Chapitre 12

Write by Auby88

Nadia P. AKLE


La main posée sur la rampe de l'escalier, je regagne à pas lents le premier étage. Intérieurement, je ne suis pas en paix. Parce que j'occupe une place qui n'est pas la mienne.

Ma conscience me dérange tellement que je rebrousse chemin. Je forme un poing avec ma main droite, le lève pour le cogner contre la porte — qui donne accès au salon souterrain — mais le laisse retomber lourdement. J'inspire profondément avant de reprendre la direction des escaliers…



- Tu es bien sûre de ta décision ? Tu veux vraiment rester ?


Je réponds à Sarah par un simple OUI en jouant avec mes doigts.

- Ah bon ! fait-elle en déposant son couteau sur la planche à couper. A ta place, j'aurais agi comme la précédente nounou. Je serais partie sans y réfléchir par deux fois. Parce que si la diablesse t'a si méchamment souhaité la bienvenue, c'est qu'elle te réserve pire.

- C'est possible, mais je reste. Tu ne veux vraiment pas que je t'aide ?


C'est vrai que je n'aime pas cuisiner, mais je me sens mal à l'aise en restant inactive pendant qu'elle s'échine.


- Non ! Ici, c'est mon espace. Tu ne touches à rien. Mais ne change surtout pas de sujet ! On parlait de toi ! Tu …

- Sarah, laisse Nadia tranquille ! commence la gouvernante qui vient d'entrer dans la cuisine.

- Mais quoi ! J'essaie de la ramener à la raison. Elle est trop frêle pour tenir longtemps dans un bourbier pareil !


Non franchement, la go Sarah là est un cas quoi ! Donc moi avec toute la chair sur mes os, je suis "frêle" ? Bon, c'est quand même vrai que comparée à elle, je suis plutôt "frêle". (Sourire)


- Tu ne changeras jamais, Sarah ! conclut l'autre.

- Ok. J'ai compris. Voilà donc ma grande ! fait-elle en déposant devant moi une assiette. Ce sont des "Tagliatelles à la carbonara", à la façon Sarah bien sûr. Un pur délice, je t'assure. Mange vite et t'auras encore plus d'énergie pour reprendre ton prochain round avec la diablesse !


Juste le nom du mets me retourne l'estomac. Je ne suis pas une fanatique des plats européens. Et les pâtes, ce n'est pas trop mon truc. Je préfère les repas typiquement locaux et bien gras. En plus, je me suis déjà assez rempli la panse avec les gâteaux de Sarah.

Poliment, je décline donc son invitation. Ce qui ne manque pas de la contrarier vu le ton sur lequel elle me lance son "Bof ! Comme tu veux ! "


- Ne le prends pas mal, Sarah. C'est juste que j'ai abusé de tes délicieux gâteaux.

- Tu n'as même pas à t'excuser, intervient la gouvernante. Tu manges seulement si tu en as envie. Point final.

- Et puis quoi encore ? riposte Sarah. Moi je faisais juste une oeuvre charitable, c'est tout. Oui, je compatissais juste avec elle. Parce que tout le monde sait qu'en Afrique, avant de tuer une poule, on l'engraisse bien et on lui donne à boire. Voilà !

- Sarah !


Hé Dieu ! Donc moi Nadia, aujourd'hui je suis devenue poule ! Hmmm ! Mais la go là a bouche dêê !

Vers la kpakpato (commère en argot ivoirien) qui vient de me comparer à la femelle du coq, je lève les yeux.


- Nadia, tu me regardes pourquoi même ? Est-ce que j'ai menti ?


Je ne sais quoi lui répondre, alors je hausse juste les épaules et me lève de la chaise.

- Je monte voir la petite. Je peux lui emporter son repas ?

- Laisse ! me répond la gouvernante. On s'en chargera.

- Cela ne me dérange pas de …

- Han ! On t'a dit "Vas-y". Donc faut "Vas-y" ! Pourquoi faut-il toujours que tu trouves à redire ?

- Ok, Sarah. C'est bon. J'ai compris. Je m'en vais.


Je fais à peine un pas en avant qu'elle m'interpelle encore.

- Attends Nadia ! Tu comptes dormir ici ?

Je hoche la tête.

- Mais je n'ai vu aucune valise avec toi !

- Eh bien, je…

- Sarah ! Ce n'est pas parce qu'on vient travailler chez quelqu'un qu'on doit vider toute son armoire ! Elle a sûrement voulu mieux connaître la maison avant d'amener plus d'affaires. N'est-ce pas ma chérie ?

- Oui, c'est cela.

- Tu vois, j'avais raison.

- Bof ! reprend Sarah. Il vaut mieux que je m'en retourne à mes besognes.

- C'est bien mieux pour toi.

- Excusez-moi, dis-je en quittant les lieux.


Loin d'elles, j'inspire profondément.



* *

 *


Avec précaution, j'ouvre la porte. On me croirait dans un film d'espionnage. Heureusement, rien ne se passe. En tout cas, rien pour le moment.


- T'es encore là, toi ?


Je réponds "Oui" à la fillette en me positionnant sur le lit en face du sien. Entre nous, s'installe un long silence que je tente de briser.


- Tu n'as rien à me dire ?


Aucune réponse. Alors, je me répète.


- C'est à moi que tu t'adresses ? finit-elle par dire.


Je promène mes yeux dans la pièce.


- Tu vois une autre personne ici avec moi ?


Elle me lorgne avec des yeux qui me rapellent beaucoup Maman Mimi. Tout ce qu'il manque ce sont ses tchrouuu retentissants.


- Si tu t'attends à ce que je m'excuse, alors tu te trompes ! Parce que moi je n'ai rien fait de mal.

- Ah ! Parce qu'enfermer une personne dans une pièce avec la clim à fond,ce n'est rien ?

- Ce n'est pas ma faute si tu ne supportes pas le froid. Moi à ta place, je n'aurais pas gelé.

- Ah bon !

- Oui ! Et puis, je t'ai bien dit de t'en aller, mais tu ne m'as pas écoutée !

- Donc tu veux vraiment que je m'en aille ?

- Oui, je n'ai pas besoin de toi !

- Milena !


Elle me fixe.

- Quoi ! Tu penses quand même pas m'attendrir en me faisant croire que tu t'intéresses à moi !

- Ce n'était pas mon intention. Mais tu ne veux même pas apprendre à me connaître ou juste savoir comment je m'appelle ?

- Pour quoi faire puisque je te déteste !


Dans ses yeux d'enfant, je lis de la colère. Une énorme colère. Une réelle colère. Je devrais peut-être me taire, arrêter de vouloir la faire parler à tout prix. Mais mon cœur s'y refuse. Parce qu'il sait que cette petite n'est pas bien dans sa peau. Alors, malgré ses propos insolents, je m'entête à converser avec elle.


- Mais on ne déteste pas les gens sans raison valable !

- Tu empiètes sur mon territoire. C'est une raison valable pour ne pas t'aimer ! Tu ne crois pas ? D'ailleurs, je ne me reposerai pas tant que tu n'auras pas quitté ma maison !


Son ton est formel. Un peu trop formel. Alors moi aussi, je lui réponds sur un ton sérieux.


- Sache qu'au prochain mauvais tour que tu me joueras, j'informerai ton père. Et je doute qu'il appréciera cela !


Elle éclate de rire. Elle rit longuement avant de continuer :

- Regarde comme je tremble ! Va en même temps le prévenir parce que je n'ai pas fini avec toi. Tu verras, il ne dira rien. D'ailleurs, il ne me dit jamais rien.

- Je vois.


Cette courte phrase "Je vois", je la prononce soit quand une situation me laisse perplexe, soit quand je préfère me taire plutôt que de mal parler à quelqu'un. Dans ce cas-ci, je suis dans la première option. Je reste troublée par la dernière phrase de Milena : "D'ailleurs, il ne me dit jamais rien."

Il vaudrait mieux, pour le moment, que je change de sujet.


- Dis Milena, que veux-tu que nous fassions maintenant ?

- Toi et moi ?

- Bien sûr.

- Je veux qu'on joue au jeu… "Tais-toi et laisse-moi tranquille ! "


Elle accentue ses syllabes et y associe des gestes plutôt "impolis".


- On ne s'adresse pas ainsi aux grandes personnes !


Je parle dans le vide. Elle ne prête même plus attention à moi. Elle se lève, s'empare d'une de ses nombreuses poupées puis se laisse bruyamment tomber sur le lit. Je la regarde démembrer la pauvre poupée, sans dire mot. Sur le sol, bras, pieds, tête, torse ainsi que robe et chaussures de la poupée retombent un à un.


Plutôt que d'être en colère contre Milena, j'ai de la peine. Toute cette agressivité doit cacher une douleur. Une douleur bien enfouie en elle, mais qu'elle ne laisse pas sortir. Je m'approche de son lit et me baisse. Je compte ramasser ce qu'elle vient de jeter au sol et ranger la multitude de jouets qui traînent par ci, par là. Il y en a tellement qu'on pourrait combler des enfants de deux orphelinats avec.


- Ne touche pas à mes jouets !


Je ne l'écoute pas.

- C'est à toi que je parle, idiote !


J'inspire profondément pour ne pas m'emporter. Parce que cela ne servirait à rien.


- Tu n'entends pas ce que je dis ? Tu es sourde ou quoi ?


Un oreiller atterrit violemment sur moi, mais je ne réagis pas.


- Tu ne sais pas ce qui t'attend. Si t'es pas partie demain, c'est que je ne m'appelle plus Milena ….


Elle déverse un flot de paroles enragées que je décide de ne plus écouter. Parce que je ne conçois pas que tous ces mots insultants puissent sortir de la bouche d'un enfant… Parce que je ne veux pas garder une image négative d'elle…



Je viens de finir le rangement. Je suis épuisée. La tigresse semble s'être endormie. Je m'assois près d'elle. Elle est si belle. Endormie, elle ressemble à un ange. D'ailleurs, ne dit-on pas que les enfants sont des anges ! Des anges sans ailes ! Des personnifications de la pureté, de la candeur, de l'innocence, de l'amour, de la gentillesse, de la douceur..

Voilà, c'est cette image là que je veux "imprimer" de cette fillette pour qui je ressens déjà de l'affection. Dans sa chevelure touffue, je promène doucement mes doigts et je souris. Je profite de cet instant magique avant qu'elle rouvre ses yeux et redevienne la "diablesse". (Sourire).



* *

 *

Dans la nuit


Les yeux à demi-clos, je sens une présence au dessus de moi. Le sommeil me quitte aussitôt.

- Qu'est-ce que tu fais là ?

Son sourire malicieux apparaît sur ses lèvres.

- Tu étais trop moche avec ta coiffure. Alors j'ai décidé d'arranger ça. Malheureusement, comme je suis pas adroite, c'est une catastrophe maintenant.


Sur ma tête, je passe ma main.

Putain ! Elle a encore osé. Je jette le pagne qui me couvre et saute du lit pour courir dans la salle de bain. ! Ma vie est loin d'être un conte de fée ohhhh !


Merde ! Non pas ça. C'est moche. C'est atrocement laid. La diablesse s'en est prise à mes mèches brésiliennes que j'ai pendant longtemps protégées. Même en période de galère vraie vraie là, je ne les ai jamais revendues. Maintenant, elles sont foutues. Il n'y a même pas moyen de les récupérer ! Mes centaines de milliers de francs CFA investis dedans viennent de tomber à l'eau. Hmmm !


Je mire ma tête encore et encore. L'image que me renvoie la glace est rigolote, mais je ne peux même pas en rire. Je ressemble à un personnage de manga raté, voir inachevé. Et quand c'est comme ça, c'est pas sortable.

Vraiment, je ne peux pas me montrer ainsi demain devant tous. Sinon, je serai la risée de cette bavarde de Sarah.


J'inspire encore et encore pour détendre mes nerfs, diminuer ma fâcherie mais rien. Alors, je sors précipitamment de la douche. J'ai deux mots à dire à Milena...



- Tu ….

Ma phrase reste sans suite devant son sourire moqueur. Les mots durs que je lui réservais restent emprisonnés dans ma bouche.

- Quoi ? fait-elle en continuant de me narguer.

- Rien.

Je l'entends rire de moi, mais ne dit mot. Je prends mon sac, récupère ma trousse de maquillage et file à nouveau vers la salle de bain. Je compte y rester jusqu'à tard dans la nuit. Bien sûr, j'ai pris soin de garder la clé de la salle de bain en sécurité et de laisser la porte entrouverte.



* *

 *


Le lendemain


Je suis assise sur mon lit, attendant que la vacancière, apparemment adepte des grasses matinées, ouvre ses paupières. Avec hâte, j'attends ce moment où ses yeux croiseront les miens...


Je la regarde s'étirer inlassablement. Elle tourne la tête vers moi, frotte encore et encore ses yeux.

- T'es encore là, toi ? D'autres à ta place seraient parties depuis !

- On ne se débarrasse pas si facilement de moi !

- Hmm !

- Je suis une dure à cuire, moi ! Je n'abandonne pas si vite !


En parlant, je lui offre mon plus beau sourire, ce qui ne manque pas de l'irriter. Elle froisse sa mine, on dirait on lui a fait manger de la merde. Hahaha.


- Au fait, je me dois de te remercier.

- Me remercier pourquoi ? demande-t-elle.


Je retire le foulard noué sur ma tête.

- Parce que grâce à toi, j'ai libéré mes cheveux naturels et je me trouve encore plus belle. Merci Milena !


Pour mieux illustrer ce que je dis, je balance de droite à gauche ma chevelure plutôt longue et abondante pour l'Africaine que je suis. D'habitude, je n'aime pas trop laisser mes cheveux à découvert. Mais depuis hier nuit, je m'y plais bien. (Sourire)


Milena tourne la tête. Et je l'entends murmurer en direction d'une poupée Barbie.

- Et ce n'est pas faux. Elle est même encore plus belle que moi et même toi. Zut alors, j'aurais dû couper plus bas. Là, j'aurais aussi arraché ses propres cheveux.

- Milena, je t'entends.

- Ce n'est pas à toi que je m'adresse !

- En tout cas, merci pour le compliment.

- Laisse-moi tranquille !

- Ok, je vais faire un tour en bas et je reviens.

- Tu peux aller au Pôle nord, si tu veux. Je m'en fous !


Vers moi, elle lance sa poupée Barbie.  J'esquive le jouet et sors de la chambre en riant.




*********


Des heures plus tard


Edric MARIANO


Clé de voiture en mains, je pousse la porte qui donne accès au salon.


- Voyez Tous ! Il est 20 heures passées de 15 minutes. Et c'est l'heure à laquelle celui que j'ai pour fils daigne se présenter ici !


J'ai bien envie de m'expliquer, de dire à mon père que mon retard de quinze minutes est dû à une petite panne que j'ai eue en chemin. Mais ça ne servira à rien. Alors je me tais.


- Bonjour papa.

A ma salutation, il ne répond pas. Maëlly non plus.  Sauf les autres : les parents de Maëlly ainsi qu'Eliad et son père.

- Tu vois Miguel, tu es vraiment chanceux d'avoir un fils aussi parfait qu'Eliad.


Et c'est reparti. Eliad ! Encore Eliad ! Toujours Eliad ! C'est toujours lui que mon père préfère à moi ! Maëlly rit sous cape en me fixant tandis qu'Eliad évite mon regard.


- Bruno, je trouve que tu es trop dur avec ton fils.

- Trop dur, tu trouves ! Tu penses que je n'ai pas à me plaindre. Mais vois toi-même : pendant que ton fils Eliad est un grand architecte, le mien est un bon à rien !


Voilà comment à chaque réunion familiale, je deviens le sujet de conversation.


- Ne dis pas cela, Bruno.

- Mais c'est ce que je pense, Pedro ! Même ta fille Maëlly vaut mille fois mieux que mon vagabond de fils. Si au moins, il excellait dans cette idiotie d'écriture, je comprendrais. Mais là encore, il est nul. Non, que dis-je ? Il est plus que nul. C'est un RATÉ !


 J'ai bien envie de riposter, mais je me retiens. Par respect pour lui. Même si cet homme que j'appelle Papa n'en a pas pour moi.


- Moi, je ne partage pas ton avis ! objecte la femme d'âge mûr parmi nous.

- Isabelle, tu es libre de penser ce que tu veux. Et moi aussi. Je reconnais que j'étais bien heureux le jour où Edric est venu au monde. Mais en voyant ce qu'il est devenu, j'aurais préféré ne jamais l'avoir eu.

- Bruno !

- Miguel, je suis libre de m'exprimer et je dispose de ce droit comme bon me semble ! D'ailleurs, ma proposition tient toujours, tu sais.

- Ne me reparle surtout pas de cette sottise dont tu me rabâches les oreilles depuis des années !

- Je suis sérieux, Miguel. Je tiens vraiment à adopter Eliad.


J'inspire profondément et tente de concentrer mon esprit sur autre chose que le vilipendement de mon père à mon égard. Mais je n'y arrive pas. Ses mots âpres sont tels un poignard en plein cœur. Je serre les poings et les maintiens contre moi. Je ne sais pas si je tiendrai encore longtemps.


- Arrête, tu veux !

- Mais mon cher Bruno, je  …


Mon père vient d'être interrompu par Pedro, le père de Maëlly.

- Bruno, à quel heure sera servi le repas ? Tu sais bien que j'ai l'habitude de dîner tôt.

- Je vois que vous tenez coûte que coûte à m'empêcher de dire ce que je pense de mon paresseux de fils, pour une fois où ce lâche a daigné venir dans la maison de son géniteur. Mais ce n'est pas grave. Suivez-moi !

Il se lève du canapé et nous nous levons à sa suite.


* *

 *


Nous sommes attablés. Maëlly s'est arrangée pour être assise tout près d'Eliad. Elle est aux petits soins avec lui. Et moi, j'en suis fort jaloux.


Normalement, on ne parle pas à table. Mais mon père omet cette règle à chaque fois que je me retrouve dans le même espace que lui. Il prend un malin plaisir à me comparer à Eliad. Intérieurement, j'enrage, surtout devant le sourire moqueur que je lis sur le visage de Maëlly... Je ne peux plus me contenir.


- Oui, Eliad, le fils parfait, l'enfant modèle ! Pourtant n'est-ce pas lui qui en premier a enfreint les règles en ramenant cette étrangère parmi nous ?


La réplique d'Eliad se fait entendre aussitôt. Je n'en attendais pas moins.


- Edric, je t'interdis de parler ainsi de mon épouse ! Si tu as un problème avec moi, tu me le dis ouvertement et on le règle. Mais tu laisses ma Camila en dehors ! Me suis-je fait clair ?


Je lève une main nonchalante en sa direction comme pour lui signifier "qu'il peut aller se faire voir ailleurs".


- Edric, tu …

- Eliad, ne gaspille pas ta salive ! Et surtout, ne te contrarie point pour ce garçonnet ! lui dit Maëlly en me toisant.

- Toi l'avocate d'Eliad, je ne t'ai pas sonnée. Alors, tu la boucles !Autrement …

- Autrement quoi, imbécile ! Tu ne me fais pas peur, tu sais !

- Les enfants, ça suffit !


C'est la voix d'un aîné qui vient de retentir dans la pièce. Lequel ? Dans l'état où je suis, je ne sais plus trop.


- Non, Laisse les enfants parler ! conteste mon père. Et surtout, laisse mon idiot de rejeton parler. Il ne fait que confirmer ce que je pense de lui. Edric, tu parles d'Eliad ? Lui au moins a été un homme en épousant Camila. Mais toi, est-ce que t'as même pu te trouver une femme ? Non. Tu préfères passer ton temps à courir toutes les putes du pays et à dilapider les biens que tu as hérités de ta mère. Tu crois que je ne suis pas au courant ! D'ailleurs, si ce n'était pas grâce à elle, tu n'aurais pas un seul sou en poche, espèce de parasite !

- C'est ma vie après tout, papa, et j'en fais ce que je veux !

- Tu ne sais à quel point tu me dégoutes quand tu m'appelles "papa" !

- Et moi, je …


Maëlly éclate de rire. J'oublie le reste de ma phrase.

- Maëlly ! Un peu de retenue !

- Mais maman ! Qu'ai-je fait de mal ? Vois toi-même comment Edric agit toujours de manière puérile.

- Je ne te permets pas de me ..

- Parce que tu crois que tes dires ou  ton comportement sont ceux d'un adulte ?

- Vous deux, ça suffit ! tonne le père de Maëlly.

- Maëlly, arrête ! ajoute Eliad en posant une main sur la sienne.

- Laisse-la lui dire la vérité ! Edric mérite ces mots durs et plus encore.

- Bruno, voyons ! rétorque quelqu'un.

- Sache, Edric, que si j'étais à la place de ton père, je t'aurais non seulement détesté mais aussi renié !

- Maëlly ! crie son père.


Les yeux de Maëlly croisent les miens, rouges de colère. Elle éclate à nouveau de rire.

- Pauvre lâche !

- Maëlly ! crié-je à mon tour avant de jeter la fourchette sur la nappe et me lever de table.


- Edric, où vas-tu ?

- J'ai eu ma dose ce soir. J'en ai marre d'être toujours le canard boiteux de la famille !

- Edric, reviens !

Aux uns et autres qui m'appellent, je ne réponds pas. Je quitte précipitamment la pièce. Leurs voix, je les entends encore.


- Laissez cet impoli partir. Est-ce là des comportements dignes d'un fils modèle ça ? A mon époque, je ne pouvais même pas oser tenir tête à mon père !

- Je réaffirme que tu as été dur avec lui. Et toi Maëlly, ce n'est pas gentil.

- Mais papa ...


Je ne les entends plus. Je vais récupérer ma voiture puis sors de la villa de mon père à toute allure.



* *

 *


Je me gare dans le parking situé derrière l'hôtel où je suis régulier. C'est ici que je donne rendez-vous à mes belles de nuit . Aujourd'hui, j'ai besoin de l'une d'entre elles. Oui, j'ai besoin de la compagnie de ces femmes "inférieures" à Maëlly.

Contrairement à Maëlly, elles ne me jugent pas. Contrairement à Maëlly, elle ne se moquent pas de moi. Avec elles, mes désirs sont des ordres. Avec elles, je suis le maître, le Roi, le Tout-puissant.


Je vais donc m'asseoir au bar. Quelques minutes plus tard, Raymonde me rejoint. Depuis la mort tragique de Carine, c'est en partie à Raymonde que je suis sexuellement abonné.


- Salut, mon chou ! Je ne t'ai pas trop fait attendre, j'espère !

Tout en parlant, elle balade ses mains sur mon corps. Je mime un sourire.

- Un peu, mais tu es toute pardonnée !

- On monte ?

- Avec grand plaisir.

Je vide mon verre et la suis...


Elle se devêt devant moi. Mais rien. Ses doigts habiles se promènent sur moi jusqu'à descendre au niveau de mes parties intimes. Mais toujours rien.

- Qu'est-ce que t'as ce soir, mon chou, et puis t'es mou comme ça ?

- Je suis un peu stressé aujourd'hui.

- Tu voudrais que je te trouve un produit puissant pour te réveiller ?

- Une autre fois peut-être. Mais pas ce soir. Je préfère rentrer me reposer.

- Ok. Mais tu dois me dépanner d'abord.

- Ok, un instant.

Je fouille dans mes poches et lui tends la somme habituelle.

- Merci mon chou. N'hésite pas à m'appeler encore hein.


Je cligne des yeux en sa direction…



En sortant de l'hôtel, je repense au dîner familial raté ainsi qu'aux propos désagréables de Papa et de Maëlly.

Là sur le parterre de fleurs derrière l'hôtel, je me laisse tomber. Mon pantalon chèrement acheté sera corrompu par la poussière, mais je m'en fous. Tout ça m'importe peu.


Ce soir, le beau ciel étoilé contraste avec mon coeur qui lui est gris. Ça fait mal, péniblement mal quand votre père passe le clair de son temps à vous dénigrer, à vous rappeler combien vous êtes minable, combien vous êtes inférieur à votre ami d'enfance. Et ça fait solidement mal quand la femme que vous aimez a des sentiments pour ce même ami d'enfance.



Je me sens seul. Très seul. Avec mes doigts, je tripote la chaîne à mon cou, celle que maman m'a donné et qui porte mes initiales. Des initiales d'un nom dont je ne suis même plus fier.


Devant tous, je riposte. Je refuse les critiques. Je joue au dur. Mais quand je me retrouve seul, j'admets cette évidence que les autres me crient incessamment : Tu n'es qu'un RATÉ, Edric MARIANO !


"Oui, tu n'es qu'un raté, Edric MARIANO !"

Tête baissée, je murmure encore et encore cette vérité.



Quand je relève ma tête, je remarque un homme près du dépotoir d'ordures. Je le vois plonger ses mains à l'intérieur des poubelles et en retirer des choses pour les mettre à la bouche puis dans un petit sachet plastique. Putain !


J'aperçois ensuite un autre homme. Il  vient de sortir par la porte de service de l'hôtel. Il malmène l'indigent. Je me lève et me rapproche d'eux. Ils conversent en langue locale.



- Donne-moi ça !

-  Non. C'est mon sachet.

- Tu sais très bien qu'il n'est pas permis de fouiller les poubelles ici !

- Vous avez jeté la nourriture et des vivres à peine gâtées. Où est le mal si je me sers ? J'ai très faim moi. Depuis le matin, je n'ai rien mangé.

- C'est interdit ! Un point, c'est tout ! reprend l'autre.

- Vous faites du gaspillage, pendant que des gens meurent de faim !

- Armand, lâche son bras !

- Monsieur Edric, je fais juste mon travail. Cet individu n'a pas le droit d'être là. Allez, donne-moi le sachet.


L'homme semble s'être résigné. Il donne son butin à l'employé de l'hôtel.

Ses yeux sont tristes tandis que le sachet noir quitte les mains d'Armand pour disparaître dans le bac à ordures.

Il marmonne je ne sais quoi, tourne le dos pour s'en aller, quand je l'arrête.

- Monsieur, attendez !

- Il faut que je parte voir ailleurs. Je ne veux pas mourir de faim.

- Non, restez. Ce soir, vous aurez un repas décent.

- Vraiment ?

- Oui. Armand…


Pour lui, je fais une commande spéciale à Armand qui rentre à l'intérieur et ressort quelques minutes plus tard.


- Tenez, c'est pour vous.

 Je vois l'homme sourire et me remercier en s'agenouillant devant moi.

- Je vous en prie. Allez, relevez-vous !

Vers Armand, je me tourne.

- Tu te chargeras de donner à manger à ce monsieur à chaque fois qu'il viendra ici. Les frais seront déduits de mon compte. Je ne veux aucun manquement. D'ailleurs tout à l'heure, j'en parlerai au Directeur. C'est bien compris ?

- Bien, monsieur.


Je tourne la tête vers l'homme, déjà assis au sol. Au sol, se trouvent les couverts en plastique servis avec le repas. Avec sa main crasseuse, il déguste avidement son plat de riz et boit à grandes gorgées sa canette de soda.


Quand nos yeux se croisent, il me sourit largement, découvrant ses dents noircies.

- Merci beaucoup monsieur, merci...


Sur mon visage, se dessine quelque chose que je croyais avoir oublié tout à l'heure : un sourire.



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