Chapitre 18 : Un nouveau départ
Write by Auby88
"Saluons ensemble cette nouvelle année qui vieillit notre amitié sans vieillir notre coeur.
Victor Hugo, Lettre à Alfred de Vigny"
Une année s'en va. Une autre s'amène. Chez les AKOWE, la liesse s'est emparée de tous. Bruits de coupes qui se cognent, les unes contre les autres. Bises et accolades incessantes par ci, par là. Mets exotiques, champagne à flot …. Vive la nouvelle année !
Satine est assise sur la véranda. Elle s'y est isolée, pour noter dans son agenda électronique ses nouvelles résolutions de l'année. Le vacarme à l'intérieur l'ennuie fort. Les voeux du nouvel an encore plus. Ils résonnent faux dans la bouche de gens qui, pour la plupart, pensent le contraire de ce qu'ils vous souhaitent.
Elle cogite, écrit du bout de ses doigts fins, efface, réécrit, supprime, pêle-mêle ... Au final, elle ordonne ses résolutions, les relit et sourit.
Un nouveau départ, un nouveau virage sur l'autoroute de la vie. L'ancienne Satine n'existe plus. Une nouvelle Satine pense au futur, à des jours meilleurs. Elle le doit en partie à Cica. Elles se sont parlé un peu plus tôt. Elles se verront demain.
Richmond s'approche de sa sœur.
- Qu'est-ce que tu fais ici, toute seule ? Où est Yanel ?
Il s'assoit près d'elle.
- Il est à l'intérieur.
- J'espère qu'il ne t'a causé aucun chagrin. Parce que si c'est le cas, je me charge de lui.
- Yanel est un amour, rassure-toi ! J'avais juste besoin de réfléchir sur mes nouveaux objectifs de vie.
- Je suppose que tu fais référence aux bonnes résolutions du nouvel an.
- Oui, Ricky.
- Papa insistait pour qu'on le fasse. Alors que moi, je trouvais que c'était une perte de temps. Je me souviens que je répertoriais dans ma liste, tout ce qui me passait par la tête, tout ce qui pouvait lui faire plaisir ; tout en sachant que je ne m'y tiendrais pas.
- C'était pareil pour moi. Mais aujourd'hui, je me suis décidée à le faire. Je veux changer !
- Tu as déjà changé.
- J'y travaille encore. Ça ne te dirait pas de te prêter à l'exercice ?
Il secoue la tête. Une très belle femme passe près d'eux. Il ne peut s'empêcher de la regarder.
- Tu peux juste prendre une résolution maintenant, propose Satine.
A nouveau, il secoue la tête.
- Je te vois venir, Satine. Je sais ce à quoi tu fais référence. Je t'informe d'avance que je ne m'y tiendrai pas ! Voilà devant nous un autre exemple concret d'obstacle !
Du coin des lèvres, il sourit à Roxanne qui passe près d'eux. Satine lui donne une tape dans le dos.
- Ricky, voyons !
- Oublie-moi. Fais-moi lire tes résolutions.
- Non, Ricky ! C'est personnel.
Il se moque d'elle.
- Je me demande bien ce que tu caches !
- Je ne te dirai rien du tout.
Il insiste. Elle demeure muette. Il la chatouille. Elle laisse tomber le téléphone. Il s'en empare mais ne parvient pas à déverrouiller l'écran.
- Tu as chance, soeurette !
Elle s'esclaffe. Il en fait de même. Vers eux, une silhouette féminine avance.
- J'espère que je ne vous dérange pas ! demande Sandra, qui avait remarqué depuis peu l'absence de son fiancé à l'intérieur.
Elle s'assoit près de Richmond et insère son bras sous le sien. Satine en profite pour mettre en pratique l'une de ses résolutions : apprendre à mieux connaître et tolérer Sandra.
- Tu ne nous déranges pas du tout, Sandra ! répond-t-elle en affichant un large sourire. A propos, je tiens à te dire que ta robe te va super bien !
- Merci ma chérie ! réplique Sandra. Je dois aussi avouer que j'aime bien ta combi-short wax assorti à tes bijoux en pagne. Elle dessine bien tes formes. J'en prendrai des photos dès que possible, si tu n'y vois aucune objection.
- J'en serai enchantée, chère belle-soeur !
La conversation se prolonge, au grand dam de Richmond. La joie qu'il a ressentie, au début de la conversation improvisée entre Satine et Sandra, s'est très vite transformée en ennui.
Sandra parle beaucoup plus que son interlocutrice, racontant les détails des défilés internationaux auxquels elle avait participé, citant des noms que l'autre ne gardera jamais en mémoire. Pourtant, Satine s'évertue à hocher de la tête, argumente, sourit, ouvre de grands yeux admiratifs, gesticule telle une marionnette tirée par des fils imaginaires et dont on ouvrait la bouche afin qu'elle puisse parler.
Tout au fond d'elle, elle rêve d'un ailleurs qui ne ressemble pas à une maison de mode. Elle se voit au milieu de sa famille d'adoption, avec sa soeur de coeur à ses côtés, participant à la messe de minuit, louant Dieu pour le don d'une année supplémentaire, puis bavardant jusqu'à l'aube. Elle a bien hâte que le jour se lève, pour pouvoir partager leur modeste repas, enrichi par les rires des enfants et les senteurs des mets locaux.
Un élégant jeune homme les rejoint. C'est Yanel, son nouveau petit-ami. Il l'invite à danser. Dans d'autres circonstances, Richmond s'y serait opposé. Cependant, le supplice infligé à ses oreilles ainsi que l'inconfort manifeste de sa sœur l'obligent à la libérer.
- J'aurais bien voulu continuer notre conversation, avoue Sandra quand elle se retrouve seul avec Richmond.
- Euh.. Je vais discuter un peu avec Samson.
- Tu me laisses à nouveau seule ?
- Oui. Tu es une habituée de la maison. Tu n'as pas à avoir peur.
Il lui donne une bise sur la joue et s'éclipse. Elle voit passer Roxanne qui lui fait un coucou de la main. Elle détourne son regard.
Richmond balaie la salle du regard. Samson l'aperçoit, lève la main et lui fait signe de venir. Il s'empare de deux coupes de champagne et rejoint son ami.
- Trinquons à nouveau. A l'amitié !
- A l'amitié ainsi qu'au succès !
Ils cognent leurs verres.
- Je me demandais où tu étais, reprend Samson.
- Avec Satine et Sandra.
- Je parie que tu étais occupé à les séparer, comme d'habitude !
- Détrompe-toi !
Samson manque avaler de travers.
- Elles sont restées courtoises l'une envers l'autre. Elles ont discuté comme des personnes civilisées.
- Je n'arrive pas à y croire !
- Pourtant, c'est bien vrai. Même si au final, c'était d'un ennui mortel.
Samson ne peut s'empêcher de rire.
- J'espère que ce ne sera pas de courte durée !
- Je l'espère aussi, reprend Richmond, visiblement occupé par son mobile.
- Tu as un souci ?
- Oh non ! J'envoie un message à Cica. J'ai essayé de l'appeler tout à l'heure mais elle semble hors zone.
- Elle doit sûrement être à la messe de minuit.
Richmond passe la main dans ses cheveux.
- Zut, j'ai complétement oublié.
- Tu sembles assez proche d'elle maintenant ! Je me rappelle le temps où tu ne la supportais pas.
- J'ai encore honte de moi quand j'y repense. Parce que Cica est un amour, une personne extraordinaire. Je peux discuter avec elle pendant des heures, sans m'ennuyer. Et son sourire est magnifique.
Pendant qu'il parle, son regard semble ailleurs et on distingue un sourire sur ses lèvres.
- Tu es bien sûr que tu n'es pas entrain de tomber amoureux d'elle ?
- Amoureux ! Moi. Jamais ! L'amour rend faible et idiot. Ce n'est pas pour moi. J'ai besoin de rester fort pour affronter les défis de la vie. Mais dis, qu'est-ce qui te fait penser cela ?
- Ton attitude, ta façon de lui parler, toute la galanterie autour, tous ses compliments envers elle alors que d'habitude, tu es rustre avec les femmes.
Richmond laisse éclater un rire et prend une gorgée de champagne.
- Je vois. Disons que Cica est une personne délicate et aimable qui mérite que je la traite avec respect et douceur. J'avoue qu'elle me plaît énormément, mais pas au point d'en tomber amoureux. Sa personnalité me fascine, elle est différente de toutes les femmes que j'ai connues. Mais quoi qu'il en soit, elle n'est définitivement pas mon type de femme ; en tout cas pas le genre qui puisse me faire tourner la tête et emprisonner mon coeur.
- Attention Ricky ! Tu es sur une pente très glissante.
- Arrête, Samson ! Tu commences par m'agacer. Je ne tomberai pas amoureux d'elle. C'est juste que je ne suis pas encore parvenu à …
- … la mettre dans ton lit.
- Je n'aurais pas employé ces termes, mais oui. Et cela m'obsède. Je la désire un peu plus chaque jour.
- Richmond, tu sais bien que ce genre de femme se réserve pour celui qui la conduira devant l'autel et devant le maire. Si tu t'attends à ce qu'il y ait une intimité entre vous, tu perds ton temps !
- J'en suis bien conscient.
- Tu peux, toutefois, utiliser tes talents de séducteur. Elle doit bien avoir un point faible.
- Non. Avec elle, c'est différent. Je n'ai pas envie de la harceler, de la brusquer pour coucher avec elle. Je voudrais que ce soit elle-même qui vienne à moi, qui me le demande. Je n'ai pas envie de lui faire du mal, encore moins de perdre son amitié. Malheureusement, elle est énigmatique. J'ai du mal à comprendre ce qu'elle attend de moi. Tantôt, elle est proche, tantôt elle est distante.
- Tu ferais mieux d'ôter tes vues sur Cica, à moins que tu veuilles annuler tes fiançailles avec Sandra pour te marier avec elle.
Richmond secoue la tête.
- Je n'en ai pas l'intention.
- Je te rappelle une dernière fois de faire très attention. Ta proximité avec cette femme, pour laquelle tu languis jour après jour peut tout changer dans ta vie. Attention à ne pas être contaminé par le virus de l'amour, Richmond !
- Je reste immunisé. Justement, voila une preuve qui vient vers nous.
Samson lève la tête. Il voit Roxanne. Elle invite Richmond à danser mais il décline son offre. Il ne veut pas de scandale avec Sandra. Sa mère ne le lui pardonnerait pas. Elle se baisse à la hauteur de ses oreilles et y murmure quelques mots.
Il sourit. Elle s'éloigne.
- J'ai raté quelque chose ou quoi ! s'enquiert Samson.
- Roxanne a toujours été raide dingue de moi. Là, elle m'invite à passer une deuxième fois chez elle.
Samson est visiblement étonné.
- Ne me dis pas que tu comptes encore accepter son invitation.
- Je suis tenté. Disons qu'elle sera mon lot de consolation, à défaut de Cica.
- Tu ne changeras jamais, Richmond ! C'est sûr. Je plains Sandra. Elle finira par avoir des cheveux blancs.
- De toute façon, elle n'a pas à se plaindre. C'est elle même qui tient à ce qu'on se marie au Canada et pas ici. Alors, je profite au maximum de ma vie de célibataire.
Son mobile sonne. Un message. Il lit et sourit, plein d'enthousiasme.
- C'est Cica. Elle était bien à la messe.
Un instant, je l'appelle dehors. Il y a trop de bruit ici.
- Fais bien attention, Ricky. Tu te comportes déjà comme un adolescent amoureux avec elle.
Il fait NON de la tête et disparaît.
- Allô Cica !
Sa voix est gaie.
- Bonjour Richmond.
Sa voix est timide, presque inaudible. Il s'inquiète pour elle.
- Tu vas bien ?
- Oui, répond-t-elle en s'efforçant de sourire. C'est juste que je meurs de sommeil.
- Je tenais à te souhaiter une heureuse année, de vive voix.
- C'est gentil de ta part ! Merci beaucoup. Voeux réciproques !
- J'espère que nous aurons l'occasion de trinquer ensemble pour la nouvelle année.
- Oui. Il faut que je te laisse. Je somnole déjà.
Il a à peine le temps de lui dire aurevoir qu'elle raccroche. Il compose à nouveau son numéro mais son portable semble éteint. Il reste perplexe.
Dans la pénombre de sa chambre, Cica est assise à même le sol. Son regard est vide, ses pieds recroquevillés. Son corps est présent, mais pas son esprit qui s'envole à nouveau vers son passé. L'appel chaleureux de Richmond n'a pas réussi à la tirer de sa mélancolie.
Elle revoit son premier et unique amour dans le cabaret où, adolescente, elle chantait quelques fois. Cette nuit-là, elle interprétait A Blue Bayou. Elle se souvient encore de son regard quand il l'a approchée. Il était fasciné par sa voix. Elle adorait ses yeux. Il était un très beau jeune homme, au teint noir comme le sien. Son histoire était incroyable. Il était dehors en train de boire avec des amis quand il l'a entendue chanter. Il s'est précipité à l'intérieur pour la voir.
Ils ont discuté au bar, toute la nuit. Ils se sont conté leur vie, leurs secrets, leurs passions bien qu'ils ne se connaissaient pas. On dit souvent qu'il est parfois plus facile de confier ses secrets à un inconnu qu'à son meilleur ami.
Elle, l'orpheline, avait fugué en apprenant un lourd secret sur sa conception.
Lui, le cadet d'une riche famille de trois enfants, était devenu alcoolique après avoir découvert que sa vie de famille n'était que mensonge et qu'il était entouré de loups aux visages d'anges. D'ailleurs, il avait quitté le domicile familial.
Ils se sont consolés l'un, l'autre. Ils ont ri, pleuré ensemble. Ils se sont promis de s'aider mutuellement. Elle lui a conseillé de passer l'écouter chanter ou simplement de l'appeler au téléphone quand l'envie de boire lui venait. Lui, il a assuré qu'elle pouvait compter sur lui à tout moment et qu'il la ferait voyager au travers des livres qu'il lisait et des poèmes qu'il écrivait.
Au fil des jours, l'amitié entre les deux s'est très vite transformée en romance. Deux âmes-sœurs. Deux êtres complémentaires.
Il s'appelait Leo. Et justement, elle le considérait comme son protecteur, son lion. Tandis que lui l'appelait Easy ( qui signifie facile en français ), une déformation littérale du diminutif Izzy de son deuxième prénom Isabelle. Parce que près d'elle, tout était facile pour lui.
Tout se passait bien pour eux jusqu'à ce fatidique jour. Elle était dans sa voiture, à l'avant avec lui. Il était sobre. Il lui parlait, la taquinait. Il était distrait. Elle aussi. Puis ...
Bruit de vitre cassée, cris ...
Elle n'a pas le temps de comprendre. Sa vision se brouille. Elle le voit plein de sang. Elle essaie de le toucher mais s'effondre. Puis, plus rien …
Dans le noir de sa chambre à l'orphelinat, elle soupire profondément. Dans son cœur, dans ses pensées, dans son âme, dans son sommeil, Léo demeure. Aussi bizarre que cela peut paraître, elle l'aime encore. Elle a du mal à faire son deuil, à le laisser partir.
Ses yeux ont tellement pleuré tout à l'heure qu'ils se sont taris. Cela fait sept années aujourd'hui qu'elle porte son lourd fardeau, qu'elle sourit au monde entier, qu'elle apporte de la joie autour d'elle alors qu'intérieurement, elle souffre en silence, qu'elle se meurt à petits coups. Elle n'existe plus. Elle survit.