Chapitre 12 : Troublé
Write by Chrime Kouemo
Simon coupa le contact sur le moteur de son véhicule et resta plusieurs secondes immobile. Dans moins de cinq minutes, il était attendu chez Esther pour dîner et faire connaissance avec sa grande sœur. Quelques jours plus tôt, il se réjouissait de cette nouvelle étape dans leur relation, il était sûr de son choix et projetait même de faire officiellement sa demande pour la fin de l’année.
Mais, tout ça c’était avant qu’il ne commette une énorme bêtise en couchant avec Denise. Qu’est ce qui avait bien pu lui passer par la tête ? Après avoir ruminé pendant plusieurs jours, la réponse tardait toujours à faire jour en lui. Bien au contraire, son esprit ne cessait de lui envoyer des flashes de ses ébats avec sa voisine, et ce, même aux moments les plus inopportuns. C’était tellement intense qu’il avait l’impression de revivre toutes les sensations qu’il avait éprouvées en la faisant sienne. Sa peau ferme et douce qui semblait s’échauffer au contact de ses doigts. Les soupirs et les gémissements qu’elle laissait échapper quand il se mouvait en elle et qui résonnaient telle une mélodie envoûtante.
Il s’ébroua comme un chien pour chasser ces pensées malvenues. Denise et lui étaient d’accord sur un point : c’était un non événement, donc à bannir complètement de sa mémoire. Enfin... plus facile à dire qu’à faire pour le moment, mais c’était certainement une question de temps.
La porte d’entrée de l’appartement s’ouvrit sur une Esther souriante et toute en beauté dans son élégant kaba ngondo au tissu à fleurs roses. Elle pressa tendrement ses lèvres sur les siennes puis le laissa s’avancer dans le salon.
Une femme qui était la copie de sa compagne en légèrement plus corpulente était assise sur le canapé, les jambes tendus croisés devant elle. Esther fit les présentations et Pauline l’accueillit chaleureusement. Les deux sœurs se ressemblaient de façon impressionnante : mêmes yeux, même sourire, même voix et même gestuelle.
— Nous sommes comme des jumelles hein ? S’amusa Pauline en interceptant son regard alors qu’ils prenaient place autour de la table pour manger.
— Je pense qu’on a souvent dû vous le dire, non ?
— Au lycée à Bafia, les nouveaux venus ne nous croyaient pas quand on leur disait que trois années nous séparaient.
— Je te crois dans discuter.
— Alors, c’est donc toi Simon, c’est toi qui as ravi le cœur de ma petite sœur ? Lança t-elle en glissant vers lui l’assiette de bouillon de viande qu’Esther venait de poser sur la table.
Il offrit un sourire crispé, ne sachant quoi répondre sur le moment.
— Avec les parents, on commençait à désespérer qu’Esther trouve enfin quelqu’un qui l’intéresse.
— Ah bon ? Fit-il d’un ton qu’il trouva un peu simplet.
— N’exagère pas non plus , Pauline, répliqua Esther à sa sœur, les sourcils froncés, avant de lui adresser un sourire lumineux.
Il se sentait de plus en plus mal à l’aise, le dossier de sa chaise lui semblait soudain trop raide. Il avala avec difficulté le morceau de plantain qu’il mastiquait pourtant depuis plusieurs secondes.
— Ah oui ! Que j’exagère ? Attends un peu quand tu vas apprendre la nouvelle à maman.
— Bon... Je reconnais quand même que j’étais un peu exigeante, dit Esther avec un petit rire dans la voix.
Elle posa sa main sur la sienne; ses grands yeux énamourés lui disant qu’il remplissait ses exigences.
La fin du repas fut extrêmement pénible. Pauline le mitrailla de questions sur son travail, sa famille, les activités de sa coopérative. Il y répondit avec l’impression d’être dans Questions pour un champion avec un Julien Lepers au féminin.
Durant tout le reste de la soirée, il dut faire des efforts considérables pour participer à la conversation en prenant un air enjoué. Sa conscience le tarabustait, lui soufflant qu’il était un usurpateur, un imposteur. Esther était une femme pleine de valeurs et de principes qui méritait un homme digne de tout ce qu’elle avait à offrir. Il pensait être cet homme, mais sa petite incartade était venu tout mettre sens dessus dessous.
Affalé dans son lit, le sommeil fuyait Simon. Retrouverait-il son naturel avec Esther un jour ? Peut-être que s’il avouait son erreur, il se sentirait moins coupable ? Mais alors il risquait de perdre sa confiance et il était possible qu’elle ne le lui pardonne pas. Et s’il se confiait à un ami ? Pascal par exemple pourrait l’aiguiller sur l’attitude à adopter ? Il se força à fermer les yeux, l’esprit toujours confus.
Trois jours plus tard, attablé avec Pascal dans un restaurant non loin de leurs bureaux, Simon hésitait à faire part à son ami de son tourment. Ils se connaissaient depuis son embauche au cabinet d’expertise comptable et ils avaient tout de suite sympathisé. C’était lui qui l’avait introduit dans le groupe d’investisseurs en immobilier qui lui avait permis d’acquérir ses appartements dans la résidence du Golf. Pascal était un homme ouvert, amical avec tout le monde. Il se définissait lui-même comme un ancien bringueur repenti. Dans le cabinet, il était reconnu pour son sérieux; il était également la coqueluche de ces dames, mais cela n’a jamais bien loin. Marié et fier de l’être, il disait qu’il avait suffisamment fait de conneries pour toute une vie en quelques dix années d’adolescence et de vie estudiantine.
Simon réfléchit encore quelques instants. La serveuse s’avança pour récupérer leurs assiettes vides et prit leur commande de desserts. C’était le moment où jamais s’il voulait parler à Pascal. Le bureau n’était pas le lieu idéal pour ce type de conversations, avec les secrétaires qui entraient et sortaient des bureaux et les oreilles qui traînaient dans le réfectoire.
— Tu ne m’as toujours pas dit si tu confirmais ta présence pour la cérémonie de commémoration de la mort de mes parents la semaine prochaine ? Commença t-il.
— Oui c’est bon. J’ai vu avec Madame, nous serons tous les deux là.
— Merci. Je voulais aussi te parler d’un truc…
Pascal leva la tête de sa crème brûlée.
— Quoi donc ?
Il se gratta la tête, jeta un regard autour de lui traquant les éventuels regards indiscrets.
— J’ai merdé, lâcha t-il.
— Ah bon ? Comment ça ?
— J’ai trompé Esther.
Pascal fronça les sourcils, incrédule, puis secoua la tête.
— Tu me fais une blague c’est ça, dit-il finalement en reprenant une bouchée de son dessert.
Simon soupira, les épaules un peu basses.
— J’aimerais bien, mais c’est la stricte vérité. J’ai couché avec Denise, ma locataire et amie d’enfance.
Son ami ouvrit des yeux ronds.
— Qui ça ? La danseuse dont tu m’as parlé ?
Il répondit de la tête.
— Ça alors ! Fit Pascal pour seul commentaire.
Son air sonné en disait assez long sur son degré de surprise.
— Je ne peux même pas t’expliquer comment j’en suis arrivé là. J’aime Esther et j’ai beaucoup de respect pour elle, et je ne comprends pas. Maintenant, je me demande si je dois lui avouer ce que j’ai fait, parce que …
— Je t’arrête tout de suite ! Si tu veux continuer ta relation avec Esther, un seul conseil : tu emportes ça dans la tombe ! Il n’est pas question que tu avoues quoique ce soit, à moins d’être pris la main dans le sac, et encore… ce qu’elle ne sait pas ne peut pas lui faire de mal.
— Tu es sûr ? J’ai besoin de soulager ma conscience.
— En soulageant ta conscience comme tu dis, tu lui feras de la peine inutilement. Ta culpabilité finira par disparaître avec le temps. Crois-moi, je suis passé par là à plusieurs reprises. Il vaut mieux ne rien dire.
Simon hocha la tête.
— OK. Merci du conseil.
— Hum… Elle sera là pour la commémoration ? Demanda Pascal, un petit sourire espiègle aux lèvres.
— Oui, je l'ai invitée. C'est une amie de la famille.
Pascal s’esclaffa.
— J’espère pour toi qu’elle ne viendra pas. Tu n’es pas un jongleur, ça risque d’être chaud pour toi de te retrouver avec les deux dans la même pièce.
— À qui le dis-tu, maugréa t-il, tandis que son ami continuait à se marrer.
***
— Tu en es où de tes recherches de logement ? demanda Denise en lançant un regard de biais au Armelle.
Son amie s’était proposée de l’accompagner à son shooting photos. Denise n’avait pas refusé, bien que la séance se déroulât en pleine journée; elle angoissait encore par moments de se déplacer toute seule.
— J’ai deux visites d’appartement cet après-midi. J’espère que ça me plaira. C’est bientôt la rentrée scolaire, et j’aimerais avoir réglé cette histoire avant.
Denise hocha la tête. Elle était fière d’Armelle pour avoir enfin pris sa vie en main. Beaucoup de gens restaient coincés dans une vie dont ils s’accommodaient tant bien que mal par peur.
— Et ce n’est pas trop dur de continuer à vivre avec Ralph alors que tu t’apprêtes à le quitter ?
Armelle crispa les mains sur le volant, lui adressa un bref coup d’œil avant de hausser les épaules. Un sourire triste apparut sur son visage sobrement maquillé.
— Je t’avoue que si, parce qu’il fait partie de ma vie depuis dix ans et que ce sera un énorme chamboulement, surtout pour Stan. J’appréhende sa réaction quand je lui annoncerai qu’on ira vivre dans une autre maison que celle de son papa. D’un autre côté, je le vois à peine, il rentre toujours très tard le soir et la plupart du temps il est soûl, et il ne se passe plus rien entre nous depuis belle lurette —physiquement je veux dire.
— Oui, je comprends.
— En tout cas, maintenant que j’ai amorcé les démarches pour mon départ, j’ai hâte que ça se termine. Je veux vraiment passer à autre chose.
— Autre chose qui est un gaillard au teint chocolat et aux belles locks, compléta Denise en souriant.
Le visage d’Armelle s’illumina et un sourire creusa de magnifiques fossettes sur ses joues.
— Entre autres, oui.
— Tu as eu de ses nouvelles d’ailleurs ?
— Oui, on s’écrit tous les jours, « en toute amitié », je tiens à préciser.
— C’est à dire ?
— On se parle comme des amis. On se raconte nos journées et tout, mais il n’y a pas de sous entendu. Il ne fait même pas allusion à ce qu’il s’est passé entre nous dans sa voiture. Au début ça me perturbait, mais je comprends sa démarche. Il faut que je règle cette histoire avec Ralph en premier lieu et la suite viendra.
— Je trouve ça très bien. Il vaut mieux partir sur une base saine avec lui.
Armelle mit son clignotant et stationna son véhicule sur l’une des places libres du parking de l’immeuble qui abritait le studio photo. Denise fronça les sourcils en apercevant une voiture qui ressemblait à celle d’Eloïse. Elle devait certainement se tromper. Eloïse et elle ne s’étaient plus parlé depuis la soirée entre filles et son étrange réflexion bizarre après qu’elle lui ait confié avoir couché avec Simon.
Elle descendit et sortit ses affaires du coffre aidée d’Armelle. Elles arrivaient devant la porte d’entrée du studio photo situé au rez-de-chaussée quand elle entendit dans son dos :
— J’espère que je peux encore assister au shooting ?
Denise se retourna. Son amie d’enfance se tenait devant elle, un air contrit sur son visage.
Elle la regarda longuement, sans rien dire, laissant un silence pesant s’installer.
— Je vais déposer les affaires à l’intérieur, dit Armelle en appuyant sur la poignée de la porte d’entrée.
— Je suis désolée... reprit Eloïse quelques secondes plus tard, la voix enrouée.
— Tu es désolée de quoi au juste ? De m’avoir limite qualifiée de pute ou de sorcière qui envoûte les gars ? Lança t-elle d’un ton sec, les bras croisés sur sa poitrine.
Eloïse baissa la tête.
— Je te demande seulement pardon. Je voulais être drôle, mais je me suis loupée. Tu sais bien que tu es ma personne et que jamais je ne penserai de telles choses de toi.
Denise garda à nouveau le silence. Les paroles de celle qui était comme une sœur pour elle l’avaient profondément blessée. Ces trois derniers jours, elle avait ruminé sur chacun de ces mots qui s’était planté comme une flèche empoisonnée dans son coeur. En un quart de siècle d’amitié, elles avaient eu bien sûr quelques différends, Eloïse lui avait souvent fait des reproches sur sa manière de mener ses relations amoureuses qu’elle avait parfois mal pris, mais ses propos du week-end dernier l’avaient invariablement meurtrie.
Eloïse se rapprocha d’elle et posa une main sur son bras.
— Encore pardon, pupuce. Je ne sais pas quoi faire pour me faire pardonner à part te proposer un mois de plantains-prunes livré où tu veux et quand tu veux.
— Non, pas un mois mais au moins six, répliqua finalement Denise en recouvrant de sa main celle d’Eloise.
Ouvrant les bras, elle étreignit son amie. Elle ne parvenait jamais à rester longtemps fâchée contre elle.
— Pardon, pardon, répéta encore Eloïse contre elle.
— C’est oublié. Viens, le photographe nous attend à l’intérieur.
La séance de shooting se déroula dans la bonne humeur. Armelle et Eloïse jouaient les assistantes, à arranger sa coiffure, ses vêtements, à retoucher son maquillage. Denise se réjouit d’avoir fait la paix avec elle. Eloïse avait été auprès d’elle lors de toutes les grandes étapes du lancement de son projet artistique, et elle lui avait toujours été d’un soutien sans faille.
***
Denise fit défiler les photos du shooting sur son ordinateur. Les clichés étaient superbes, les images léchées. Le photographe avait su équilibrer parfaitement l’ombre et la lumière. Choisir quatre images seulement pour les affiches de son spectacle relevait d’un casse-tête. Elle en sélectionnerait quelques uns et demanderait de l’aide à Eloïse et Armelle.
Elle cliqua sur l’icône du menu, créa un dossier sur son bureau et y glissa quelques clichés. Il lui restait encore deux semaines avant d’envoyer les photos à l’imprimerie pour la fabrication des affiches qui seraient placardées sur les bus de la compagnie de Kamsi et dans quelques endroits stratégiques de la ville. Elle espérait que toute cette publicité lui permettrait d’écouler rapidement à l’avance quelques billets d’entrée pour compléter l’avance de réservation de la salle. Les camerounais étaient réputés pour avoir la fâcheuse habitude d’acheter leur billet à la dernière minute. Elle pouvait bien évidemment compter sur l’aide de Samy et Mylène, mais elle ne voulait pas abuser de leur générosité; c’étaient déjà eux qui l’avaient aidée à payer tous les frais liés à l’annulation de son spectacle de l’année dernière.
La sonnerie de la porte d’entrée retentit. Elle fut surprise de retrouver Mylène sur le seuil de la porte.
Après lui avoir fait la bise, elle l’invita à entrer.
— Tu n’es pas encore prête ? S’enquit sa soeur en détaillant d’un oeil critique son legging et son long tee-shirt confortable et usé, ses vêtements de prédilection pour un dimanche après-midi tranquille chez elle.
— Ils ont quoi mes habits ?
— Tu ne te rappelles pas que tu m'avais promis que tu viendrais à la réunion de la grande famille Nemande ce dimanche ?
Merde ! Elle avait complètement oublié cette fichue promesse qu’elle avait faite à sa soeur pour se débarrasser d’elle après une longue conversation téléphonique où Mylène n’avait pas arrêté de la sermonner sur le peu de cas qu’elle faisait de sa famille.
— Oh ! C’était aujourd’hui ? Ça m’était complètement sorti de la tête. On peut reporter au mois prochain ? J’ai pas mal de trucs sur le feu en ce moment avec la préparation du spectacle.
— Et ça ne s'arrangera pas le mois prochain si j'ai bien retenu ce que tu m'as dit puisque tu vas commencer les répétitions avec tes partenaires de Douala. Donc, c'est bien qu'on y aille aujourd'hui.
— Wèèè Mylène ...
— Il n'y a pas de mais qui tienne, répliqua sa soeur. Une promesse est une dette. Tu viens avec moi. En plus, ça te permettra de parler de ton spectacle aux cousins et cousines qui me posent sans cesse des questions sur tes activités.
— Parce que tu crois vraiment que ça peut les intéresser ?
— Qu'est ce que tu en sais ? Allez, va t'habiller, je t'attends.
Denise marmonna dans sa barbe et se dirigea vers sa chambre. Depuis son retour au Cameroun, elle avait réussi à esquiver avec brio ces rencontres mensuelles de sa famille maternelle. Elle aurait dû noter ce rendez-vous dans son agenda. Elle se serait éclipsée de chez elle et aurait inventé une fausse histoire à Mylène pour décommander. Là, elle était juste coincée.
Quand elle revint quelques minutes plus tard, habillée d’une longue tunique rouge au col montant et légèrement maquillée, sa soeur était à la cuisine entrain de siroter un verre de jus d’orange.
— Tu m'en voudras plus tard, ricana sa soeur en interceptant son regard assassin. On y va !
La grande réunion se déroulait chez Papa Edmond, le grand frère de sa mère et patriarche de leur famille. Denise s’efforçait de sourire en saluant un par un les cousins, cousines, oncles et tantes. Pour la plupart d’entre eux, elle ne les avait pas revus bien avant son départ du pays, soit près de quinze ans plus tôt. Elle fut même étonnée que beaucoup d’entre eux la reconnussent — l’inverse n’était malheureusement pas vraie.
— Hééééééééééé Denise est là ??? S’exclama théatrâlement papa Edmond en tapant dans ses mains, quand elle parvint enfin à lui après avoir salué une cinquantaine de cousins.
— Comment tu vas papa Edmond ? Demanda t-elle avec un sourire un peu gêné.
Elle se sentait un peu mal à l’aise de le retrouver dans de telles circonstances. Papa Edmond avait toujours été bienveillant à son encontre. Il avait été parmi les rares membres hormis ses parents et ses frères et soeur, à prendre de ses nouvelles quand elle vivait à l’étranger. À son retour au Cameroun, durement éprouvée par la mort de Misty, elle n’avait pas spécialement cherché à renouer avec la famille à l’exception de Mylène et Samy. Ses rapports tendus avec sa mère n’avaient pas contribué à changer la donne. Au fur et à mesure, les mois passants, elle avait à chaque fois repoussé les visites à la famille.
— Tu me demandes vraiment comment je vais ? Rétorqua t-il de sa voix de baryton, alors que depuis deux ans, j'entends seulement que tu es rentrée.
Honteuse, Denise adressa un sourire désolé à son oncle. Si on pouvait l’enterrer là tout de suite et lui épargner cette conversation, elle ne dirait pas non.
— Laisse-moi comme ça tonton…
— Vaut mieux tard que jamais, dit-on. Je suis très heureux de te voir ici à la réunion familiale aujourd’hui.
Il se leva, déplia sa grande carcasse et lui ouvrit grand les bras pour une accolade chaleureuse.
— J'ai appris que tu faisais toujours tes ballets là, poursuivit-il en la tenant à bout de bras, son sourire aux dents blanches illuminant son visage noir ciré.
Denise pouffa de rire.
— Ce ne sont pas vraiment des ballets, tonton, je donne des cours de danse contemporaine inspirée de danse africaine.
— Ah ?!
A son air dubitatif, elle sut qu’il n’avait pas compris grand chose.
— Bon, tu m’expliqueras ça la prochaine fois qu’on se verra, conclut-il. Et j’espère que ce ne sera pas dans cent sept ans !
— Très bientôt, tonton, promit-elle.
Denise acheva sa tournée de salutions et alla s'asseoir dans un coin de l’immense salon avec Mylène. Elle se penchait vers sa soeur pour lui demander des nouvelles de leur mère quand elle vit Madame Rita apparaître sur le seuil de la porte. Son grand kaba ngondo en basin riche d’un beau vert et son foulard assorti superbement noué sur sa tête, ne parvenaient pas à atténuer sa mine pâle, voire lugubre. Ses lunettes au cadre doré semblaient étrangement trop grandes pour son visage. Rita Moyo salua l’assemblée d’un grand geste de la main et alla prendre place près de son frère.
— La mater va bien ? S’enquit-elle auprès de sa soeur. Elle m’a l’air bizarre.
— Oui, ça va, répondit Mylène d'un ton laconique, le regard fixé sur leur mère.
— Tu es sûre ?
— Pourquoi tu ne lui poses pas la question toi-même ? Elle est dans la même pièce que toi, tu n’as même pas besoin de te déplacer.
Le ton de Mylène était un peu sec. Elle devait encore lui en vouloir de ne pas rendre régulièrement visite à leurs parents.
Denise croisa le regard de sa mère. Elle lui fit un signe de la main, auquel madame Rita répondit par un bref hochement de tête. De nouveau embarrassée malgré elle, elle fit profil bas et attendit patiemment que la réunion démarre.