Chapitre 25 : Se relever
Write by Chrime Kouemo
Madame Rita accueillit Denise avec un demi-sourire. Assise sur une chaise en rotin de la véranda, sa mère avait meilleur mine que celle qu’elle lui avait vue ces derniers mois main. Son père apparut sur le seuil de la porte du salon et vint vers elle pour lui donner une accolade.
— Comment vas-tu maman ? demanda t-elle en prenant place à côté d’elle après lui avoir fait une bise sur la joue.
— Ça va. Je profite du soleil.
— Je suis heureuse de te voir comme ça.
— Je ne suis pas encore tout à fait sortie d'affaire, mais je suis optimiste.
Sa mère supportait bien la chimiothérapie et d’après les derniers examens, son cancer régressait. Dire que le premier oncologue qu’elle avait consulté lui avait dit qu'elle était condamnée… Heureusement que Mylène avait insisté pour lui faire rencontrer un autre médecin.
Denise jeta un regard en coin à sa mère. Elle n’avait pas eu le courage d’aborder le sujet de leur relation mère-fille. Entre son état de santé et la préparation de son spectacle, elle avait sans cesse repousser l’échéance. Sans même avoir eu à interroger son père, elle savait avec certitude qu’il n’avait rien dit à sa femme sur la révélation qu’il lui avait faite.
Madame Rita était en meilleure forme; elle retournait en France pour une longue période, c’était peut-être le moment de lui parler à coeur ouvert. Elle ouvrit la bouche, puis la referma. Une fois. Deux fois. Trois fois de suite. Le cœur n’y était pas. Quelque chose la retenait. Quelque chose qui lui disait que cela ne changerait pas les sentiments de sa mère à son égard d’autant plus qu’elle lui annoncerait dans le même temps qu’elle repartait poursuivre son rêve, celui là même pour lequel elle la rejetait depuis son enfance. Elle acceptait la situation. Il y avait des causes perdues, et sa relation avec sa mère en était une. Elle l’aimait toujours car elle ne savait pas faire autrement, mais elle n’attendait plus rien d’elle.
— Je retourne en France dans deux semaines.
Sa mère tourna la tête vers elle.
— Ah bon ? Pour combien de temps ?
— Deux ans au moins.
— Tu as trouvé un autre contrat, c’est ça ? Demanda son père.
— Oui.
— Quand est-ce que tu te décideras à te poser et à fonder une famille ? Je te rappelle que tu as quand même bientôt trente trois ans, reprit Madame Rita.
Le ton était moins dur que celui qu’elle employait souvent pour lui parler - certainement dû à la fatigue-, mais le reproche était bien là, comme d’habitude. Le mot famille lui évoqua Simon. Sa gorge se serra. Elle ne l’avait pas revu depuis qu’elle était partie précipitamment de chez lui pendant qu’il faisait son footing. Cela avait été un peu lâche de sa part, mais elle ne savait pas quoi faire sur le moment après lui avoir parlé du contrat de Sax. Maintenant sa mère lui parlait de mariage, d’enfant, elle avait envie de lui rire au nez. Sa mère était la preuve vivante qu’elle devait poursuivre ses rêves et ses ambitions. Elle ne voulait pas passer le reste de sa vie à se demander ce qu’elle serait devenue si elle avait accepté la proposition. Les remords étaient pire que les regrets.
— Ce n’est pas ma priorité pour le moment, répondit-elle calmement.
Madame Rita fit la moue et voulut ajouter quelque chose, mais Zachary Moyo la devança.
— Parle-nous un peu de ce que tu vas faire là bas.
Surprise, Denise mit quelques secondes avant d’expliquer à son père son futur travail. Il hochait de temps en temps la tête et lui posait des questions.
— Ça m’a l’air bien chargé comme programme.
— Oui, ce sera beaucoup de travail, beaucoup de pression, mais j’aime ça.
— N’oublie pas de nous envoyer les photos de tous ces pays que tu vas parcourir.
— Je ne manquerai pas, papa.
Madame Rita ne disait plus rien. Le regard fixé sur le parterre de fleurs, elle sirotait son verre de jus de fruits.
Denise se leva.
— Je vais devoir vous laisser. Je repasserai vous voir avant mon départ.
— Merci ma chérie, dit son père en se levant à son tour pour la serrer dans ses bras.
— Porte-toi bien, maman.
Sa mère répondit d’un vague mouvement de la tête. Elle se pencha pour lui faire la bise et se dirigea vers le portillon.
Denise vérifia une dernière fois les placards et les tiroirs, s’assurant de n’avoir rien oublié. Dans le salon, les murs nus faisaient écho au silence des lieux. Il ne subsistait plus aucune trace de son passage dans cet appartement où elle avait vécu un an. Une année où elle avait enfin pu se reconstruire grâce à quelqu’un qu’elle n’attendait pas. Elle poussa un profond soupir. Simon serait là d’un moment à l’autre pour récupérer les clés. Elle s’installa dans l’unique chaise qui restait dans le coin salle à manger et se prit la tête entre ses mains. Ses longues tresses qu’elle avait emprisonnés dans une natte ployèrent d’un côté. Des doutes l’assaillirent à nouveau comme chaque jour depuis qu’elle avait pris sa décision. Elle les repoussa énergiquement. Elle avait l’impression que cela lui demandait plus d’efforts de jour en jour, mais elle ne voulait pas changer d’avis, elle ne le pouvait pas. Ses sentiments pour Simon finiraient par s’estomper. Cela prendrait du temps, mais ça passerait. Sa vie tournait autour de la danse. Elle ne pouvait le nier, au risque de finir comme Madame Rita, amère et incapable d’éprouver de l’affection pour sa fille qui elle avait eu le cran de poursuivre son rêve.
Sa messagerie whatsapp était saturée des messages de ses élèves. Beaucoup d’entre elles espéraient qu’elle reviendrait au pays après et reprendrait ses activités. Pour le moment, elle n’était sûre de rien. Elle allait procéder comme elle avait toujours fait, un pas après l’autre. La sonnette d’entrée retentit. Le coeur battant, elle ouvrit la porte. Le visage de l’homme qui peuplait ses rêves apparut devant elle, sombre, les traits un peu figés. Elle s’en voulut de la peine qu’elle lui causait. Il jeta un regard circulaire à la pièce comme s’il la voyait pour la première fois.
— Tu as finalement pu tout débarrasser ?
— Oui, toutes mes affaires ont trouvé preneur.
— Tu pars quand ?
— Dans deux jours. Je resterai chez Armelle.
— Bien.
Ils se dévisagèrent. Les muscles de la mâchoire de Simon se contractèrent. La tristesse de son regard la déchiqueta de l’intérieur. Elle rompit le contact visuel et lui tendit les clés.
— Merci de m’avoir loué ton appartement. Je me suis sentie bien ici.
Vraiment ? Elle aurait dû se taire au lieu de débiter de telles platitudes. Il laissa passer quelques secondes avant de répondre.
— Je te souhaite pleine réussite dans tes projets. J’espère que tout ira comme tu le veux. Fais un bon voyage.
— Merci.
Au moment de sortir, elle hésita, se retourna. Leurs regards s’accrochèrent, suppliant l’un envers l’autre. Les yeux humides, elle ferma doucement la porte derrière elle.
***
— Je sors, je serai de retour d’ici deux ou trois heures, dit Amandine en accrochant son sac sur son épaule.
— OK.
Simon appuya sur les touches de la télécommande pour changer de programme télé.
— Tu es sûr que tu ne veux pas tenter le tout pour le tout et lui parler ?
— Non. Et je te t’ai déjà dit que je ne voulais plus en parler. Sa décision est prise, elle s’en va.
— Simon… Si tu la voyais, tu verrais qu’elle-même n’est pas bien. Elle attend peut-être que tu fasses le premier pas ?
Il laissa échapper un rire las. Sa petite soeur, romantique dans l’âme, se refusait à admettre la fin de son histoire avec Denise. Lui-même avait du mal à s’y faire. Tout avait été si rapide. Il n’y était pas préparé.
— Attendre que je fasse le premier pas alors que c’est elle qui part sans même avoir essayé de m’inclure dans ses projets ?
Amandine vint s’asseoir près de lui.
— Je crois que c’est parce qu’elle a peur et qu’elle pense qu’il n’y a pas d’issue vu que tu n’as jamais voulu sortir du pays.
Il roula des yeux au ciel. On allait maintenant lui reprocher de se plaire dans son pays et n’avoir jamais envisagé de le quitter ?
— Amandine, je m’en remettrai, OK ? Maintenant, je pense que tu dois y aller. Elle doit t’attendre pour se rendre à l’aéroport.
Sa soeur l’entoura de ses bras pour le réconforter.
— Je pensais vraiment que c’était la bonne cette fois.
— Moi aussi.
Il reprit la télécommande et changea à nouveau de programme télé. Aussi inattendue que fut son histoire avec Denise, il avait eu la conviction que c’était la bonne. Le destin lui avait une fois de plus joué des tours. Judith au moins l’avait supplié de la suivre, à plusieurs reprises. Denise ne s’en était même pas donné la peine, il avait été disqualifié dès le départ.
***
C’était plus difficile qu’elle ne le pensait. Le poids dans sa poitrine ne s’allégeait pas. Il se faisait plus lourd au contraire. Elle força un sourire à Armelle qui revenait avec le reçu du contrôle phytosanitaire. Mylène en maman poule qu’elle était lui avait préparée toutes sortes de mets, à croire qu’elle s’en allait camper dans le désert.
— Tu vas me manquer, dit Amandine, la mine triste.
Elle pressa la main de la jeune femme qu’elle considérait comme sa petite soeur. Bien qu’ayant rompu avec son frère, elle n’avait pas cessé de la fréquenter. Cela lui mettait un baume particulier au coeur après la débâcle avec Eloïse.
— Toi aussi, tu vas me manquer, mais le mois de septembre n’est plus très loin. On va se retrouver.
— Je sais.
— Et moi alors, je vais dire quoi ? geignit Armelle à ses côtés.
Elle passa un bras autour de ses épaules.
— Pour moi aussi, ça va être pénible. On s’appellera aussi souvent que possible, même si ce n’est pas pareil. Il faut quand même que tu me racontes la présentation de Bobby à ta mère.
Armelle éclata de rire. Amandine et elle la suivirent. Bobby était angoissé à l’idée de rencontrer la mère de sa compagne depuis que Stan avait innocemment laissé entendre au cours d’une conversation que sa grand-mère n’aimait pas les hommes aux longs cheveux avec des boucles d’oreilles.
— Et comment ?! C’est un moment à ne pas rater du tout.
La voix off appela les passagers du vol à destination de Paris. Elle déglutit puis serra tour à tour Amandine, Armelle et Mylène dans ses bras.
— Prends bien soin des parents.
— Ne t’en fais pas pour ça. Et ne pense plus à tout le reste aussi. Tu es une femme formidable et je suis très fière de toi.
Une larme roula sur sa joue et elle lutta pour ne pas laisser échapper le sanglot qui lui montait à la gorge.
Tirant son bagage à main, elle se retourna une dernière fois avant d’emprunter l’escalator qui menait à la salle d’embarquement. Une dizaine d’années plus tôt, elle avait pris ce même chemin, contenant à peine son excitation de voir son rêve se réaliser. Aujourd’hui, les perspectives étaient encore plus grandes, mais étrangement son cœur paraissait moins emballé. Elle s’affala sur une chaise dans une rangée libre d’occupants. Où était passé son enthousiasme, sa niaque ? Elle les retrouverait certainement dès que son pied foulerait le parquet huilé des salles de répétition. Pour le moment, son esprit avait encore besoin de se laisser aller à la mélancolie. Après tout, ces deux dernières années avaient été riches. Malgré la fin de son amitié avec Eloïse, elle ne gardait que du positif de tout ce qu’elle avait traversé. Elle s’était reconstruite, s’était fait de nouveaux amis, avait pu bâtir un semblant de relation avec son père et était tombée amoureuse. Ce n’était pas rien tout de même. Elle avait juste besoin de temps.
***
L’homélie était interminable. Simon ne s’était jamais rendu compte à quel point le nouveau prêtre était soporifique avec son ton monocorde et sa voix nasillarde. C’était un peu normal, il avait déserté l’église ces derniers mois. Il n’en était pas très fier. Il se faisait l’impression de revenir à Dieu uniquement parce que son cœur était en lambeaux. Plus d’un mois avait passé depuis le départ de Denise. Ce qui s’apparentait à une éternité. Les journées s’égrenaient lentement, les nuits encore plus.
Le prêtre invita les fidèles à se lever. Réprimant une grimace, il déplia son grand corps. Il avait une fois de plus forcé sur le jogging hier et ses muscles le lui faisaient savoir. C’était le seul moyen qu’il avait trouvé pour le moment pour se débarrasser de ce vague à l’âme qui lui collait à la peau. Amandine passait à présent tous les week-ends chez lui. Ils n’avaient plus abordé le sujet Denise avec elle, mais il savait que c’était à cause de son départ qu’il la voyait plus souvent.
La messe était terminée. Il attendit sagement son tour avant de se mêler à la file indienne de fidèles qui pressait le pas vers la sortie. Dehors, le ciel gris et maussade s’accordait parfaitement à son humeur. Le message d’espoir du prêtre n’avait eu aucun effet sur lui. La tête baissée pour éviter les fines gouttelettes de pluie, il allongea sa foulée vers sa voiture garée à quelques mètres de l’église.
— Simon ?
Il se retourna. Esther se tenait sur le trottoir — probablement pour attendre son taxi— abritée sous un parapluie noir.
— Ah ! Esther, comment va ?
— Ça va ! Et toi ?
Il haussa nonchalamment les épaules.
— Ça va aussi.
— Ça fait longtemps que je ne t’avais plus aperçu à l’église.
— C’est vrai, pas mal occupé.
Ils se jaugèrent du regard. Elle ne se gêna pas pour le détailler de haut en bas. Il ne l’avait pas revue depuis leur rupture. Elle avait belle allure dans sa robe à fleurs qui lui arrivait à mi-mollets.
— Je peux te déposer si tu veux, s’entendit-il proposer.
Elle acquiesça aussitôt, le sourire jusqu’aux oreilles.
— Comment va le travail ? Demanda t-il.
Plusieurs professeurs avaient manifesté dans le pays pour réclamer de meilleures conditions de travail après à l’attaque mortelle au couteau d’un jeune professeur par son élève quelques mois plus tôt.
— Ah... Tu connais le pays non ? Le ministère a annoncé tout un tas de mesures, mais on attend encore l’application.
Il secoua la tête. Il était amoureux de son pays, mais des fois il était difficile de ne pas donner raison aux pessimistes qui ne dépeignaient les choses qu’en noir.
— Du coup, on s’organise comme on peut. Notre association a mis en place un fond pour payer un vigile chargé de fouiller les sacs des élèves avant leur entrée dan l’établissement. Le proviseur n’a même pas fait semblant d’apporter une contribution.
Ils étaient arrivés au pied de son immeuble. Il pleuvait à verse à présent. Il coupa le moteur et attendit qu’elle prenne congé.
— Ça te dirait de monter manger avec moi ? J’ai fait du bouillon de tripes.
— Euh... Ok, merci.
Si cela pouvait lui permettre de moins ruminer ...
L’après-midi s’écoula sans qu’il ne s’en rende vraiment compte. Esther parlait la plupart du temps, lui racontant des anecdotes de son métier de professeur. Elle lui posa aussi plein de questions sur l’avancement des projets de sa coopérative et prit des nouvelles de sa tante à Nkolmetet. Il répondait de façon un peu mécanique tranchant avec l’enthousiasme évident de la jeune femme. A un moment, il se dit qu’il devrait y mettre un peu du sien. Il ne fallait pas être devin pour se rendre compte des avances que lui faisait Esther. Il sentait ses yeux constamment posés sur lui et au fur et à mesure de la discussion, elle s’était rapprochée de lui sur le canapé.
Ce serait simple de renouer avec elle, se dit-il. Et au moins avec le métier qu’elle exerçait, il ne se retrouverait pas sur le carreau comme c’était le cas actuellement. Pour l’avoir fréquenté durant quelques mois, il savait qu’ils partageaient leur attachement à leur terre natale. Esther ne rêvait pas de notoriété internationale. Elle aspirait plus que tout à une tranquille vie de famille, un peu comme lui...
— Je ne sais pas si je te l’ai dit tout à l’heure, mais tu es très élégant.
— Euh... Merci.
Elle s’était encore rapprochée. Sa cuisse exerçait une tendre pression contre la sienne et son parfum subtil à la vanille remontait vers ses narines.
— Esther, murmura t-il quand elle posa franchement sa main sur sa jambe.
— Simon, je n’ai pas pu t’oublier. Toi et moi ça marchait bien.
Oui c’était vrai, mais ça c’était avant que Denise ne vienne tout chambouler et lui mettre les sens à l’envers avec son sourire espiègle.
Il s’éclaircit la gorge.
— Je ne voulais pas te donner de fausses idées en venant ici.
— Je sais que ce n’est pas ton style, mais... Je suis disponible et j’ai toujours des sentiments pour toi. Je suis convaincue que si tu nous laisses un peu de temps, on pourra de nouveau être comme avant.
Il voulait croire que c’était possible. Denise lui avait dit qu’elle l’aimait, mais son amour n’avait pas pesé grand chose sur la balance quand il s’était agi de sa carrière. Elle ne lui avait même pas laissé l’opportunité de chercher un compromis. Elle ne lui avait tout simplement rien demandé. Son avis, ses sentiments n’entraient même pas en ligne de compte. Tout avait été terminé en moins de temps qu’il ne fallait pour le dire. Son cœur blessé peinait à s’en remettre.
— Je saurai être patiente...
Sa main aux ongles recouverts d’un vernis rose pâle remonta le long de sa cuisse pour se ficher sur sa taille. Il prit une inspiration et tourna la tête vers elle. Son visage n’était plus qu’à quelques centimètres du sien. Elle le contemplait avec une adoration qu’il n’était pas sûr de mériter.
Coupant court à toutes ses réflexions, il ferma les yeux et se laissa aller à la bouche qui se pressait tendrement contre la sienne. Il sentit le coeur d’Esther pulser follement contre le sien. Il ne ressentait rien de tel, mais peut-être qu’avec le temps, il y arriverait. Le temps réparait toutes les blessures, de la perte d’un être cher au coeur brisé. Il suffisait de le laisser couler.