Chapitre 3 - À la maison

Write by Diiabaa

Nous sommes vendredi après-midi. Habituellement, à cette heure-ci, Bakary est rentré du travail. Les enfants sont rentrés de l’école et ont pris leur goûter. Ils jouent dans la chambre. Je ne sais pas encore ce que je vais préparer pour ce soir. Probablement du souré*(plat traditionnel)

Ce téléphone n’arrête pas de sonner. Je viens à peine de raccrocher qu’il recommence. Je réponds à cet appel puis je vais à la cuisine. 


  • (Sira) Allo ? 

  • (Tonton Ibrahim) Allo salam aleykoum, c’est Ibrahim.

  • (Sira) Aleykoum Salam Ibrahim comment tu vas ? 

  • (Tonton Ibrahim) Ça va al Hamdulillah ? et les enfants ça va ? 

  • (Sira) Ça va al hamdulillah ! Et ton épouse ? Et tes enfants, ils vont bien ? 

  • (Tonton Ibrahim) Tout le monde va bien al hamdoulillah, ils te saluent. Je suis accompagnée de Biré, on est en route vers chez vous, on arrive bientôt. 

  • (Sira) Ah bon ? Tout va bien j’espère. 

  • (Tonton Ibrahim) Oui oui pas de soucis, on vient juste te rendre visite. 

  • (Sira) Bakary n’est pas encore rentré, je l’appelle pour le prévenir de votre arrivée. 

  • (Tonton Ibrahim) Ne t’en fais pas, on l’a eu au téléphone, il arrive apparemment, nous nous retrouverons à la maison. 

  • (Sira) C’est noté dans ce cas à tout de suite. 

Je raccroche, un peu perturbée. Je me demande ce qu’il se passe. Ce n’est pas dans leurs habitudes de passer à l’improviste. J’ai un mauvais pressentiment. Je n’ai même pas eu le temps de préparer pour leur arrivée. 

  • (Sira) Sendé !  Aïssata ! Venez vite, Adja ! Venez m’aider allez tout le monde à la cuisine ! Tonton Ibrahim et Tonton Biré arrivent. Dépêchez-vous de mettre le salon en ordre. Vous me ramassez tout ce qui traîne. Je reviens dans 5 minutes, je ne veux plus rien voir. C’est compris ? 

  • (tous en choeur) Ouiii !

  •  (Sira) Adja !  qu’est ce qu'on est censé faire en rentrant de l’école ?!

  • (Adja) Euh…

  • (Sira) Dépêche-toi d’aller enfiler un pagne et viens éplucher les oignons. Ensuite, tu m’éplucheras cinq gousses d’ail. La vaisselle déborde, Sendé, toi, tu vas faire la vaisselle. Je vais mettre de l’huile sur le feu pour faire cuire la viande. Manthita tu vas laver les toilettes et mettre de l’ordre dans la salle de bain, je vais passer tout vérifier. 

  • (Manthita)  D’accord.

  • (Sira) J’ai l’impression de tout faire toute seule ici ! C’est infernal. J’ai beau tout ranger, l’instant d’après tout est en désordre. Issa ?

  • (Issa) Nam*(onomatopé pour acquiescer)

  • (Sira) Prends la monnaie qu’il y a sur l’étagère et dépêche toi d’aller acheter du jus chez Rachid. Tu prends une bouteille de Coca et si il y a assez de sous tu y ajoute une bouteille de Fanta ou du Oasis. 

  • (Issa) d’accord. Je peux prendre la monnaie ? 

  • (Sira) Si tu ne reviens pas avec la monnaie tu vas voir ce que je vais te faire. 

  • (Issa) Oh… D’accord.

Adja ricane et tire la langue. 

  • (Adja) T’as compris !? Si tu prends la monnaie, maman elle va te tirer les oreilles comme la dernière fois !

  • (Issa) Va mettre un pagne toi ! Je vais dire à maman que tu traînes dans le couloir au lieu d’aller faire tes trucs ! C’est à toi qu’elle va tirer les oreilles cette fois-ci !

  • (Sira) Adja ne me dis pas que tu as encore ton pantalon sur toi !

  • (Issa tire la langue à son tour.) Bien fait pour toi !

Tout ce petit monde est en marche. Ces enfants me donnent du fil à retordre, mais heureusement qu’ils sont là. Je ne suis pas tendre avec eux, mais c’est pour leur bien. Je vais vite mettre la viande à cuire. L’eau est bouillie, je vais pouvoir battre la semoule pour le souré. Un bref coup d'œil à la fenêtre. Issa revient de l’épicerie, les bouteilles à la main. 

  • (Issa) Tiens maman, les bouteilles et la monnaie. 

  • (Sira) Merci. Tu es sûr que toute la monnaie est là ?

  • (Issa) Oui maman, je te jure j’ai rien pris. 

  • (Sira) Bon.. Prends deux francs pour toi et vas mettre le reste de l’argent dans l’armoire. Ce sera pour le pain de demain matin. 

  • (Issa) Merci maman. 

Ça fait un bon quart d’heure depuis leur appel, ils ne devraient plus tarder. La pression est redescendue d’un cran. Les enfants sont retournés à leurs occupations à l’exception de Sendé qui me tient compagnie en cuisine. 

  • (Sira) Manthita ? 

  • (Manthita) Nam ? 

  • (Sira) Tu as fini de laver les toilettes ? 

  • (Manthita) Oui j’ai tout lavé avec le pshit pshit javel et j’ai même mis du pshit pshit sens bon à la fin.

  • (Sira) C’est très bien. Apporte moi un tabouret pour que je puisse m’asseoir s’il te plait. 

  • (Manthita) D’accord. 

Vivement que cette grossesse arrive à son terme. Je n’en peux plus d’avoir à porter tout ce poids. Les voilà qui sonnent à la porte. Ils me saluent et prennent place, les enfants viennent les saluer chaleureusement puis retournent dans les chambres sur ma demande. Ils ne resteront finalement pas pour le dîner. La route est longue et ils ne sont pas véhiculés.

Ils m’informent de la nouvelle.

Bakary arrive peu de temps après eux. Ils se saluent longuement et échangent brièvement au sujet de ce dont ils sont venus me faire part. Un bref au revoir aux enfants et ils reprennent la route aussitôt. Bakary repart avec eux pour les conduire jusqu’à la gare avant de revenir vaquer à sa routine habituelle.

Je n'ai plus envie de vivre. L'information est parvenue jusqu'à mon esprit. J'ai compris. Enfin, je crois. Cet homme, qui se tient sur son tapis de prière comme le dernier des pieux, vient de piétiner mon cœur. Cœur que je ne lui ai pas offert, que j'ai été contrainte de lui remettre. Au nom de mon père et des siens. Au nom de mon sang. Au nom du bien commun.

Ce fichu bien commun qui ne m’inclut jamais. C'est en son nom que plus tôt aujourd'hui, mes beaux-frères se sont présentés à notre domicile. Ils m’ont remercié pour mes bons et loyaux services. J'ai été ornée d'une belle parure de compliments et de flatteries pour avoir été une bonne épouse et une bonne mère. J’ai même été couronnée d'un diadème d'éloges pour que je ne doute à aucun moment de ma valeur malgré l'annonce qui allait suivre. J’aime les bijoux et les compliments. Et pourtant. Toutes ces parures n'ont pas suffi. Tout l'or du monde n'aurait pas suffi pour apaiser mon esprit. Ces hommes, frères de ce soi-disant homme que j’ai pour époux, sont venus m'annoncer qu'à daté de ce jour, je partagerai mon statut d'épouse avec une autre.

Ils m’ont annoncé que dorénavant, je devrais attacher mon cœur et faire preuve de dignité. Je devrais armer mon cœur de patience et redoubler de sagesse. À présent, je devrais gérer d'une main pieuse et agile, ce foyer grandissant dont je demeurerai la première reine.

J'ai peut-être cessé d'oxygéner mon corps un temps, il s'est engourdi. Ma vision s'est troublée. Mon esprit s'est embrumé. J'étais assise dans le salon, mais je n'étais plus là. C'est une autre version de moi qui leur a répondu. La version simplifiée. Procédurière et coutumière. Respectueuse et cordiale.

C'est elle qui a trouvé la force d'acquiescer, d'écouter leurs prières et leurs bénédictions. Elle a même réussi à insister pour qu’ils restent manger malgré leur hâte. Enfin, elle les a gentiment remerciés de leur visite. Elle leur a souhaité un bon retour avec le sourire et avec ce sang-froid à toute épreuve.

En revenant de la gare, cet homme avec lequel je vis depuis maintenant près de vingt ans, cet homme pour lequel j’ai été contrainte de quitter ma famille et mon village ; cet homme qui est le père de mes neuf enfants, dont l’une encore en mon sein ; cet homme-là, n’a rien trouvé de plus à me dire que :


  • (Bakary) J’ai pris mon billet pour le Mali, je pars la semaine prochaine pour célébrer le mariage. 

  • (Sira) Tu comptes rester combien de temps ? 

  • (Bakary) Je pars pour un mois et demi. 


J’ai saisi l’information pourtant, je ne comprends pas. Je ne comprends pas comment un être humain peut être doté d’une telle lâcheté et d’un tel niveau d’égoïsme. Je suis à sept mois de grossesse. À cet instant précis, je me demande si l’enfant qui est dans mon ventre survivra à cette annonce, à cet affront. Je me demande si moi-même, j’y survivrai. Je me sens trahie, bafouée, humiliée, piégée. Pourquoi faut-il que mon seul repère soit cet homme ? Cet incapable. J’ai passé ma vie à me battre et à me sacrifier pour survivre.

Pour le bien commun. Pour son bien à lui.

Je fais de mon mieux chaque jour pour donner une éducation exemplaire à mes enfants. Malgré le manque de moyens et malgré ce taudis dans lequel on vit. Je passe mon temps à lui reprocher son manque d’investissement dans la vie de famille. Les enfants ne cessent de le réclamer. En réponse à cela, il n’a rien trouvé de mieux à faire que de prendre une seconde épouse. C’est donc pour ça qu’il a hâté la construction de sa maison à Bamako ? Je savais qu’il me cachait quelque chose. Je l’ai senti. Lui et ses frères me faisaient passer pour folle.

Ça ressemble à un mauvais rêve. Une sorte de malédiction que je ne souhaiterais à personne de vivre. La polygamie fait partie de nos mœurs. Mon père lui-même en était adepte. Je ne peux m’y opposer. Pourtant, mon cœur le refuse catégoriquement. Je ne vois aucune sagesse divine dans ses agissements. Je ne vois que les caprices d’un homme égoïste. Un inconscient doublé d’un ingrat qui cherche à impressionner son monde et à obtenir les bonnes grâces de ses aînés. Tout cela sans se soucier de la souffrance de son épouse et de ses enfants. C’est beaucoup trop pour moi. Beaucoup trop douloureux. 


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Au salon, devant la télévision

  • (Adja) Issa, il est nul le film ! On n’aime pas et on comprend rien, passe nous la télécommande ! Nous on veut regarder des dessins animés !

  • (Issa) Vous comprenez rien parce que vous faites que parler, taisez vous sinon vous allez dormir tout de suite ! Y a plus de dessins animés à cette heure-ci.

  • (Manthita) C’est pas toi qui décides de toute façon !

  • (Issa) Arrête de faire le bébé Manthita, c’est bon t’as plus 5 ans t’es plus un bébé cadum ! 

  • (Manthita) Laisse moi je fais c’que j’veux ! Si tu continue j’vais l’dire !

  • (Issa) Tu sais très bien que si maman s'énerve, on va tous aller dormir ! Si elle nous tape à cause de toi je te taperai deux fois plus ! 

  • (Manthita) Espèce de méchant va !

  • (Issa) Ouai ok ouai c’est bon chut moi je veux suivre le film !


Nous sommes tous assis au salon en train de regarder la télé. Je ne sais même pas, c’est quel film. Ce sont les garçons qui ont choisi, mais on va tous devoir faire avec. Il est beaucoup trop tard pour se battre pour la télécommande. Même si le film est nul, c’est toujours mieux que d’aller dormir. Issa à raison, si on s’agite un peu trop on ira tous au lit avec potentiellement une claque en prime. Déjà que j’y ai échappé de peu tout à l’heure. J’avais complètement oublié de mettre un pagne en rentrant de l’école. Des fois, ça passe inaperçu, mais pas ce soir. Maman avait l’air tendu. Tonton Ibrahim et tonton Biré sont venus, mais ils ne sont pas restés longtemps, on n'a même pas eu le temps de jouer avec eux.

On a mangé du souré au dîner. Moi, je n'aime pas trop ce plat, mais j’avais faim alors j’ai mangé quand même un peu. On a pu finir le jus qui était pour les tontons. Ils n’ont même pas beaucoup bu. Moi, je me suis servi un verre d'Oasis que j’ai coupé à l’eau pour en avoir un peu plus. Quand on fait ça, il faut bien faire attention à ne pas mettre trop d’eau sinon, c’est fichu il n’y a plus de goût. Il est bientôt minuit, je m’étonne que personne ne nous ait envoyé dormir. C’est vendredi soir, mais tout de même. Papa est assis au salon sur son tapis de prière. Il fait défiler son chapelet entre ses doigts. Maman est dans la chambre.

Lassana se lève pour aller à la cuisine. Il revient en courant et s’écrie :

  • (Lassana) Y a le feu sur la valise !

Papa se lève brusquement et court à la cuisine. Bien évidemment, nous suivons. Je suis prise d’un frisson de panique. Il y a la grosse valise noire de papa posée sur la gazinière. Elle n’a pas eu le temps de prendre complètement feu. Une épaisse fumée blanche s’en dégage.

Papa nous fait signe de sortir. Il coupe le gaz et jette un verre d’eau sur la valise qu’il dépose ensuite sur l’évier. Il ouvre grand la fenêtre de la cuisine, sort de la pièce et ferme la porte.

J’ai peur.

Nous retournons au salon, mais plus personne n’est concentré sur le film. Nous avons certainement tous été parcourus par ce frisson à la vue de la valise. Nous nous regardons, les yeux écarquillés, en silence. Je me demande qui a bien pu faire ça. Je pensais que maman dormait. Sendé, la plus grande, s’aventure dans le couloir, un peu derrière papa. Lassana la suit.

Papa se dirige vers sa chambre à coucher et essaie d’ouvrir la porte. Elle est fermée à clé. Maman s’est enfermée de l'intérieur. On entend papa du fond du couloir. Il insiste sur la poignée et demande à maman d’ouvrir la porte, mais elle refuse. Il va dans la cuisine chercher un objet pour forcer la porte. Il s’empare d’un de ces longs couteaux qui servent à couper la viande, puis retourne à la chambre. Le suspense étant bien trop grand pour nous qui sommes en panique, on met la tête dans le couloir pour comprendre ce qu’il se passe. Papa garde son calme comme à son habitude. 


  • (Bakary) Maman s’est enfermée dans la chambre. 

Il continue de forcer et commence à mettre de gros coups sur la porte avec son épaule. 

  • (Bakary) Sira arrête de dire des bêtises et ouvre la porte. 

Je ne comprends pas ce que dit maman. On ne l’entend pas d’ici. Sendé et Lassana, les deux plus grands, toquent à la porte à leur tour pour essayer de la convaincre d’ouvrir. 

  • (Sendé et Lassana) Maman ouvre s’il te plaît dis nous qu’est ce qu’il y a. 

Papa semble avoir perdu patience. Il enfonce la porte avec son épaule droite en y mettant beaucoup de force. Boum ! Une deuxième fois. C’est à la troisième que la porte s’ouvre. Il court à l'intérieur pour rattraper maman qui est assise au bord de la fenêtre. Nous courons devant l’entrée de la chambre. Ce qu’on y découvre nous glace le sang. Nous sommes tétanisés. Personne n’ose entrer. Maman se débat.

Je vois rarement maman pleurer. C'est peut-être la troisième fois depuis que je la connais. Je la vois souvent en colère, mais jamais comme cela. Elle pleure et se débat pour que papa la lâche pour qu’elle puisse sauter par la fenêtre. Maman veut se donner la mort. Mon cerveau refuse d’accepter cette information. Mon cœur suffoque silencieusement. Papa la retient. Il a du mal à gérer la situation. Maman a beaucoup de force.

Aissata pleure. Sendé aussi.

  • (Aissata) Maman arrête s’il te plaît !

Je me sens impuissante et fébrile. Je me sens profondément faible et démunie. Les larmes coulent sans que je ne puisse les retenir. Papa la tire vers l’intérieur avec force et fermeté. Puis il ferme la fenêtre. Il reste posté devant pour qu’elle ne puisse plus l’ouvrir.

Elle lui demande de se pousser, mais il refuse. La voix de maman qui paraissait abattue et indignée laisse progressivement place à une explosion de fureur. Elle lui crie dessus maintenant et lui jette tout ce qui lui tombe sous la main. 


  • (Sira) Tu me fais ça à moi, Bakary !? À moi !? Qu’est-ce que je t’ai fait pour mériter ça ! Je t’ai donné neuf enfants ! Est-ce que tu as une idée de ce que c’est que d’accoucher neuf fois ? Tu étais où quand j’ai éduqué ces enfants ? Quand j’ai souffert pour les garder tous auprès de moi ? Tu foutais quoi ? Espèce de lâche ! Espèce d’incapable ! 

Elle saisit le pot de thiouraye*(encens traditionnel) qui était posé sur sa table de chevet et l’explose contre le mur. 

Dans sa fureur, elle ne nous voit plus. Elle ne nous entend plus. Elle n’entend pas nos supplications. Je ne comprends pas. Cette journée me paraissait pourtant si normale. Je ne comprends pas tout ce qu’elle dit à papa mais sa peine me transperce le cœur. 

Ne rien pouvoir faire pour la calmer ou la soulager me fait d’autant plus mal. Papa ne répond pas, il se contente d’esquiver ses coups et de la maintenir à une distance raisonnable. 

Je ne sais pas ce qu’il a fait mais il a dû faire quelque chose de très grave pour la mettre dans cet état, c’est certain.

  • (Sira) T’es pas un homme Bakary t’es qu’un lâche ! Faire venir tes frères pour me l'annoncer, tu cherches à me faire honte, c’est ça !? J’aurais jamais dû écouter mon père en me mariant avec toi ! J’aurais dû mourir quand j’avais encore le choix ! je vais me tuer de toutes façons je veux plus souffrir ! Dégage d’ici ! 

Toutes les affaires qui étaient disposées sur la table de chevet et la coiffeuse volent en éclats. La chambre est sens dessus dessous. Maman se dirige vers la porte de la chambre. Nous nous écartons. Papa la suit. C’est un cauchemar.

Elle cherche à s’emparer du couteau que papa a utilisé plus tôt pour forcer la porte. Elle a à peine le temps de l’attraper que papa lui attrape le poignet. 

  • (Sira) Lâche-moi !! Je vais te tuer Bakary et je vais me tuer moi aussi ! Lâche ce couteau je vais te tuer ! 

  • (Adja) Arrête maman je t’en supplie arrête s’il te plaît ! 

La scène me paraît interminable. Même les plus fiers d’entre nous ont pleuré ce soir-là. Papa lui a arraché le couteau d’un coup sec et l’a tendu à Lassana.

  • (Bakary) Vas cacher ce couteau quelque part, il ne faut pas qu’elle le prenne. 

Lassana s'exécute. C’est peut-être le seul qui a réussi à retenir ses larmes, mais je vois bien que lui aussi est désemparé. Personne ne sait quoi faire. Papa la retient pour ne pas qu’elle aille à la cuisine, nous sommes tous dans le couloir. Maman fait des vas-et vient. Elle est folle de rage. Je ne la reconnais plus. Elle ne nous reconnaît plus. Elle hurle et elle pleure. Elle le menace et le bouscule. Issa s’interpose entre maman et papa. Il essaie en vain de lui faire entendre raison. Papa ne parle pas, il se contente de la neutraliser. Je ne comprends pas pourquoi subitement maman veut se donner la mort. Elle veut tuer papa puis elle veut se donner la mort. Elle est enceinte. Son ventre est rond. Elle veut se donner la mort à elle et à son bébé. Mon petit frère ou ma petite sœur. Cette soirée a duré une éternité. Bloquée par papa, maman a fini par aller dans la salle de bain. Elle s’est assise dans la baignoire et a ouvert l’eau chaude. Papa à coupé l’eau. Elle a enroulé le fil du pommeau de douche autour de son cou, comme pour s’étrangler avec. On l’a retenue pour ne pas qu’elle puisse serrer. Progressivement, ses forces l’ont abandonnée. 

Les cris sont redevenus des pleurs. Maman se parlait à elle-même. La tête dans les mains.

Papa nous a dit qu’elle n’était plus elle-même et qu’un djinn avait pris possession de son corps. Il nous a dit qu’il fallait prier pour qu’elle retrouve ses esprits. Les plus jeunes d’entre nous, Manthita et Penda, sont allées au lit. Issa et Lassana étaient en retrait dans le couloir.

Avec Sendé et Aissata, nous nous sommes accroupis auprès d’elle, près de la baignoire.

On pleurait silencieusement. Elle s’est calmée progressivement et nous l’avons sortie de là. Comme une poupée de chiffon, elle s’est laissé faire. Nous l’avons déshabillée. Puis nous l’avons essuyée et allongée sur un matelas au salon. Papa a remis de l’ordre dans sa chambre et a demandé à Lassana de retirer tous les gros couteaux de la cuisine et de les cacher en lieu sûr.

Avec du recul, je me demande si papa disait vrai. Je n’ai pas reconnu ma mère ce soir-là. Je ne sais pas si la douleur véritable peut mener à de tels débordements. Est-ce que la douleur peut nous faire quitter notre être ? Nous transformer ? Je me demande si papa s’est senti responsable de cette soirée-là. Peut-être qu’il a tout mis sur le dos des sciences occultes et du fort tempérament de maman ? Je me demande s’il s’en est voulu. Nous n’avons jamais reparlé de cet incident. Pas même entre frères et sœurs.

J’ignore comment nous avons retrouvé le sommeil après ce soir-là. Chacun a géré le problème à sa manière. De son côté. La routine a repris son cours.

Dans les jours qui ont suivi, maman nous a annoncé que papa partirait bientôt au Mali pour prendre une seconde épouse. 


  • (Adja) Vous avez entendu ça les petites ? Papa va prendre une deuxième femme. 

  • (Penda) On va avoir une deuxième maman ? 

  • (Adja) Oui. 

  • (Penda) J’espère qu’elle sera gentille. 

  • (Manthita) Mais comment on va faire ? Elle va venir vivre ici avec nous ?

  • (Adja) Je sais pas.

  • (Manthita) C’est impossible, déjà qu'il n'y a même pas de place pour nous. 

  • (Adja) Si maman accouche d’un garçon il dormira dans la chambre des garçons mais si c’est encore une fille on sera trop serrées. 

  • (Manthita) C’est clair ! déjà que nous les filles on est trois par chambre. 

  • (Adja) Si la nouvelle femme vient vivre ici on n’aura plus qu’une chambre pour toutes les filles ! T’imagine ! 

  • (Manthita) Oh non… Déjà qu’on n’a même pas de jouets ! 

  • (Adja) C’est clair ! On n’a même pas de bureau pour faire nos devoirs !

  • (Manthita) Ouais grave ! Et puis papa il a jamais assez d’argent, je sais même pas comment on va faire maintenant !

  • (Adja) C’est vraiment une catastrophe cette maison. J’espère qu’on va déménager. 

  • (Manthita) Oui ! T’imagine si on déménage dans un grand pavillon ? 

  • (Adja) Oui ce serait génial. Moi j’aimerais trop avoir ma chambre pour moi toute seule. 

  • (Manthita) Pareil, tout pareil avec un grand jardin et des balançoires. 

  • (Penda) C’est trop bien les balançoires. 

  • (Adja) Oui. Allez venez on va regarder les dessins animés. 


Ce souvenir à refait surface dans mon esprit à ce moment précis. Dans les bras de cette femme. Devant le portail noir de la maison de papa. Entouré des enfants. Cette femme est ma deuxième maman. J’avais effacé cette scène de ma mémoire, je la pensais oubliée pour toujours.

Je suis heureuse d’être ici. Nous partageons un moment de joie. Pourtant, ce souvenir me renvoie à quelque chose de déchirant et de profondément douloureux. Maman a souffert du second mariage de papa. J’ai cru que la famille allait éclater. J’ai pensé que cette femme, Sadio, était la cause de cette crise. Pour moi, c’était elle la responsable après papa. Elle n’avait pas sa place dans notre famille. C’est elle qui m’a prise dans ses bras. Ces embrassades m’inspirent l’amour et la fraternité. Elles me semblent pleines de chaleur humaine et de sincérité. Je ne sais plus si je dois l’aimer ou la haïr. Je ne comprends pas. Maman n’est pas du genre à jouer la comédie. Elle a l’air vraiment heureuse de la retrouver.

Peut-être qu’elle a fait le deuil de cette histoire. Cela s’est passé il y a près de 10 ans quand j’y repense. Je me souviens encore des disputes qui ont suivi après cet incident. Je me souviens que papa est parti pour le Mali peu de temps après.

Maman ne voulait pas qu’il parte. Elle essayait de le retenir. Tantôt par la parole, tantôt par les actes. Je me rappelle de ce jour où il cherchait son passeport dans toute la maison. Elle l’avait caché pour ne pas qu’il puisse quitter le territoire. Depuis, il cache ses documents importants dans la maison. Il les met dans une mallette qu’il ferme à clé.

Je ne sais pas si mes oncles sont intervenus ou si elle s’est raisonnée toute seule, mais elle a fini par le lui rendre. Il a fini par partir. Il est parti longtemps, mais peu de choses ont changé. Il est si discret quand il est là qu’on ne remarque pas trop son absence. Lorsqu' il est revenu, les choses semblaient être rentrées dans l’ordre. La famille est intervenue pour calmer et raisonner maman. Probablement, qu’ils lui ont expliqué qu’il fallait qu’elle fasse preuve de force et de patience. Il fallait qu’elle fasse également preuve de dignité et de maturité pour aller de l’avant. Ce n’était pas la seule femme dont le mari prenait une seconde épouse.

Elle devait s’estimer heureuse d’avoir eu tant d’enfants avec lui. S’estimer heureuse d’avoir eu un mari si calme et compréhensif devant ses accès de colère. Elle ne devait pas s’opposer à ce qu’Allah a rendu possible. Nous les enfants sommes restés en dehors de ça. On ne se mêle jamais des problèmes d’adultes. C’est un manque de respect. En 10 ans, bien des choses se sont passées. L’eau à coulé sous les ponts. 


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Nous passons le portail et je découvre la maison dont papa est si fier. Celle dont il est propriétaire. Celle qu’il a mis tant d’années et d’énergie à construire.

Je suis en partie fière de lui. Lorsqu’il nous parle de cette maison, j’ai l’impression qu’il est profondément ému. C’est rare de voir papa ému par quoi que ce soit. C’est évident que c’est d’une importance capitale pour lui. Cette maison, c’est un accomplissement majeur. C’est son bébé. Malgré tout, je réalise que le dénuement que j’observais dans les rues de Bamako s’est également infiltré ici. La maison me paraît si modeste. Je sens que le séjour va être long. 

Ma Belle-mère nous fait faire rapidement le tour du propriétaire. 

  • (Sadio) Au fond la bas c’est le puits. Tout autour, il y a la partie jardin où nous avons planté du maïs, des cacahuètes et des gombos. Nous préparons à manger de ce côté, là où vous voyez les marmites et les tassa. De l’autre côté il y a les réserves, et derrière il y a les toilettes et les douches. Venez, je vous montre l’intérieur. 

Je suis étonnée, j’ai l’impression que la maison est disloquée. Je ne savais même pas qu’il était possible d’avoir un puits dans un jardin. La maison est organisée différemment. Il y a un manguier en fleurs au centre de la cour. A l’ombre, sont disposées des chaises en plastique. Je me souviens de ces chaises. Elles étaient dans le garage avant que papa ne les envoie ici. 

  • (Sadio) Ici c’est la véranda, Il y fait moins chaud que dans les autres pièces. Il y a un cagibi tout à droite dans lequel sont rangées les choses importantes. De ce côté-là, il y a une chambre.

Dans la véranda, il y a : un canari, un frigidaire débranché, et des matelas disposés contre le mur. Nous avançons. 

  • (Sadio) Ici c’est le salon, la porte à droite c’est ma chambre, et la porte à gauche, c’est votre chambre. Soyez les bienvenus et surtout si vous avez besoin de quoi que ce soit n’hésitez pas. 

Dans le salon, il y a des vieux canapés marron qui me rappellent le film Tatie Danielle.

Une petite table de chevet recyclée fait office de meuble télé. La peinture verte me rappelle celle du salon chez nous en France. Il y a un rideau devant la chambre de ma belle-mère. Nous nous dirigeons vers la chambre qui est la nôtre. C’est une pièce vide. Elle est complètement vide à l’exception de deux malles en fer disposées l’une sur l’autre. Le toit est en tôle.

  • (Adja) Maman, c’est vraiment là qu’on va dormir ? 

  • (Sira) Oui. On dormira dans la véranda si jamais il fait trop chaud. Tu as vu comment c’est chez papa ? 

  • (Adja) C’est mieux que rien. 

  • (Sira) Il aurait quand même pu préparer notre arrivée. Papa il s’en fout de tout. Est-ce que tu trouves ça normal ? De toute façon on ne restera pas longtemps ici, on part pour le village dans peu de temps. 

Elle prenait sur elle, mais je me doutais bien qu’elle en avait encore gros sur la patate. Les enfants nous apportent nos valises qui étaient à l’entrée. Nous déposons nos affaires. J’ai du mal à me sentir chez moi.

Nous nous installons sur la natte qui est disposée sous le manguier. Mes deux mamans parlent de la pluie et du beau temps. Maman a trouvé une oreille attentive. On dirait qu’elles sont copines depuis toujours. La météo et les pluies torrentielles, les dernières élections présidentielles, elles parlent de tout et de rien.

Ma belle-mère nous présente les enfants. Il y a des cousins et des cousines. Ils vivent temporairement avec elle ici à Bamako. Certains sont juste de passage. D’autres sont ici pour l’école. Je ne retiens pas tous les prénoms. Mon cousin Souleymane est ici pour se faire hospitaliser. Il s’est cassé le genou dans un accident de moto. Il retournera au village lorsqu’il sera rétabli.

Enfin, il y a Lassana, mon demi-frère qui est âgé de 8 ans. Il porte lui aussi le prénom de mon grand-père paternel. Je le savais.

Nous nous rencontrons pour la première fois, mais ça ne fait aucun doute. La ressemblance est troublante. Nous avons tous les deux le sourire et le regard de notre père. Il a l’air très timide. Aussi réservé que papa. Il se cache derrière sa mère, puis part en courant vers les autres enfants. Nous rions. 


  • (Sadio) Ina !

  • (Ina) Nam ?

  • (Sadio) Dépêche- toi d’aller chercher de l’eau pour qu’elles puissent se laver. Il fait chaud et le voyage à été long. 

  • (Ina) Oui tata.

Ina, c’est la servante. Elle doit avoir quatorze ans tout au plus. Elle ne parle que bambara. Elle ne va pas à l’école. Sa famille manque de moyens alors elle travaille en tant que servante. Elle vit ici et s’occupe des tâches ménagères. Son salaire doit être équivalent à quinze euros par mois environ. Ça lui permet d’aider sa famille. 

Ina récupère un seau et se dirige vers le puits. Je la regarde faire. Ce puits m’obsède. Elle se place au-dessus puis jette un seau dans le trou. Elle qui me semblait toute frêle, le repêche avec vigueur. Elle transvase l’eau, puis l’apporte à la salle de bain. 

  • (Sadio) Allez vous doucher pour vous débarrasser de la chaleur, ensuite nous mangerons puis vous pourrez vous reposer. 

Maman me fait signe d’y aller en première

  • (Sira) Vas-y d’abord, Ne prends que l’essentiel avec toi, tu viendras t’habiller dans la chambre. 

En arrivant devant les douches, je comprends la raison de cette instruction. Il y a très peu d’équipements sur lesquels poser ses affaires. Je suspends mes affaires sur le fil de fer qui fait office de séchoir, prends le seau d’eau et entre dans l’une des douches. Il n’y a pas grand-chose à l’intérieur, une ampoule au plafond, un petit trou, et un petit tabouret.

J’aurais dû profiter de l’occasion lorsqu’elle s’est présentée à l’aéroport.

Je comprends que c’est ici que je vais me doucher et faire mes besoins durant les prochains jours. Le temps me paraît soudain si long. Le confort, si lointain.

Je me déshabille et suspends mes vêtements au-dessus de la porte. Je plonge mes mains dans le seau d’eau puis m’asperge. Elle est rafraîchissante. Malgré le manque de confort, je m’offre un instant de répit pour passer en revue tous les événements jusqu’ici.

Je réalise progressivement que nous sommes arrivées. J’avais idéalisé ce voyage. Je m’étais construit tout un imaginaire autour de ce pays d’origine qui est le mien. Je me rends compte d’à quel point je n’en savais rien. Ce pilier imaginaire, sur lequel j’avais bâti toute mon histoire, s’affaisse. Je me laisse du temps, je n’ai encore rien découvert.

Ici, c’est chez papa. Tout lui ressemble. Il n’y a que le nécessaire.

Parfois on se douche comme ça à la maison quand il n’y a plus d’eau chaude. Maman verse de l’eau bouillante dans un seau d’eau puis ajuste la température avec de l’eau froide. Elle pose le seau dans la baignoire puis on se douche.

Je termine de me doucher puis je retourne à la chambre pour m’habiller.

Maman va se doucher à son tour. Lorsqu’elle termine, Ina nous apporte le repas. Cette journée m’a donné faim. Mama Sadio a préparé du Saga saga. Le goût n’est pas exactement le même que lorsque c’est maman qui le prépare. C’est quand même très bon. Nous finissons de manger puis nous nous installons sur la natte. Je m’allonge et observe les fleurs du manguier.

Quand je pense à toutes les heures supplémentaires et toutes les économies que papa a fait pour pouvoir donner vie à cet endroit. Je repense à son travail du soir à la banque. Il y faisait le ménage et chaque fois, c’était la même histoire, on se battait pour pouvoir y aller avec lui.

Il n’avait pas le droit de nous y emmener, mais nous insistions en promettant d’être sage. Parfois, il cédait.


---------------------------saut de page------------------------


Nous sommes vendredi après-midi. 

Papa dort dans sa chambre. Il nous a donné pour instructions de le réveiller à 17 H 45 si jamais son réveil ne suffisait pas. Le vendredi, papa termine plus tôt. Il repart en fin de journée à son deuxième travail. Il fait le ménage à la banque. 

La dernière fois, c'est Issa et Lassana qui y sont allés avec lui. Et même qu’ils sont revenus avec des canettes et des chips. La chance. J’espère que cette fois-ci je pourrais y aller.

  • (Adja) Papa ! papa ! Debout c’est l’heure, ton réveil a sonné mais tu l’a pas entendu. 

  • (Bakary) Oui ! Oui. merci.

  • (Adja) Tu vas aller au travail ? 

  • (Bakary) Oui.

  • (Adja) J’peux venir ? Steuplait steuplait steuplait !!

  • (Bakary) hum.. Ferme la porte je vais me préparer. 

Je ferme la porte et cours à toutes vitesses chercher des chaussettes. Manthita et Penda me voient faire et se lancent à ma poursuite.

  • (Manthita) Tu vas où ?

  • (Adja) Au travail de Papa.

  • (Manthita) La chaaaaannnncccceeee !!!!! Il t’a dit oui ? Moi aussi je peux venir ? 

  • (Penda) Moi aussi ! moi aussi je veux venir !!

  • (Adja) Non ! Non ! Vous pouvez pas venir vous vous êtes trop petites ! Retournez au salon !

  • (Manthita) C’est pas juste on va le dire ! T’es même pas gentille !

  • (Adja) Non ! Arrêtez ! A cause de vous je vais plus pouvoir y aller ! Bande de microbes!

C’est la catastrophe. Ces deux petites sorcières vont tout foutre en l’air.

  •  (Manthita et Penda) PAPAAAAAA !!! Nous aussi on peut venir au travail avec toi ?? 

Les voilà qui tambourinent à la porte de sa chambre. 

  • (Manthita et Penda) Alors ! On peut venir nous aussi ? On peut venir ? 

  • (Bakary) Non ! Le travail c’est pas un jeu. Et puis il y a pas assez de place pour tout le monde, si c’est comme ça personne ne vient !  

Je ferme la porte et cours à toutes vitesses chercher des chaussettes. Manthita et Penda me voient faire et se lancent à ma poursuite.

Oh noooon ! Je savais ! C'est un cauchemar ces petites sœurs ! Si seulement elles n’étaient pas là. Je suis dégoûtée. Il ne me reste plus qu’une carte à jouer.

Je me poste dans le salon juste à côté de l’entrée, et je mets la tête dans les bras. Il faut qu’il voit à quel point ça m’attriste. À quel point je voulais venir. Peut-être que s'il voit combien je suis calme et triste, il aura pitié et il changera d’avis et me prendra avec lui.

Manthita à vu clair dans mon jeu. Elle sait que cette technique est infaillible. Elle vient s’asseoir juste à côté de moi et prend la même posture. Penda est trop jeune. Elle n’a pas cette malice, tant mieux. Elle s’en va jouer dans la chambre.

Après s’être préparé, papa fait sa prière et boit son café. Il met ensuite ses chaussures. C’est à ce moment que tout se joue. Il n’a pas encore remarqué notre présence. Manthita lui demande d’une voix toute douce. 


  • (Manthita) Papa, on peut venir avec toi s’il te plaît ? S’il te plait, promis on sera calme et on fera pas de bêtises. 

Il hésite et semble agacé. 

  • (Bakary) Mettez vos chaussures et on y va ! dépêchez vous ! 

Trop bien !! J’ai même pas eu le temps de prendre mon manteau. Hors de question de risquer d’être vue par Penda cette fois. Si elle pleure et qu’il l’entend, c’est sûr qu’il changera d’avis.

C’est pas grave, j’irai sans manteau. De toute façon, on part en voiture.

Dans la voiture, l’excitation est telle que nous n’arrivons pas à tenir promesse. On chahute à l’arrière. On imite papa en mimant un volant imaginaire. On ignore les regards désapprobateurs que papa nous lance depuis le rétroviseur. Nous n’avons même pas encore quitté le quartier qu’il semble déjà regretter notre présence. Alors on se calme.

On souffle sur les vitres, puis on dessine sur la buée et on rigole. On se donne pour défi de faire des grimaces aux passants et aux véhicules qui nous dépassent. On retient notre respiration dans les tunnels. Parfois, ils sont trop longs alors on reprend notre souffle en cachette. On souffle sur les feux rouges pour qu’ils deviennent verts plus rapidement. Après une vingtaine de minutes, nous arrivons à la banque.


Nous sommes très excitées mais cette fois-ci, nous nous tenons à carreaux. Le travail de papa, c’est très sérieux. Il ne faut pas qu’il se fasse renvoyer à cause de nous. 

  • (Bakary) Je reviens vous chercher, vous ne bougez pas de la voiture, d’accord ? 

  • (Adja et Manthita) D’accord. 

Papa entre et désactive les systèmes d’alarmes, puis revient et nous fait des grands signes. Nous courrons à l’intérieur. Elle est drôle cette porte d’entrée. Il y a une première porte, puis une deuxième qui ne s’ouvre que lorsque la première est verrouillée.

Il y a un comptoir et un bureau à l’accueil. Papa nous dit de rester là et de ne pas bouger le temps qu’il fasse le ménage dans les bureaux.

Génial ! Des chaises qui tournent ! On monte dessus et on tourne encore et encore. Mes pieds ne touchent pas le sol. J’essaie d’actionner le levier sous la chaise, mais je ne suis pas assez lourde pour la faire descendre.

Sous le bureau, il y a un bouton rouge. Papa a dit qu’il était interdit d’y toucher. Je me demande si la police viendra vraiment si on y touche.

Le sas de l’entrée, on le voit comme un ascenseur de verre. Un peu comme dans Charlie et la chocolaterie. On fouille dans les poubelles du bureau. Il y a des bouts de papier qu’on récupère. On dessine dessus, puis on les jette dans la déchiqueteuse. C’est drôle, elle fait plein de petites bandelettes de papier. On les récupère, et on les déchiquette encore.

On se faufile dans un bureau à l’arrière. Il y a des caméras qui donnent sur l’entrée. On s’amuse à “tourner des clips”. L’une danse devant les caméras pendant que l’autre la regarde, “à la télé”. C’est pour ça que j’aime trop le travail de papa, il y a tellement de choses à faire.

Après une vingtaine de minutes, papa vient nous chercher. Il a terminé de nettoyer le rez-de-chaussée. Nous montons avec lui à l’étage. Nous devons nous asseoir dans la salle de pause pendant qu’il fait le ménage. Il y a une forte odeur de café froid dans la pièce.

Nous nous installons confortablement sur les fauteuils. Lorsque papa n’est pas là, on regarde en cachette ce qu’il y a dans les placards. Des infusions, des petites pastilles de sucre Canderel, des dosettes de café, des touillettes. Dans le petit frigo, il y a des yaourts Sveltesse zéro pourcent. Je me dis que ça doit être cool de pouvoir manger et s’asseoir confortablement lorsqu’on est au travail. J’aimerais bien grignoter, mais c’est interdit. Alors on ne prend rien, on regarde juste. 

Lorsque papa à terminé, nous sortons. Il réactive les systèmes d’alarme et ferme à clé. 

Nous regagnons la voiture et rentrons. Sur le chemin du retour, nous nous arrêtons à Franprix. Manthita et moi, on a les yeux qui pétillent. C’est la meilleure partie de la sortie. On entre dans Franprix, papa nous dit :  

  • (Bakary) Chacune prend juste un truc et pas trop cher. Et prenez quelque chose pour Penda aussi. 

  • (Adja et Manthita) D’accord. 

Il a à peine terminé sa phrase qu'on part en courant dans les rayons chips et boissons. L’une prend des chips, l’autre prend deux canettes de limonade Freeway. On partagera dans la voiture. Un petit sachet de bonbons pour Penda et c’est réglé.

À la caisse, on espère que papa ne se rendra pas compte. On a pris deux cannettes et un paquet de chips or qu’il nous avait dit de ne prendre qu’un truc chacune. On a pris les moins chers qu'on a trouvés parce qu’on sait que papa, il a pas beaucoup d’argent. C’est d’ailleurs pour ça qu’il fait le ménage à la banque. Au moment de passer en caisse, on se tient à carreau et on regarde droit devant nous. Il regarde les articles posés sur le tapis, puis nous regarde. On fait semblant de ne pas le voir. Les articles passent. Soulagement total. De retour à la voiture, on savoure notre butin. 


  • (Bakary) Attention avec les miettes, n’en mettez pas partout. 

  • (Manthita) Oui papa. 

  • (Adja)  Tiens papa tu veux une chips ? 

  • (Bakary) J’en prendrai après. 

Pschitt’ !  La canette de manthita s’est un peu renversée à cause du gaz. Ouf ! papa n’a rien vu. On ricane discrètement. On a bien fait d’insister pour l’accompagner. C’est trop bien de faire des trucs avec papa. 


---------------------------saut de page------------------------

Enfin, nous sommes installées.

Adja doit être fatiguée. Je suis contente qu’elle découvre le pays. C’est une partie d'elle après tout. J’aurais aimé pouvoir lui offrir un meilleur niveau de confort, mais bon. On fera avec en attendant d’aller au village.

J’aurais préféré aller chez un de mes frères mais cela aurait été considéré comme un manque de respect et un acte de provocation vis-à-vis de Bakary. Quand bien même il vivrait dans un trou à rats, une femme doit vivre chez son mari.

Je n’aime pas cet endroit. Il me rappelle des mauvais souvenirs. Il y a environ dix ans, lorsque Bakary a fini de faire construire cette maison, il a pris Sadio pour seconde épouse. Le sol s’est dérobé sous mes pieds lorsque je l’ai appris. J’ai cru devenir folle.

Je ne pensais pas que je survivrais à cet acte que j’ai considéré comme de la plus haute trahison. J’ai voulu divorcer, mais tout notre entourage m’en a dissuadé. Pour le bien commun. Pour les enfants. On m’a demandé d’attacher mon cœur et de prendre sur moi, de faire preuve de patience et de grandeur d’âme. Alors je suis restée. J’ai mis un petit pansement sur cette plaie béante et purulente qu’est le mariage. Puis j’ai continué de vivre.

Bakary dit souvent qu’il n’a pas assez d’argent et que les fins de mois sont compliquées. Plutôt que d’encourager les enfants à entreprendre de longues études, il leur demande chaque mois de participer aux dépenses qui sont trop lourdes d’après lui. Comme si les enfants n’avaient que ça à faire.

Lorsque ce n’est pas la facture du téléphone, c’est celle de l'électricité. Lorsque ce n’est pas l'électricité, c’est le gaz. Si ce n’est pas au nom du respect et de la générosité, c’est au nom de notre culture. Il ne se rend pas compte que l’environnement n’est pas le même. Ici, au Mali, nous avons grandi dans une totale dévotion envers nos parents. À un tel point que tout ce qui était à nous était à eux. Si bien que par leur volonté, nous nous sommes mariés.

Il pense pouvoir calquer ce modèle d’éducation sur nos enfants. Il ne se rend pas compte qu’en France tout est différent. Les enfants auront besoin d’être solides et stables économiquement pour assumer le poids des responsabilités qui leur seront transmises. Ils seront livrés à eux-mêmes.

Toutes ces doléances pour ensuite s’enquérir d’une seconde épouse. Une femme à peine plus âgée que notre fille aînée. Tout cela soit disant parce que c’est un devoir et que ses aînés lui “mettent la pression”. Cet homme m’exaspère.

Depuis à peu près dix ans, comme de nombreux époux polygames de la diaspora, il vit entre ici et là-bas. Il accumule ses semaines de congés payés et revient tous les deux ans pour environ deux mois. Dans cette maison, il passe du temps avec Sadio, sa magno*(jeune épouse).

J’en ai d’abord beaucoup voulu à Sadio. Elle était de trop dans cette histoire. Insolente et hautaine de surcroît. Nos premiers échanges furent houleux. J’étais son aînée, elle me devait le respect. Elle se comportait comme si elle était mon égale. Elle usait de condescendance et de mépris à mon égard. Se vantant de sa jeunesse et de son statut de favorite. Elle insinuait dans chacun de ses propos que Bakary avait fait le bon choix en la prenant comme seconde épouse. Elle prétendait qu’elle, contrairement à moi, saurait le rendre heureux.

En réponse, je lui ai servi de cette amertume et de cette aigreur qui marinent parfois dans le cœur des femmes bafouées. Cette arriviste ne savait pas où elle mettait les pieds. Elle faisait irruption chez moi, Sira, femme forte, indépendante et civilisée. Elle osait s’incruster dans mon foyer. L’homme qu’elle se vantait de charmer était mien. Il était le père de mes enfants. Je me vantais de l’avoir pour moi tout le reste de l’année tandis qu’elle, villageoise, se contentait des miettes de disponibilité qu’il daignait lui accorder.

À chacune de nos mésententes, Bakary devait trancher. Il prenait rarement mon parti. Il faisait souvent l’autruche. Je n’étais pas sa favorite. Bien avant l’arrivée de Sadio, nos rapports étaient déjà émoussés. Je me suis sentie de plus en plus lésée. De la colère, il est passé à l’indifférence. Pour faire simple, il m’ignorait.

Il se cachait jusque dans la salle de bain pour appeler Sadio. Je l’ai surpris un jour, lui dire des choses que jamais il n’aurait osé me dire. J’en ai eu honte et terriblement mal. Il avait l’air de revivre ses jeunes années et la magie des jeunes mariés. Pendant ce temps, j’étais retenue dans le passé. Prise au piège dans ce vieux mariage triste et douloureux.

Peu après son retour du Mali, je suis tombée enceinte d’Ima. 


En dépit de toute la haine que j’éprouvais à son égard. Je demeurais très fière. Je ne voulais pas que cette femme, ni même lui, ne sachent à quel point j’étais détruite de l’intérieur. J’ai été fière de porter ce dixième enfant.

Une partie de moi voulait faire comprendre au monde que malgré mon âge avancé, malgré tous les enfants que j'avais enfantés, malgré son mariage et leurs noces récentes, je demeurerai incontestablement à ma place, la première place.

Avec du recul, j’ai réalisé à quel point cette situation était insensée. Plutôt que de me battre pour ce trône empoisonné, j’aurais dû lui céder la place. J’aurais dû en profiter pour partir dignement sans me retourner. Je me demande parfois ce que je fais encore dans ce mariage. Une partie de moi regrette. Il n’y avait aucun intérêt à être la favorite aux yeux d’un homme que je n’estimais pas. Avec ou sans Sadio, ce mariage était un échec. C’était stupide.

J’en avais conscience. Malgré tout, je ne voulais pas lâcher prise. Je jouais à ce jeu mesquin. Lui rendant dent pour dent chacune de ses attaques. L’enjeu n’était pas de sauver mon mariage. Je voulais juste garder la face et défendre mon ego.

Avec le temps, ce fait d’actualité est devenu un fait divers. Petit à petit, chacune a étouffé son orgueil. Nos rapports se sont apaisés et la vie à repris son cours.

Un remariage parmi d’autres. Une dispute entre coépouses parmi d’autres. Un foyer qui bat de l’aile parmi d’autres. Des problèmes de famille comme probablement partout ailleurs. Une blessure comme une autre. Une douleur comme tant d’autres. Une douleur dont on ne s’habitue pas, mais avec laquelle on apprend à vivre. De la colère et du mépris, je suis passée à la pitié et à la compassion.

Sadio a été mariée à cet homme alors qu’il avait presque le double de son âge. Cet homme que j’estime incapable, vil, faible et malhonnête. Elle a ensuite été installée dans cette maison où elle vit. À mi-chemin entre le village et la France. Elle y demeure, entourée d’enfants et de proches parents en attendant les passages de monsieur. Deux mois. Deux misérables mois tous les deux ans. Mes enfants ne voient pas leur père parce qu’il passe ses journées au travail et ses week-ends à dormir où à aller au foyer.

Son fils, Lassana, ne voit son père que deux mois. Tous les deux ans.

Lassana à bientôt neuf ans. C’est à peu près le même âge que ma cadette, Ima. Ils sont nés à quelques mois d’intervalle. C’est le seul enfant qu’ils ont eu en dix années de mariage.

Je n’ai pas aimé cet homme, je n’ai pas voulu de ce mariage. Malgré tout, j'aime être la mère de mes enfants. Je les considère comme un don de Dieu. Ils sont le bonheur que j’ai trouvé dans tout ce malheur. Ils sont à présent mes piliers et mes repères.

Dix êtres pour lesquels j’endurerais les pires souffrances si c’était nécessaire.

Je n’ai pas trouvé beaucoup de bonheur dans ce mariage. J’ai beaucoup souffert. Si c’était à refaire, je refuserais catégoriquement. Malgré tout, pour rien au monde, je n’échangerai mon statut de mère.



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