Chapitre 2 - Bamako

Write by Diiabaa

Il est 16 h 57 heures locales, le ciel est légèrement couvert, mais il fait lourd. Il doit faire environ 31 °C. L’air est si humide que j’ai l’impression d’être instantanément moite. Je suis encore perturbée par ce qui vient de se passer, mais ma joie prend le dessus.

Devant l’aéroport, c’est la cohue. Il y a des taximans qui nous font des grands signes et nous interpellent en criant “Taxi" ! "Taxi !”. Il y a des personnes en tenue de fête qui semblent attendre leurs proches. D’autres groupes de jeunes hommes proposent leur aide pour accompagner les personnes jusqu’à leurs voitures en poussant leurs chariots. Nous passons devant la horde de taximans et marchons vers le parking. Le jeune homme qui nous accompagne fait signe à ses collègues que la situation est déjà sous contrôle. C’est là que nous attend tonton Hamé.

Tonton Hamé, c’est le demi-frère de maman. Je suis impressionnée par la foule. Je marche vite pour ne pas perdre maman de vue. Je veux tout saisir de cette arrivée. L’air est différent. Le sol goudronné est légèrement recouvert d’une terre rougeâtre qui donne au paysage des nuances sépia. Je peine à contenir mon excitation. Je sors toutes mes dents.

À Paris, il y a beaucoup de personnes de couleurs. Beaucoup de noirs. J’ai l’habitude d’en voir beaucoup, mais je n’ai pas l’habitude de ne voir que des noirs. Ça peut sembler étrange, mais je me sens à l’aise. Je sens que je me fonds dans la masse. Je me sens “comme tout le monde”. C’est agréable.

À Vigneux-sur-Seine, il y a des gens originaires de nombreux pays. J’ai depuis l’enfance, des copines d’origine turque, portugaise, française, maghrébine, antillaise, congolaise, asiatiques, etc. Dans les classes d’école primaire, sur les vingt-cinq que nous étions, il était impossible de faire des groupes de cinq personnes partageant la même origine. On était tous différents.

Du coup, je ne me suis jamais sentie totalement différente.

Puis il a fallu aller au collège. C’était différent. Au collège, il n’y avait pas que les enfants du quartier. Il y avait aussi toute la jeunesse des zones pavillonnaires. Beaucoup moins d’étrangers. Plus de Français 100 % et beaucoup plus de blancs.

Je repense à ce jour où nous étions en colonie de vacances. Je devais avoir 14 ans. Nous étions partis pour la Normandie avec une association du quartier.

Un jour, à l’occasion d’une sortie à la plage, nous sommes passés par des ruelles peu fréquentées. Nous avons croisé des personnes âgées. Elles nous dévisageaient d’une manière assez particulière. Ça s'est produit plusieurs fois. Plus de fois que la coïncidence ne veut bien l’entendre. C'était gênant. J’avais l’impression de lire ma différence dans leur regard. J’ai trouvé ça déplacé. Quoi que ces regards puissent signifier, j’aurais aimé ne pas être vue. J’aurais aimé me fondre dans le décor. Les plus téméraires d’entre nous se sont révoltés. 


  • (Kevin) Qu’est-ce qu’ils ont à nous regarder comme ça, ils ont jamais vu de noirs ou quoi? 

  • (Stélanie) C’est clair ! ils veulent peut-être des photos et des autographes.

  • (Nilson) C’est dingue ça ! Sous préteste qu’ils sont vieux ils s’croient tout permis !

Nam, l’animateur, nous a repris en riant.

  • (Nam) Calmez-vous ! Déjà, c’est prétexte avec un X et non pas préteste. Faites plutôt attention à là où vous mettez les pieds. 

Nam nous a expliqués un peu plus tard qu’il ne fallait pas mal le prendre. Il a expliqué que certaines de ces personnes âgées n’avaient pas l’habitude de voir des “personnes de couleur”. Que nous étions peut-être les premiers noirs qu’ils rencontraient. Il nous a appris ce que signifiait “prendre de la hauteur”. Il nous a également appris à faire abstraction de ces regards. 

  • (Nam) Vous êtes presque tous étrangers ici. Vous allez devenir des adultes bientôt. Vous devrez pour la plupart en faire deux fois plus que François pour être considérés. Certains vous renverront systématiquement à votre différence. C’est la vie. Il va falloir vous y faire. 

François, seul blanc du groupe, d’origine portugaise est devenu tout rouge. Tout le monde s’est mis à rire.

  • (François) Eh ! J’ai rien fait moi ! 

  • (Nam) Je sais bien que t’as rien fait, je t’embête François.

Je ris intérieurement en y repensant.

Parmi les différentes voitures garées, j’aperçois les taxis. C’est pour la plupart des vieux modèles. On dirait ces longues Mercedes des années 80. 

Du jaune citron, du vert pomme, du ocre. Leurs couleurs sont  extravagantes, elles ajoutent du peps au paysage. On arrive à la voiture de tonton qui nous attendait là. Il nous accueille chaleureusement avec un grand sourire et de longues salutations en soninké* (dialecte).


  • (Hamé) Xa Nawari

  • (Sira) Salam aleykoum Hamé comment tu vas ? 

  • (Hamé) Aleykoum Salam! Ça va et vous ? Vous avez fait bon voyage ? 

  • (Sira) Ça va al hamdoulillah tout s’est bien passé. 

  • (Hamé) Comment va la famille en France ? 

  • (Sira) Tout le monde va bien al hamdoulillah et ici ? 

  • (Hamé) Tout le monde va bien al hamdoulillah. 

  • (Sira) Et les enfants ça va ? 

  • (Hamé) Les enfants vont bien merci, comment va ton mari ? 

  • (Sira) Il va bien merci, il te salue d’ailleurs. 

  • (Hamé) Ah c’est bien, tu le salueras de ma part également. Keïta

  • (Sira) Pas de problème je lui transmets, Traoré. 

  • (Hamé) Al Hamdoulillah. Et toi ça va ? C’est quoi ton prénom déjà ?

  • (Adja) Moi c’est Adja, ça va merci 

  • (Hamé) Al hamdoulillah, c’est bien, pas trop fatiguée ?

  • (Adja) Si un peu mais ça va. 

  • (Hamé) Très bien al hamdoulillah. Venez on va mettre les valises dans le coffre et on y va. 

Le jeune homme et Tonton Hamé chargent les bagages dans le coffre. C’est une Toyota Corolla grise des années 2000, un peu moins extravagante que les taxis mais tout aussi accueillante.  Une fois les valises rangées et le coffre fermé, le jeune homme se dirige vers ma mère. Il se tient devant elle droit comme un piquet, les mains dans le dos. Il semble attendre quelque chose.

Il a l’apparence d’un jeune homme d’environ 15 ans. Il a cette peau lisse et cette silhouette élancée qu’ont les mannequins. Il est vêtu d’un T-shirt un peu trop long pour lui. Le T-shirt devait être blanc au départ. Il est à présent marron, taché et déchiré au niveau de l’épaule gauche. Il porte un bermuda kaki et une paire de sandales en plastique vert. 

Un de ses camarades est venu le rejoindre. Il l’attend en retrait, quelques mètres plus loin. 

Il paraît plus jeune. Il pourrait être son petit frère. Il est vêtu très modestement lui aussi. Maman fouille de nouveau dans son sac et lui sort une pièce de deux euros. Il la saisit et lui dit en bambara:

  • Qu’Allah vous bénisse ma tante

Il retrouve son ami avec un grand sourire et lui montre la pièce, puis ils s’en vont. Leur réaction m’amuse et me touche profondément. Maman lit mes émotions comme dans un livre ouvert. 

  • (Sira) Avec ça ils vont faire la fête. C’est beaucoup pour eux, c’est pour ça qu’ils sont contents comme ça. 

Nous montons dans la voiture. La chaleur est étouffante à l’intérieur. Tonton allume la clim et la radio. C’est une chaîne de musiques du monde. Nous sortons progressivement du parking et c’est sur des notes orientales que je découvre le paysage. 

Pas grand-chose ne m'interpelle autour de l’aéroport. Ce doit être une zone protégée. Sitôt passé le barrages de gendarmes, le décor commence à prendre forme. Cette verdure que j'apercevais depuis l’avion est encore plus coruscante. Des champs de maïs s’étendent à perte de vue.   Des vendeuses sont assises au bord de la route. 

A l’ombre d’un arbre, l’une d’entre elles est installée sur un bidon en plastique bleu. Elle épluche des épis de maïs et les empile sur un plateau posé à ses pieds. Elle est équipée d’un petit four artisanal dont la fumée s’échappe haut dans le ciel. 

Un enfant âgé de peut être 2 ans lui tient compagnie. Il est accroupi tout près d’elle. Il agite un taya* (éventail) devant les braises comme pour les raviver. Il semble distrait par les voitures qui circulent. 

Une autre vendeuse semble défiler au bord de la route. Sa stature est parfaite. Elle porte un immense plateau sur la tête. Dessus, sont disposés des fruits semblables à d'énormes citrons verts. Elle me rappelle ma mère. Lorsque nous étions plus jeûnes et que nous allions faire les courses. Elle portait des packs de lait sur la tête. Ils tenaient en équilibre à la perfection et ne vacillaient pas d’un poil. Les passants la regardaient faire. Ils étaient systématiquement impressionnés. J’étais si fière. 

La route est goudronnée mais il n’y a pas de trottoir. Juste cette terre rougeâtre. Au fur et à mesure que nous roulons, les vendeuses et les passants se font de plus en plus nombreux. Il y a ces petits stands Orange Money qui tiennent dans des petites constructions en tôle. Il y a des fruits et légumes frais disposés sur des nattes au sol. La clim n’est pas très puissante alors j’ouvre la fenêtre pour profiter du vent. 

Au bord de la route, il y a un fossé entre le goudron et l’entrée des commerces. C’est ce fossé qui fait office d’égouts. Il n’est pas couvert. Il y a de l’eau qui stagne au fond. C’est probablement de là qu’émanent les odeurs. Des déchets longent le bord de la route. La pollution mêlée au sable dégage une constante poussière. Tout le monde semble en être accoutumé. Moi je n’arrive pas à en faire abstraction. Je ne veux pas fermer la fenêtre malgré tout. Je veux voir. Je veux capturer les premiers instants jusque dans les moindres détails. Je veux m’y sentir chez moi. Je veux connaître et reconnaître, m’approprier l’espace. 

Il y a des constructions en tôle, peintes de couleurs vives avec des dessins sur la devanture. Tantôt des pneus, tantôt de l’essence disposée dans des bouteilles en verre. Tantôt des salons de coiffure et des produits de beauté pour femmes. Tout y est. 

Des tables en bois font office de présentoirs sur lesquels sont disposés des sacs de charbon et de sable.

Un panneau publicitaire affiche les dernières offres de forfait.  Un autre, la boisson en vogue du moment pour seulement 200 Francs CFA. Sur celui-ci, on voit une femme présentant son petit sachet d’épices: Un indispensable pour réussir tous ses plats d’après son sourire et le mari épanoui qui pose derrière elle.

La rue est bruyante, il y a beaucoup de trafic. Lorsque nous ralentissons, des enfants postés sur les bordures des routes, se penchent sur nos fenêtres. Ils cherchent à nous vendre des petits sachets contenant des fruits ou encore des beignets. Tonton Hamé récupère quelque pièces de monnaie et les donne à un enfant en échange d’un sachet d’eau. J’aimerais boire moi aussi mais maman m’a prévenu de faire attention. 

  • (Sira) Ton estomac est plus fragile que le leur, tu n’es pas habituée à l’alimentation d’ici. Il faudra faire attention à ne boire que de l’eau en bouteille de la marque Diago. 

  • (Adja) D’accord. 

  • (Sira) Tu vois ces stand qui vendent du diby*(spécialité à base de grillades) au bord des routes ? 

  • (Adja) Oui, ça a l’air trop bon !

  • (Sira) Ça l’est mais il faudra que tu fasse attention à l’hygiène. Il y en a qui risquent de te rendre malade. 

  • (Adja) D’accord. 

“Nobody wanna see us together, Money don’t matter now, cause I got you babe”. C’est au tour d’Akon de passer à la radio. 

Je vois les habitations, des petits immeubles dont le rez-de-chaussée est transformé en commerce; des mosquées, des écoles, des restaurants. L’échelle et les normes ne sont pas les mêmes qu’à Paris. Moi qui voulait du dépaysement, je suis servie. C’est agréable de changer d’environnement. Dans la banlieue d’où je viens, tout se ressemble. Il fait souvent gris et froid. Ici c’est lumineux et très coloré. 

De nombreuses personnes circulent en moto mais rares sont celles qui sont équipées d’un casque. Depuis près d’un quart d’heure que nous roulons, je n’ai pas aperçu un seul passage piéton. Pas de feu tricolore non plus d’ailleurs. Les gens traversent dès qu’ils peuvent. Les traversées sont nombreuses. Les piétons semblent habitués. 

Lorsque nous parlons d’avenir avec maman, il m’arrive souvent de dire qu’un jour, j’aimerais entreprendre ici, au Mali. En regardant le paysage défiler, je me demande où je pourrais trouver ma place. Ici, j’ai l’impression que n’importe qui peut ouvrir un commerce à condition d’avoir un peu de moyens et un bon sens de la débrouillardise. Bamako me donne l’impression qu’on peut partir de rien mais que tout est possible. C’est encourageant mais en même temps, certaines choses me dérangent. Le décor me renvoie à une qualité de vie bien plus rude que mon quotidien en France. 

Après vingt bonnes minutes sur le goudron, nous quittons l’axe principal pour nous engager dans des petites rues. Celles-ci ne sont pas pavées. Maman est agacée par les nids de poule qui agitent la voiture dans tous les sens.

  • (Sira) C’est incroyable ce que les routes sont mauvaises. 

  • (Hamé) Oui, avec les fortes pluies de ces derniers temps c’est encore pire. 

  • (Sira) Le problème avec cet endroit, c’est que ça n’évolue pas. Ça fait plus de 30 ans que j’ai quitté le pays et chaque fois que je reviens c’est la même chose. Le gouvernement ne fait rien pour améliorer les choses. 

  • (Hamé) Il y a des projets de constructions qui sont en cours apparemment. 

  • (Sira) C’est toujours comme ça, ils annoncent plein de projets pour calmer le peuple et puis rien n’est fait.

Le téléphone de tonton sonne et interrompt leur échange. Nous roulons de plus en plus lentement. L’état des routes nous empêche de dépasser les 30 km/heures.

Il y a d' énormes crevasses creusées par la pluie. Tonton redouble d’agilité et d’ingéniosité pour ne pas abîmer sa voiture. Les secousses m’amusent, mais maman est agacée. Le décor change progressivement. Un grand nombre de chantiers bordent les routes. Ce sont des maisons en construction. Beaucoup d’entre elles semblent avoir été laissées à l’abandon.

Il y a des trous dans les dalles de béton. Elles sont si vétustes que des plantes s’y sont incrustées.

Je devine l’histoire de ces chantiers abandonnés. Nombreux sont les pères de famille qui travaillent d’arrache-pied pour survivre en France. Beaucoup sacrifient plus de la moitié de leur maigre salaire pour pouvoir se construire une maison décente ici. Ils sont en France, mais leur cœur est ici, en chantier. Ils sont entre deux mondes. Écartelés par la distance et la rudesse de la vie. Noyés par leurs espoirs et les attentes de leur entourage.

Les constructions avancent tant qu’ils ont les moyens de construire. Ils arrivent souvent à court de moyens en plein milieu des travaux, car leur situation est instable. Les chantiers deviennent alors des ruines comme celles-ci, habitées par les lézards et les plantes.

Il y a des pères qui lèguent leurs rêves et leurs projets à leurs enfants. Mais ils oublient que les rêves ne sont pas héréditaires. Ils oublient que l’histoire de leurs enfants n’est pas la leur. Souvent, comme moi, leurs enfants sont nés ailleurs. Ils n’ont qu’une attache historique et sentimentale à leur pays d’origine.

Il y a aussi ceux qui se sont fait avoir en confiant l’avancement des travaux à des proches parents. Ceux-là sont nombreux. D’ailleurs, tout malien digne de ce nom, a été, ou connaît quelqu’un qui a été victime d’une arnaque par un membre de sa propre famille.

Ne pouvant pas se déplacer, il envoie de l’argent régulièrement en demandant à un proche de superviser la construction. Tout se passe supposément bien jusqu’à ce qu’il finisse par se rendre sur place pour constater que rien n’a été construit et que l’argent à été dépensé pour autre chose. Parfois, ce proche ne donne plus de signe de vie après avoir reçu une grosse somme d’argent. Souvent, cela se solde sans poursuite ni remboursement. Au nom du sang et de la famille, on invite la victime à pardonner et à aller de l’avant.

Je me souviens encore des longues discussions houleuses que papa avait avec maman à ce sujet. Il passait des heures au téléphone à essayer de superviser la construction de sa maison.



-------------------------saut de page --------------------------
  • (Bakary) Allô ! Allô ! Issa ! Explique-moi comment c’est possible ! Les deux mille euros que j’ai envoyés il y a trois mois étaient censés servir à la finition des chambres et du salon, pourquoi j’entends que les chambres ne sont toujours pas commencées ?! Ça fait des semaines et des semaines que je vous appelle presque tous les jours pour vous demander si tout va bien et tu me réponds que tout se passe comme prévu ! 

  • (échanges inaudibles) 

  • (Bakary) Quoi ? Comment ça ce n’est pas de ta faute ? J’ai besoin de comprendre ce qui se passe au juste avec tout l’argent que je vous envoie.  

  • (échanges inaudibles) 

  • (Bakary) Allô !? Allô !? Plus d’unités. Merde alors ! C’est pas vrai ça ! C’est insupportable ! Ils vont finir par me ruiner à ce rythme. 

Papa s’arrache le peu de cheveux qu’il lui reste et maman en rajoute une couche. 

  • (Sira) C’est du n’importe quoi là-bas, ils jettent l’argent par les fenêtres. Tu continues d’envoyer de l’argent alors qu’ici, le frigo est vide. Tu as vu le mot dans le carnet de Penda ?! Il faut donner des sous pour la coopérative scolaire ou je sais pas quoi. 

  •  (Bakary) C’est quoi ça encore, c’est combien ? Et c’est pour quand ? 

Maman n’attendait que ça, la remarque de travers pour surenchérir. Le ton monte progressivement.

  • (Sira) Ne commence pas à dire que tu n’as pas d’argent alors que tu es en train de tout balancer par la fenêtre de l’autre côté. Tu as des engagements à tenir en tant que père et mari dans cette maison. Il n’y en a que pour le pays dans ton argent. Tu penses que je ne sais pas ce que vous manigancez tes frères et toi ? Tu penses que je ne sais pas que tu veux prendre une seconde épouse ? Tu penses que je suis bête ?

  • (Bakary) Ne commence pas avec ça Sira. Tu oses me dire ça or que je ne t’ai pas demandé un seul centime de l’argent de la CAF ?! Il est où cet argent qui devait servir à faire les courses pour la rentrée ? C’est avec cet argent qu’il faut s’occuper des enfants. 

  • (Sira) Tu dis ça mais ça t’a bien arrangé quand la dernière fois ça t’a permis de payer les réparations de la voiture !

  • (Bakary) Je n’avais pas le choix, il faut bien que j’aille travailler non ? 

  • (Sira) Tu sais très bien que j’ai tout dépensé dans les courses de la rentrée, tu crois que les vêtements neufs c’est gratuit ! Tu penses qu’il n’y a que deux enfants ici ? Tu crois que la CAF nous paie des millions ? Tu te rends compte de toutes les charges à gérer ! Tu n’es jamais ici ! Tu te rends compte de rien !

Papa s’éloigne progressivement et feint d’être occupé pour s’échapper de la conversation. Il est en colère, mais il sait que s’il répond, c’est peine perdue. Maman ne décolère pas. Elle se plaint à présent de cette manie qu’il a de l’ignorer plutôt que d’affronter les problèmes comme un “vrai homme” le ferait.

Nous, on gravite autour de tout ça en faisant mine de ne rien entendre. On se tient à distance pour ne pas être mêlés à la dispute. C’est la routine.


-------------------------saut de page --------------------------

À l’époque, à la lumière de mes préoccupations d’enfant, tout cela n'avait aucun sens. Je ne comprenais pas le désir qu’avait papa de construire une maison ailleurs sur Terre, tandis que nous étions dans le besoin là où nous étions.

Aujourd’hui, j’ajoute quelques pièces au puzzle et je comprends que ses préoccupations étaient bien différentes des miennes. Lui aussi a dû passer sa vie à se construire entre deux mondes. En route vers cette maison qu’il a mis toutes ces années à construire, je passe du mépris au respect, de l’indifférence à la reconnaissance.


La voiture ralentit puis s’arrête devant un troupeau de bétail qui traverse la route. Les chèvres prennent leur temps et nous regardent du coin de l'œil.

Il y a des petits groupes d’enfants qui s’amusent dans les rues. Un petit garçon court derrière un pneu crevé qu’il pousse avec un bâton au bout duquel il a attaché une bouteille en plastique. Intrépide, il est pieds nus et ne semble préoccupé par rien d’autre que l’élan de son pneu. Un groupe d’enfants court derrière lui en criant et en riant. À en juger par leur niveau d’excitation, je dirais qu’il est sur le point de pulvériser un record. Ils sont vêtus modestement. Tous portent des vêtements, soit trop grands, soit trop petits. Leur apparence leur est égale. Je me demande s’ils sentent les cailloux sous leurs petits pieds nus.

Voilà bien vingt minutes que nous roulons dans les rues non goudronnées. Les secousses ne m’amusent plus. Une ancienne douleur au dos s’est réveillée. Je suis pressée d’arriver.

La voiture prend un dernier virage avant de s’arrêter devant un grillage noir. Maman rend grâce à Dieu. Nous sommes enfin arrivés.

Je sors de la voiture et m’étire. Les membres de la famille ont été avertis par le moteur bruyant de la voiture. Le portail s’ouvre et une petite foule s’empresse de venir nous accueillir. 


  • Xa nawari* (soyez les bienvenus)

Une ribambelle d’enfants s’attroupe devant la voiture et nous tend la main pour nous saluer. Leurs regards plein de malice se promènent tout autour de nous. Les plus grands s’empressent de nous débarrasser de nos bagages pour les apporter à l'intérieur. 

Ma mère embrasse chaleureusement une femme dont le visage m’est familier. Je ne parviens pas à la reconnaître. Elle a le teint très sombre. Comme papa. Elle a des dents bien alignées et bien blanches. Comme maman. Peut-être une grande cousine ? Ou alors une tante éloignée ? La femme d’un de mes oncles peut-être ?

Je ne sais plus. 

Je salue les enfants en leur tendant la main à mon tour. Leur bonne humeur est contagieuse. C’est comme s’ils nous attendaient depuis des années. Un petit garçon attire tout particulièrement mon attention. Il s’est joint à la foule, mais il est trop timide pour nous tendre la main. Il fait mine de regarder au loin lorsque mon regard croise le sien. 

Il a un petit nez légèrement aplati au bout retroussé. Il a une légère bride à l’avant des yeux et les dents du bonheur. Il a la même peau que papa, le même teint : sombre, lisse, pur. Il m’intrigue parce qu’il me ressemble. 

Après de longues embrassades et de généreuses salutations, ma mère se tourne vers moi et me dit :

  • (Sira) C’est Sadio, la deuxième femme de Papa. 

  • (Adja) Ah oui Sadio ! Ça y est, je me souviens ! 

Je lui tends mes bras qu’elle s’empresse d’attraper pour m’étreindre chaleureusement. Je note son parfum. Elle semble s’être apprêtée pour nous accueillir. Je n’ai pas le temps de réagir. Tout se bouscule dans mon esprit. Des souvenirs remontent. Son visage m’est familier, car je l’ai aperçue en photo des années plus tôt. Je me demande ce qu’il se passe dans l’esprit de maman. 


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