Chapitre 1 - Le voyage

Write by Diiabaa

Je plane littéralement. Nous sommes au-dessus des nuages. Je me sens bien, loin du monde et de la terre ferme. J'aime l’avion. À l’image de mes origines, lorsque nous sommes dans les airs, les frontières géographiques sont floues. Le temps l’est aussi.


On a décollé de Roissy Charles de Gaulle ce matin. D’après le pilote, tout se passe comme prévu. Nous arriverons à Bamako aux environs de quinze heures trente. L’hôtesse de l’air fait des va-et-vient dans les allées pour s’assurer que tout est en ordre. Elle porte un chignon bas très tiré. Son sourire me paraît lifté. Elle me paraît ailleurs. Elle a l’air préoccupé. Elle a l’air sur Terre. J’attendrai qu’elle repasse pour lui demander un verre d’eau.

Les sièges sont étroits. J’aurais bien aimé prendre l’option premium qui permet d’avoir plus d’espace pour ses jambes, hélas, je n'avais pas les moyens. J’ai pris mon billet à l’improviste. Maman a voulu me trucider en apprenant que je n'avais réservé qu’un bagage en soute au lieu de deux. Elle a dit que même si on partait léger, on reviendrait probablement avec des tonnes de choses à prendre.

Je pensais à faire ce voyage depuis un moment, mais il a fallu que je m’arrache à mon quotidien. Depuis quelques mois, je travaille chez un transitaire en intérim. Dans le monde du transport, tout va très vite. Il y a tout le temps quelque chose à faire. Il faut se souvenir de tout, il faut aller vite. C’est difficile de décrocher, il reste toujours du travail pour le lendemain. Pour une fois, j’ai délégué et j’ai demandé à ce que ma mission ne soit pas renouvelée. J’ai pioché dans mes maigres économies et me voilà partie pour un mois.

Ma nuit a été courte, mais je n’ai pas sommeil. Je fais pour la énième fois le tour des films proposés par la compagnie. Je n’arrive pas à me décider. À vrai dire, je n’ai pas la tête à ça. J’ai hâte d’arriver. Hâte de découvrir cette partie de moi. Mes origines et mon histoire.

J’ai 23 ans et pour la première fois de ma vie, je vais au Mali.

Je suis comme ces fruits exotiques qu’on trouve sur l’étal du marché. Je viens d’ailleurs, mais j’ai une étiquette “conditionnée en France”. Même si je suis tombée loin de mon arbre, je suis un fruit du continent africain. Ma peau ébène en est la preuve irréfutable. Mes lèvres charnues, ma silhouette élancée et ma cambrure accentuée sont un gage de qualité.

À mon nom et à la manière dont mes cheveux crépus sont finement tressés, on devine que je viens plus précisément de l’Ouest. Les plus observateurs le remarquent à la finesse de mes traits. On le voit aussi à mes nombreux bracelets et aux ceintures de perles que je porte autour de la taille.

La France, c’est ce que j’ai toujours connu. Je suis née et j’ai grandi dans une cité de la banlieue parisienne. Dans l’Essonne plus précisément. Pour autant, lorsque l’on me demande, je ne peux pas me contenter de dire que je suis française. Ce n’est pas la réponse que l’on attend de moi.

Pour certains, je ne suis pas française. Pour d’autres, je ne suis pas malienne. D’après la préfecture, j’étais malienne, puis française.

La dernière fois à la fac, je me suis pris la tête avec un camarade. Il était outré d’entendre que je ne me sentais pas française à 100 %. Pas autant que lui. Baptiste. Blanc. Français depuis des générations. Il m’a trouvée inconsciente et ingrate de ne pas considérer la France comme mon pays. Je n’ai pas su lui expliquer correctement mon point de vue. Cela me demandait trop d’efforts, de lui demander de voir la France avec mon corps et mon histoire.

Je ne suis pas française. Je ne suis pas malienne. Je suis peut-être les deux ou alors aucun des deux. Je ne sais pas si c’est vraiment important de le savoir.

D’après maman et papa, je suis Malienne, Soninké. Papa dit qu’il ne faut jamais l’oublier.

À la maison, on doit parler le soninké. En rentrant de l’école, on troque nos pantalons et nos baskets contre un pagne et des claquettes. On prie derrière papa et on prend des cours d’arabe depuis très jeune parce que notre religion à nous, c’est l’islam. On célèbre l’Aïd, mais il nous arrivait aussi de fêter Noël parfois. On n’a pas toujours mangé halal. On mange autant de gratin que de mafé. Le plus souvent, on mange tous dans le même plat.

Dans l’avion, les frontières sont imperceptibles et c’est très bien comme ça.

Un bref coup d'œil au hublot. Du sable à perte de vue. Rien que des dunes, imposantes, majestueuses. Si c’est le Sahara, c’est que nous ne sommes plus très loin. Peut-être même que nous survolons déjà le pays puisqu’une partie du Mali se trouve dans ce désert si vaste.

J’ai tellement hâte.

Maman est assise devant moi. Je me demande ce que ça lui fait de revenir pour la énième fois. C’est tout nouveau pour moi, mais c’est complètement différent pour elle. Je me demande si elle aussi se pose ce genre de questions parfois. Elle est née au Mali. Elle est partie pour la France lorsqu’elle avait environ vingt ans. Elle en a plus de cinquante aujourd’hui, mais elle a toujours la nationalité malienne. Elle revient régulièrement, mais elle ne reste jamais très longtemps.

Un petit tour dans la playlist de la compagnie. Section R&B, l’album Be Right Back de Jorja Smith est disponible. Ce sera parfait pour faire passer le temps.

Je détends le dossier de mon siège et me couvre avec le petit plaid rouge. Le casque sur les oreilles, je ferme les yeux et je m’envole, avec mon esprit, plus haut encore.

Bussdown, je ne connaissais pas ce titre, mais le rythme m’apaise. J’écoute cette musique en boucle, trois fois avant de me décider à laisser l’album tourner en mode aléatoire.

La voix de la chanteuse a quelque chose de relaxant. Peut-être qu’elle chante le blues de son dernier chagrin d’amour ; ou peut-être son sex-appeal. Je ne comprends pas, mais j’aime le style. J’ai l’impression de m’allonger sur la mélodie comme sur un hamac. Sa voix se diffuse dans mon esprit comme de l’encens. J’en inspire les notes et les mélodies, je prends de la hauteur chaque fois que j’expire jusqu’à quitter mon être et ses préoccupations mondaines.

Puis je redescends. J'atterris dans l’avion. L’album touche à sa fin, j’ouvre de nouveau les yeux.

Encore un coup d'œil au hublot. Cette fois, nous y sommes. Je ne m’étais même pas rendu compte que nous avions perdu de l’altitude. D’ici, j’aperçois le vert des arbres en contraste avec le rouge de la terre. Le fleuve Niger découpe le paysage. Il y a sur le bord des rives ce que je devine être des pirogues. Elles sont élancées elles aussi.

Je me demande quel est le quotidien des pêcheurs qui y sont à bord. Je me demande quelle aurait été ma vie si j’avais grandi ici. Peut-être que j’aurais épousé un somono* (tribu de pêcheurs d'Afrique de l'Ouest).

Le pilote vient de faire son annonce. L'atterrissage est imminent.

Je redresse mon siège et attache de nouveau ma ceinture. Maman se retourne et me jette un regard plein de malice. Je lui souris. Je pense qu’elle est aussi excitée que moi. Probablement plus encore.

L’avion sort ses roues. Un petit choc marque notre arrivée officielle sur le sol malien.

Pas d'applaudissements pour le pilote. Peut-être que comme moi, personne n’ose faire le premier clap.

Une fois l’avion immobilisé, tout le monde s’empresse de gagner la sortie. À peine ai-je ôté ma ceinture que maman me fait signe de presser le pas. Elle récupère nos bagages cabine et se joint à la foule. Je la suis. Je redoute le passage aux douanes et tous les contrôles administratifs. Les hôtesses de l’air affichent leur plus grand sourire et nous souhaitent un agréable séjour. Sur cette note, nous quittons l’avion.

Dès la sortie, un courant d’air chaud et humide nous étreint. Il vient de pleuvoir.

Nous nous retrouvons prises au piège dans la file d’attente qui se fait longue. Nous patientons une dizaine de minutes dans ce long couloir étroit qui maintient le suspense. 

Quand enfin, nous sortons, un agent nous attend. Il porte une blouse blanche et un badge de l’aéroport. Il a une petite mine. Je le trouve morne et taciturne.

“Bonjour, passe sanitaire et certificat de vaccination fièvre jaune s’il vous plaît”.

Il répète cette phrase en boucle à chaque personne qui se retrouve face à lui. Il jette un bref coup d'œil aux documents présentés puis passe aux personnes suivantes. Ses journées doivent être longues.

Même si je suis en règle, les contrôles d’identité génèrent systématiquement un petit stress chez moi. Le petit homme à la blouse blanche a terminé sa vérification. Tout le monde est en règle. Nous poursuivons notre avancée.

Maman commence à se plaindre.


(Sira) Ici, c’est toujours pareil. Ça fait trop longtemps qu’on est debout et qu’on attend. Vraiment ce pays, ça n’avance pas.

(Adja) Maman arrête de te plaindre, ce n'est pas parce que c’est le Mali, c’est toujours comme ça partout.

(Sira) Non ! Ici, c’est pire. Je sais de quoi je parle. Tu verras.

Maman déteste attendre elle aussi. Elle se plaint beaucoup. Lorsqu’elle est agacée, tout le monde doit le savoir. C’est gênant.

En attendant notre tour, je contemple l’aéroport. Les murs sont peints simplement, le plafond me semble bien bas. En comparaison à Roissy Charles de Gaulle d’où nous sommes partis, l’endroit me semble anachronique.

Il n'y a pas d’écran géant de publicité avec des produits de luxe qui passent en boucle. Il n'y a pas non plus ces stands de petites boutiques de choix telles que Ladurée ou encore Prêt à manger. Il y a des agents d’escale en uniforme postés çà et là. C’est un aéroport tout ce qu’il y a de plus simple. Modeste. C’est bien aussi.

J’ai envie d’aller voir à quoi ressemblent les toilettes, mais je n’ose pas. Je me retiendrai jusqu’à “la maison”. C’est étrange d’avoir pour chez-soi un endroit où l’on n’a jamais mis les pieds. J’ai hâte d’arriver.

Après un bon quart d’heure d’attente, nous arrivons devant le poste de contrôle des douaniers. C’est enfin notre tour.

L’officier s’adresse à maman en bambara* (langue nationale). Il n’a pas l’air commode. Je me demande si les douaniers du monde entier sont comme ça. Leur attitude distante et antipathique doit être un prérequis à l’embauche. Maman donne son passeport à l’agent qui fait mine de l’examiner attentivement.

Je ne comprends pas le bambara. Je devine les questions posées avec les quelques termes en français qui se glissent dans les réponses approximatives de maman. Elle est polyglotte, mais elle comprend mieux le bambara qu’elle ne le parle.

- (Agent) Passeport.

- (Sira) Tenez, voilà mon passeport.

- (Agent) Sira Koïta. Que venez-vous faire au Mali ?

- (Sira) Je viens rendre visite à de la famille.

- (Agent) Où logerez-vous ?

- (Sira) du côté de Kalaban Coro

- (Agent) Vous avez l’adresse complète ?

- (Sira) Non, je ne la connais pas par cœur.

- (Agent) Vous ne connaissez pas l’adresse de l’endroit où vous allez ?

- (Sira) C'est-à-dire que mon frère va venir nous récupérer en voiture et nous y conduire.

- (Agent) Hum… Mettez vos doigts dans la machine. Ici. D’abord la main droite.

- (Sira) Comme ça ?

- (Agent) Oui. Maintenant la gauche. J’ai besoin d’un numéro de téléphone.

Maman s’exécute.

Je n’aime pas sa manière de parler. Je le trouve sec. Les agents du gouvernement ont mauvaise réputation ici. Je suis méfiante. Je l’observe du coin de l'œil jusqu’à ce que ce soit mon tour.

-(Agent) Passeport.

Je lui tends mon passeport. Il commence son interrogatoire en bambara.

- (Agent) Que venez-vous faire au Mali ?(Adja) Je n’ai pas compris.

Maman prend le relais.

  • (Sira) C’est ma fille, elle ne comprend pas le bambara. Elle voyage avec moi, nous allons au même endroit.

  • (agent) Une Malienne qui ne comprend pas le bambara ?

Il jette un œil à mon passeport et me dévisage.

  • (Agent) À 23 ans !? C’est la meilleure celle-là.

Quelle audace ! Doublée de condescendance. En quoi ça le regarde ?

Moi qui ne l'appréciais déjà pas énormément. À présent, il m’agace. Je trouve sa remarque déplacée. Je n’y suis pour rien si je ne maîtrise pas la langue d’un pays dans lequel je n’ai jamais mis les pieds. Cela, doit-il remettre en cause ma légitimité ?

Même si la réponse est oui, ce n’est certainement pas son rôle de me le rappeler. Il ferait mieux de se concentrer sur son travail de douanier.

Il poursuit l’interrogatoire en s'adressant à moi dans un Français approximatif sur un ton encore plus directif :

  • (Agent) Main droite ici.

Je m'exécute silencieusement. La mâchoire serrée, je pose la main sur le boîtier qui enregistre mes empreintes.

  • (Agent) La gauche maintenant.

  • (Agent) Adresse ?

  • (Adja) Kalaban coro

  • (Agent) Hum… Numéro de téléphone.

  • (Adja) 06 27 39, 00 34

  • (Agent) Visa ?

  • (Adja) Non, j’ai la carte Nina, tenez.

  • (Agent) C’est la meilleure.

Il y jette un bref coup d'œil, me dévisage une fois de plus de son regard dédaigneux. Enfin, il me rend ma carte et mon passeport. Même s'il a l’air d’en douter, même si je ne parle pas la langue nationale du pays, cette carte Nina atteste de mon statut de citoyenne Malienne. Je me souviens encore du jour où nous sommes allés la faire avec papa. J’étais bien plus jeune. Déjà à cette époque, je n’aimais pas les démarches administratives.



-------------saut de page------------


À l’ambassade du Mali à Paris, il y a toujours du monde. Trop de monde et trop de bruit à mon goût. J’ai l’impression que ça va dans tous les sens et qu’il faut faire la queue pour tout et n’importe quoi.

Cette journée-là, j'ai tiré la tronche du début à la fin. La photo d’identité qui est sur la carte en témoigne. Nous avons passé des heures à déambuler de service en service pour pouvoir faire cette fichue carte. 

  • (Agent administratif) Mademoiselle, vous avez fini de remplir le formulaire ? 

  • (Adja) Oui. 

  • (Agent administratif)  Donnez-moi ça, que je vérifie. Mais ! Vous avez fait une erreur sur votre prénom. Vous ne savez pas écrire votre prénom ? À votre âge ? C’est la meilleure. Votre prénom c’est Akdja et pas Adja. Il manque le K., c’est pourtant simple… Alala.

Déjà que je suis de mauvaise humeur. Mon prénom à moi, c’est Adja, mais je n’ai pas envie de prendre la peine de lui raconter cette histoire pour la énième fois. Alors je me contente de tirer la tronche.

Cette histoire date du jour qui a suivi ma naissance. Après avoir convenu du choix de mon prénom avec maman, papa s’est rendu à la mairie pour établir un acte de naissance et m’ajouter au livret de famille.

Je ne sais pas ce qui s’est passé lors de l’enregistrement. Il est très probable qu’à cette période papa ne savait pas épeler correctement mon prénom. Il est aussi possible qu’il n’ait pas osé corriger l’erreur de la personne chargée de la saisie.

Quoi qu’il en soit, à cause de cela, j’ai été enregistrée administrativement sous “Akdja” au lieu d’Adja.

Je m’appelle Adja. Mes parents et mes proches m’appellent ainsi. Mes enseignants et mes amis m’appellent également ainsi. Mais sur ma pièce d’identité et l’ensemble de mes documents administratifs, je suis Akdja.

Cette erreur me hante depuis ma plus tendre enfance. Elle fait l’objet de moqueries. Tout le monde se demande comment c’est possible.

Comment est-il possible qu’un père ne sache pas épeler le prénom de sa propre fille ? J’ai honte de dire que c’est peut-être parce que mon père ne sait pas bien lire et écrire le français.

Je lui en ai longtemps voulu pour cela.

Lorsque j’ai eu treize ans, nous nous sommes rendus à la préfecture pour que j’obtienne la nationalité française. Ce jour-là, on nous a demandé à mes sœurs et moi si nous souhaitions changer de prénom. On nous a proposé d’opter pour un prénom à consonance plus “francisée”. Cela dans le but de faciliter notre intégration et notre adaptation dans le monde professionnel. On nous a proposé Francine, Jeanne, Manon, Jacqueline ou encore Cindy. 


  • (Adja) Moi, je ne veux pas changer de prénom mais j’aimerais juste retirer le K qui est de trop dans mon prénom s’il vous plaît.

  • (Agent administratif) Comment ça qui est de trop ? 

  • (Adja) Mon prénom à moi c’est Adja, pas Akdja. 

  • (agent administratif) Ah non par contre ça c’est pas possible. C’est une démarche complètement différente. Il faut monter tout un dossier. Ce n’est pas de cela dont il est question ici.

Papa m’a dit de laisser tomber alors c’est resté comme ça.


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Papa ne parle pas beaucoup et il ne prend pas toujours la peine d’expliquer les choses. Je n’ai jamais osé lui demander ce qui s’était réellement passé.

Les contrôles d'identité terminés, nous arrivons dans le hall principal. Toute la foule se retrouve ici pour récupérer ses bagages. Plusieurs jeunes hommes à l’allure négligée sont postés à côté des chariots à bagages. Ils me proposent leur aide.

Je décline gentiment leur offre et m’empare d’un chariot. Il est bancal. Ce n’est pas le pire. Ils semblent tous un peu abîmés.

Je me tiens à l’écart de la foule qui gravite tel un essaim tout autour du tapis roulant. Les valises défilent, tout le monde est en hâte.

Les moustiques profitent de cette affluence pour nous tourner autour. Maman semble avoir accepté l’aide d’un jeune garçon. Il attend son signal pour retirer les valises du tapis et les poser sur le chariot.

Je regarde les valises défiler au loin et je m’imagine ce qu’elles contiennent. Je me demande si comme moi, il y a des personnes qui découvrent leur pays d’origine pour la première fois.

Je ne peux pas penser à ça sans qu’un profond sentiment de honte ne m'envahisse.

J’ai honte de ne pas connaître l’endroit d’où je viens.

J’ai honte de ne pas connaître mon histoire. L’histoire de mon pays d’origine, celles de mes parents et des leurs.

Je repense à la remarque du douanier. Dans le fond, il a peut-être raison. Peut-être que je ne mérite pas ce statut de citoyenne. Il est loin d’être le seul à penser cela. J’aurais pu passer outre son attitude désobligeante et sa condescendance. C’est le contenu de sa remarque qui m’a le plus heurté. Moi qui pensais trouver ici refuge.

J’aperçois nos valises sur le tapis roulant. Le jeune homme les attrape et les charge maladroitement sur le chariot puis nous nous dirigeons vers la sortie. Je pensais en avoir fini avec les contrôles.

Nous nous retrouvons une fois de plus dans une file. Celle-ci mène à une machine à rayons X., c’est le contenu de nos valises qui est contrôlé cette fois.

Il n’y a qu’une machine pour contrôler toutes les valises. Plusieurs agents sont postés derrière.

Notre tour vient enfin, le jeune homme dépose les valises une à une sur le tapis. Elles sont lourdes. J’imagine son quotidien. Son travail doit être fatigant.

Les valises ressortent et le jeune homme les recharge aussitôt sur le chariot. Les agents postés derrière la machine regardent dans notre direction et échangent quelques mots. Au moment de récupérer nos sacs à main, l’un d’entre eux nous interpelle.


  • (Agent) C’est à vous ? 

Maman lui répond.

  • (Sira) Oui, ce sont nos valises, il y a un problème ? 

  • (Agent) On a vu de la nourriture dans les bagages cabine, est ce que vous savez que c’est interdit ? 

Encore ce ton désobligeant et autoritaire. Il nous regarde comme s'il soupçonnait la présence d’explosifs dans nos sacs. Maman garde son calme et lui répond poliment. 

  • (Sira) Non, nous n’avons pas eu de problème au départ, c’est la première fois que j’entends ça. 

  • (agent) Je vous le dis, c’est strictement interdit, ce n’est pas normal que vous soyez monté avec toute cette nourriture. Un peu, je ne dis pas, mais là le bagage est complètement rempli de nourriture. Il y a même des boîtes de conserve. Qui nous dit qu’il n’y a pas des choses cachées dedans ?

  • (Sira) Ce n’est que de la nourriture monsieur, c’est pour le village parce que mes enfants…

  • (agent) Madame, je vous dis que c’est interdit, nous allons devoir saisir et vous mettre une amende. 

Alors là, c’est la meilleure. Je suis interloquée. Sa condescendance m’exècre. Il parle fort et semble peu disposé à coopérer. Je me sens coupable, car c’est pour moi que maman a pris toute cette nourriture. Elle a insisté en m’expliquant qu’au village il n’y a pas tout ce qu’on a l’habitude de manger. Ça peut parfois rendre le séjour long et difficile.

Toujours avec calme et sang froid, maman reprend :

  • (Sira) Je suis désolée, je ne savais pas que c’était interdit. Nous partons pour le village et nous avons vraiment besoin de ces aliments. Que pouvons-nous faire ? 

Il lui jette un regard appuyé et droit dans les yeux, il lui répond :

  • (agent) Ça dépend de vous madame, il faut que vous me compreniez vous aussi, je ne peux pas laisser passer ça comme ça. 

Il continue de la regarder dans les yeux, puis jette un œil à son sac à main avant de revenir à ses yeux. Maman semble avoir directement compris où il veut en venir. Elle ouvre son sac et y récupère un billet de 5 euros qu’elle lui tend discrètement. 

  • (Agent) Vous, vous êtes une femme intelligente. Ça ira pour cette fois. Bonne journée. 

  • (Sira) Au revoir. 

Il prend le billet et nous tend le bras en direction de la sortie. Bouche bée, j’assiste à la scène avec la mine défaite. Je suis quasiment certaine que ce n’est pas interdit d’emmener de la nourriture. Maman me regarde et semble deviner ce qu’il se passe dans ma tête. Elle me dit :

  • (Sira) C’est comme ça ici. Allez, viens, on sort.


Je regarde autour de moi les yeux ronds et les sourcils relevés. Je suis sidérée. D’autres personnes ont assisté à la scène, d’autres agents de sécurité. Certains ont entendu, personne n’a réagi. Ils semblaient indifférents. Je cherche une dernière fois du regard l’agent de sécurité qui est déjà retourné auprès de ses collègues. Cette scène me choque. Ce qui me perturbe d’autant plus, c’est que je suis la seule qui semble perturbée. J’ai l’impression d’être dans un film. Nous nous dirigeons vers la sortie et sur cette note amère, je découvre l’extérieur.



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