile et forte en même temps, cette gamine, avec son
port de tête incroyable, ses traits fins de peule, un nez délicat au milieu
d’un visage harmonieux. C’est un visage qu’on n’oublie pas facilement, qui nous
marque comme une profonde empreinte. Sans doute à cause de ses grands yeux noirs
dans lesquelles brillent une lueur d’intelligence et de curiosité. Voilà une vingtaine d'années
que je dirige cet établissement scolaire qui appartient à l’Église catholique, et
je vois quotidiennement défiler des élèves dans ce bureau, des cancres, des élèves à problèmes,
avec des troubles de comportements, certains déjà écorchés par la vie alors qu’ils
sortent à peine du berceau. Je joue mon rôle, je conseille, je rabroue, punis
quand il le faut, exige que les moyennes remontent, obnubilé par la performance
chez mes élèves; sans parler des parents qui essaient de me soudoyer pour faire
passer leurs enfants en classe supérieure, le plus souvent des mères éplorées…
J’aime mon travail. Je suis entré dans les ordres religieux parce que je
cherchais Dieu et je pensais que devenir prêtre était la voie la plus facile
pour Le trouver. Dans ma quête, je découvris une autre voie : l’éducation.
Je me consacrai ainsi aux jeunes, à leur enseignement, leur formation, pour en
faire des citoyens de demain. Souvent, les parents ont abandonné. Certains se disent qu'ils paient assez cher pour envoyer leur progéniture dans mon école, et que c'est le rôle de l'école de se charger de l'éducation des enfants. Dans cette époque moderne, nous n'avons jamais été aussi seuls pour élever nos enfants.
Je suis conscient que l’adolescence est une période
turbulente pour ces gosses, leurs hormones sont en ébullition, ils sont en
questionnement, en expérimentation, en permanente opposition face aux adultes;
et ils pensent tout savoir ces jeunes, et soudain, nous nous retrouvons
obsolètes à leurs yeux, nous les éducateurs, même les parents. Nous devenons des
dinosaures d’une autre préhistoire.
Et puis, il y a cette gamine qui me tutoie de façon
désinvolte, m’appelle par mon prénom en privé, ne me donne pas de « Père Supérieur Osòrio
». Pour elle, je suis tout simplement Jean-Daniel, ou le Padre quand elle veut en rire; ce qu’aucun autre élève ou professeur n’oserait faire. Parce que jamais
je ne permettrais une pareille familiarité. Pourtant, je ne peux m’empêcher de
la laisser faire, et même la protéger et veiller un peu sur elle. Il m’arrive aussi de
prier pour elle, afin que le Seigneur apporte Sa lumière au milieu des tempêtes
dans lesquelles elle semblait vivre, de ses doutes, de ses peines.
Des élèves brillants, j’en vois souvent dans ce
lycée mais rarement, j’ai croisé un esprit comme cette jeune fille, vif et curieux, avec une intelligence hors norme que j’admire. Je rêve de la voir accomplir
des choses incroyables. Par exemple, lorsqu’elle avait remporté le concours national
de plaidoirie l’an dernier sur l’accès pour tous à l’eau potable, je la voyais
devenir une brillante avocate; Sa pensée est organisée, méthodique, peut-être deviendra-t-elle
une intellectuelle, une philosophe, ouverte sur le monde. Ses résultats dans
les sciences exactes dépassent largement les attentes, elle sera chercheure ou
médecin, si elle le voulait. Hormis ses résultats scolaires, ce qui
m’impressionne chez cette gamine, c’est la grande sensibilité qu’elle possède. Après
que des pluies diluviennes aient causé des inondations dans la partie basse de
la ville, des centaines de familles sans-abri avaient été installées dans des
camps de fortune sur un terrain prêté par l’église. Éva, à l’époque, avait
organisé une levée de fonds pour leur venir en aide : des vêtements, des
victuailles, des jouets pour les enfants avaient été collectées par ses soins
auprès des élèves et des parents afin d’apporter un peu de douceur aux familles
réfugiées. Elle n’avait que 14 ans. L’événement avait mobilisé toute l’école et
même au-delà, on en avait parlé aux Nouvelles, j’étais même passé à la télé
pour faire la promotion de l’initiative, à sa place; parce qu’elle avait choisi
de ne pas venir à l’école le jour de l’interview. Elle n’aimait pas être
l’objet de toutes les attentions et était assez solitaire.
Pourtant, elle était dans ce bureau parce qu’elle
avait involontairement attiré l’attention sur elle. Et pour la première fois,
ce n’était pas pour sa performance scolaire.
-
Jean-Daniel, le code de conduite est trop
restrictif à mon égard, pourtant les autres filles vont et viennent comme elles
veulent… On brime mes libertés dans ce lycée!
-
Des personnes se sont plaint, ça ne vient pas de moi,
lui répondis-je tranquillement.
Elle a un regard
interrogateur, je la sens contrariée. Si elle savait tout ce que j’ai eu à
affronter pour la garder encore scolarisée dans ce lycée, à cause des récents
événements. J’ai même été convoqué par l’Évêque en personne, qui a eu vent des
turbulences dans lesquelles ont été impliqués des élèves de l’établissement, en
particulier cette jeune fille. Pourquoi je la gardais encore dans cette école
respectable? Ces vieux ecclésiastiques ne voient pas le talent, ils sont
obnubilés par la respectabilité et la réputation.
- Éva, écoute-moi. Je suis conscient que ce n’est pas facile pour
toi en ce moment avec tes problèmes familiaux et tout ce que tu dois vivre, mais
il est important que tu te fasses discrète pour un certain temps. Tu es
brillante, tu es l’une des meilleures élèves de cette école, sinon la meilleure.
Seulement, tous ces garçons avec qui tu as des aventures... Ça ne renvoie pas
une image positive. Tu m’as un jour dit vouloir explorer ta sexualité, c’est
très bien ailleurs mais pas dans notre société, pas dans ce pays, tu dois t’en
douter également.
Elle hocha la tête, un sourire d’ironie aux lèvres.
Elle se riait de moi et des règles de notre société. Je continuais sans me formaliser
par son attitude en lui exposant le plan à suivre.
- Tu passes le Bac l’année prochaine, tiens-toi à
carreau jusque-là, fais profil bas et ensuite tu quitteras cette école, tu
voleras de tes propres ailes. Certainement qu’à l’Université les choses seront
différentes, tu auras gagné en maturité.
Je me raclai la gorge, me préparant d’avance à dire
quelque chose de délicat. Il me répugnait dans ma situation d’aborder ce
sujet particulier avec elle, mais il le fallait, vu les circonstances.
-
Si l’on revenait à cette rumeur. Ces garçons de
terminale qui ont profité de toi…
- Tu l’as dit : c’est une rumeur. Pourquoi
s’attarder à des on-dit? Toi aussi, tu écoutes les bruits de corridor? me
lança-t-elle, légèrement irritée.
Obstiné je voulus
creuser d’avantage, toute rumeur puisait son existence dans un fond de vérité,
aussi bancal que cela pouvait être. Toute rumeur pouvait avoir un fondement
quelque part.
- Personne n’a profité de moi. Affirma-t-elle, catégorique. Et puis, tu connais ma propension à aller
chercher les emmerdes.
Je soupirai au bord du découragement.
- Justement, tu dois arrêter de clamer cela, pour ton
bien. C'est très troublant. De toutes les façons, je les
ai renvoyés ces garçons, en tout cas pour un temps indéterminé, jusqu’à ce que la poussière retombe. Ce qu’ils ont fait est très grave, s’il s’avère
que cette histoire est vraie.
- Et moi, tu me gardes ici, au milieu de la tempête,
à subir le jugement des autres. J’envie leur sort et je trouve que ce n’est pas
juste que tu me gardes ici, avec tout ce que je subis dans ton école.
- Ta place n'est nulle part ailleurs qu'ici, Éva, tu ignores comment j’ai fait
des pieds et des mains pour te maintenir encore dans cette école et comment ma
décision ne fait pas l’unanimité. Si seulement tu me disais ce qu’il s’est
passé, cela prendrait une autre tournure, on irait ensemble porter plainte à la
police. Pourquoi tu t’obstines à les protéger?
Elle eut un regard
vide, comme si elle plongeait dans un souvenir douloureux et me dit que cela
n’était pas aussi simple que ça.
-
Qu’est ce qui n’est pas si simple? Ils t’ont
forcée?
-
Non.
-
Menacée?
-
Non…
-
Ils t’ont prise par surprise?
Elle garda
le silence. Je tenais peut-être quelque chose.
-
Il est important que tu réfléchisses à cette
question et que tu me répondes : En avais-tu envie aussi?
Elle porta ses
mains à son visage et ferma les yeux en soupirant. Elle resta là un moment,
sans bouger. Vulnérable. Puis, elle essuya rapidement du revers de la main les
larmes qui avaient pointé et menaçaient de couler.
-
Je ne sais plus. Je pense que j’ai merdé…
Je sus par cette
réponse qu’on était loin du consentement tandis qu’une colère indescriptible
montait en moi. Elle confirmait bel et bien que quelque chose s’était passé.
Peu importe ce que c’était, c’était grave et il y avait matière à investiguer
là-dessus.
-
Je refuse d’être une victime, rétorqua-t-elle,
obstinée et fière, refusant qu’on la prenne en pitié, j’ai ma part de
responsabilité.
En disant cela, je
sentis quand même un soupçon de doute dans son affirmation. Je lui dis que
c’était le qualificatif qu’il fallait dans son intérêt, pour la protéger. Elle
trouva cela hypocrite et me le fit savoir.
« Les autres élèves
vont m’en vouloir si on rate le championnat cette année. Surtout si ton joueur
vedette est absent ».
- Tu veux parler de Malick Kaba? Il est doué, c’est
vrai, il n’y a pas meilleur que lui. Mais l’équipe de basket-ball se passera de
lui. Si tu veux savoir, mais tu es trop égoïste pour t’en rendre compte, son
père, le Général Kaba, fait beaucoup de pression pour le faire réintégrer à l’école.
C’est un homme très puissant comme tu le sais et il va vouloir t’intimider, ou même
te nuire.
- Et avec ça, tu veux que je porte plainte à la police? Éva se mit à rire nerveusement.
"Ils diront que c’est mon comportement
qui a provoqué l’incident, que j’aurai dû bien me tenir comme une bonne fille
de famille. Je ferais comme tu dis : Me tenir à carreau".
- C’est bien, tu es raisonnable.
- Avant que je parte, pourrais-tu donner l’ordre à ton cerbère de surveillant de me lâcher un peu. Ça fait beaucoup de cours que je manque à cause de son zèle sur le code de conduite.
- Je lui parlerais. Ne provoque pas Monsieur Camara.
Il fait le travail qu’on lui demande. Je trouve que cette camisole te va très
bien, la complimentais-je sur le vêtement décent qu’elle portait à présent, vue
que son corps devenait une distraction pour les garçons et le personnel
enseignant masculin.
Elle hocha la tête en regardant gravement le
crucifix accroché au mur derrière moi. Elle se demandait ce que Le Seigneur en
pensait. Si elle était une Marie-Madeleine des temps modernes, persécutée par
les lois des hommes. Elle me demanda avec toute
la candeur qu’elle avait parfois :
-
Jean-Daniel, penses-tu que j’aie le démon dans le
corps? Faut-il peut être m’exorciser? Je pense que je ne suis pas normale...
Je fus amusé
et touché à la fois par son innocence.
-
On ne va quand même pas gaspiller de l’eau bénite
pour ça, lui dis-je.
Cela eut l’effet de lui arracher un sourire. Puis, je
repris, plus sérieusement :
- Je vois seulement une enfant en manque d’attention
qui joue avec son corps. Et, il se trouve qu’il y a malheureusement des
personnes sans scrupules qui en profitent.
Elle eut un soupir. Pour la première fois, je sentis son armure
s’effriter. Elle réalisait tout à coup, à quel point elle était seule contre le
monde. Seule au monde.
- Je suis fatiguée de toutes ces histoires.
Je lui souris avec compassion.
- Tu n’as pas le choix de te conformer à ton
environnement. Éva, tout ce que je fais, c’est de t’aider à limiter les dégâts.
Tu verras, ça ira mieux dans quelques temps. Comment va Taher?
Elle haussa
tristement les épaules lorsque j’évoquai son frère aîné.
- Taher, c’est Taher. Il déprime, je crois. Il n’est pas heureux. Ils lui ont refusé le visa d’études à l’ambassade. Une fois de plus. Il en veut à la terre entière et me pourrit la vie par la même occasion. Tout ce qu’il veut, c’est d'aller vivre à l'étrangers. Il pense que son potentiel est limité, ici. Il ne va même plus à la Fac. Puis Ousmane, celui-là… pfff…
Quelle
famille! Pensais-je, révolté contre le sort. Ces enfants avaient besoin d’aide.
-
Ton frère Taher est le garçon le plus doué que j’ai
connu, après toi bien entendu. Dis-lui de venir me voir. Je vais lui parler.
Très gêné par ces choses, j’ouvris un petit tiroir
fermé à clé, en ressortis un paquet de préservatifs et les lui glissa dans la
main. J’étais honteux de faire ça. Je savais que mes sermons ne servaient à
rien, et même si je la préférais abstinente, ce qui n’était pas impossible, je
devais m’assurer qu’elle faisait attention à elle.
- Je sais que tu prends tes précautions et que tu es
responsable. Mais on n’est jamais trop prudent.
- Jean-Daniel, c’est très peu orthodoxe ce que tu
fais, observa-t-elle, un peu surprise, je sais que tu es un homme de ton époque
et tout… Seulement, tu risques d’avoir des problèmes avec ton Église.
- Je suis au courant. Mais il y a trop de gamins qui meurent de nos
jours de sales maladies et je voudrais faire ma part pour limiter les dégâts même
s’il faut que je distribue des préservatifs et que ça va à l’encontre de mes
valeurs et des Écrits. Je déteste encourager cela, tu le sais. En plus de tous
ces ateliers que je donne sur l’abstinence, l’importance de la préservation
avant le mariage. Tu vois? tu rigoles déjà. Ça ne sert à rien, tu n’y assistes
même pas.
- Mais non, voyons… Il y a pleins d’autres élèves qui
y assistent. C’est très populaire, tes ateliers. J’imagine que c’était ton idée
aussi de faire tester les élèves au VIH le mois dernier et non pas une simple directive
de la Santé publique.
Je ne pus m’empêcher
de sourire face à sa perspicacité.
-
Même si c’est difficile parfois de le croire, j’aime
mes élèves. Pour toute action que je
pose, je m’assure que c’est pour leur intérêt : Santé, bien-être et
sécurité. C’est mon devoir.
-
Tu es une personne chouette, Padre, me dit-elle en
me souriant. Tu es le meilleur des hommes.
-
Promets-moi que tu feras attention à toi Éva.
-
Promis.