Chapitre 59

Write by Auby88

"La solitude apprend à aimer. Ce n'est pas l'amour qui brise la solitude, c'est la solitude qui permet l'éclosion et la durée de l'amour. Un amour qui ne soit pas possession de l'autre ou appartenance de l'autre. Un amour qui respecte la solitude de l'autre. (Jacqueline Kelen)"



***************


Nadia Page AKLE


En silence, je les regarde tandis qu'ils commentent les photos de leurs albums de famille. Eux, ce sont Eliad et sa mère. Entre ces deux-là, il existe une relation mère-fils très particulière où le mot "Futur" n'a plus sa place… Aujourd'hui, elle se souvient de lui. Demain, elle ne se rappelle plus de qui il est, de tout ce qu'ils avaient fait ensemble la veille...

Seul l'instant présent compte. Telle une relation sentimentale sans lendemain. Mais pourtant tellement différente parce que celle-ci implique des liens de sang. Or on sait que les liens de sang ne se défont jamais.


C'est sans doute pour cela que la relation entre un patient souffrant d'Alzheimer et ses proches fait autant souffrir… C'est sans doute pour cela que je lis de l'amertume sur le visage d'Eliad à chaque fois qu'il vient visiter sa mère ou qu'il est sur le point de prendre congé d'elle. (Long soupir intérieur )

 

- PAGE ! PAGE !


Entendre ma belle-mère prononcer mon prénom me fait presque sursauter. Car la plupart du temps, pour elle, je suis Camila.

- Oui, maman, acquiescé-je aussitôt.

- Viens t'asseoir près de moi.


Je m'exécute.

- Regarde mon Eliad comme il était beau, quand il était petit.

- Non, maman ! objecte Eliad. Lui, c'est Edric et moi je suis ici.


Elle hausse le ton

- Qu'est-ce que tu racontes ? Tu penses te souvenir de plus de choses que moi ta mère ! Je te rappelle que tu es encore un enfant !

- Calme-toi, maman, je m'excuse. Tu as raison, je me suis trompé.

- PAGE, tu vois tout ce que ce garçon me fait endurer ?


Je souris, ne sachant pas trop quoi dire.

- Je suis désolé, maman.

- Fais-moi gros câlin, mon fils.


Eliad s'approche d'elle pour l'embrasser quand soudain elle se lève du canapé.

- Ah, mes tulipes ! Il faut que j'aille les voir.

Nous la regardons prendre la direction  de ses fleurs.


- Vois comme elle s'en est allée… Elle confond même les roses et les tulipes !


 Il expire bruyamment.

- L'important c'est qu'elle se sente heureuse et en harmonie avec son environnement.

- Je le sais. Mais je la perds peu à peu. Et j'ai l'impression que les médicaments censés réduire ses troubles cognitifs agissent trop lentement. Je suis conscient qu'on ne guérit de la maladie mais j'espérais un miracle... PAGE, je crains qu'un jour, ma mère ne se souvienne plus du tout de moi !

 

Il baisse la tête. Je mets une main sur la sienne.

- Ne dis pas cela, Eliad. Moi je trouve qu'elle fait beaucoup de progrès. La preuve, elle m'a appelée PAGE !


Il relève la tête et me répond timidement.

- En effet. Ça m'a fait plaisir de l'entendre. Néanmoins, je ne peux m'empêcher d'avoir mal en la regardant.


Je dépose un bisou sur sa joue.

- Elle est en vie, Eliad, ne l'oublie pas. Elle est en vie et c'est l'essentiel... Même si aujourd'hui elle souffre d'Alhzeimer, tu as avec elle un tas de souvenirs, d'albums, de vidéos… qui peuvent te rappeler tous les bons moments que vous avez passés ensemble.


Il me fixe tendrement et embrasse mes mains.

- Je me plains continuellement par rapport à ma mère malade alors que toi tu n'as même pas connu la tienne.


Je lui offre un frêle sourire.

- En effet. Alors cesse de te plaindre et…


Et voilà. Comme d'habitude, Camilo accourt pour venir s'asseoir confortablement entre son père et moi. Cette fois-ci, dans l'optique de lui montrer l'avion en miniature que pépé lui a offert.


Son père reste sa préférence. J'ai fini par m'y faire. Et puis de toutes façons, quand mini-Eliad a l'estomac vide ou qu'il a envie de gâteaux, il sait que c'est chez maman qu'on vient. Parce que son père est bien trop paresseux pour mettre le pied en cuisine et y rester plus de cinq minutes. Je n'ai rien dit oh ! (Rire)


 Camilo discute avec son père tandis que moi je cajole ma princesse Milena.

- Camilo a dévalisé ma boîte à chocolats ! commence mon beau-père qui vient de se rapprocher de nous. Quand je m'en suis rendu compte, elle était presque vide. Vous auriez vu son visage tout à l'heure que vous ne l'auriez pas reconnu... De toutes façons, je ne m'en plains parce que même en la matière, il est conforme à l'original !

- Papa !

Eliad semble de nouveau gai. Il rit aux éclats. Et cela me réjouit énormément. Mieux encore, je me plais à regarder le grand-père parler du père et du petit-fils. Ça fait quand même trois générations ! (Sourire)



* *

 *


Nous revenons du parc d'attraction avec les enfants. Aujourd'hui, c'est moi qui tiens le volant, pendant qu'Eliad se repose allègrement.

- Ça ne te dérange pas si je fais un bref arrêt là devant ?

- Pour ? me demande Eliad en se redressant bien dans son siège.

- Je viens d'apercevoir une vendeuse de légumes et de fruits.

- PAGE ! Je préfère qu'on se ravitaille au supermarché.

- C'est pareil, Eliad. En plus, ici on fera des économies.


En soupirant, Il me lance un de ces regards qui signifient : "Tu es vraiment incorrigible, PAGE. Allez, vas-y !" puis détourne la tête. Je ris sous cape, puis me dépêche de sortir de la voiture.


Je n'y peux rien si je suis ainsi. Je n'y peux rien si je continue de préférer les choses simples à tout ce qui est luxueux, si je préfère me noyer dans la masse populaire plutôt que de côtoyer uniquement l'élite financière du pays, si je préfère parcourir Missebo sous le chaud soleil de Cotonou et m'asseoir à même le sol sous la baraque précaire de Chidi pour parler langage de rue plutôt que dans le canapé douillet avec air climatisé d'un prêt-à-porter haut de gamme…Et ce parfois à l'insu d'Eliad. Hahaha.

Quoi qu'on dise, ce sont toutes ces petites folies qui me confirment que je suis bien vivante, que je suis bien béninoise, que je vis bien à Cotonou. Oui, c'est les nous-là ça ! Hahaha


Je suis très différente d'Eliad. C'est vrai... Mais c'est peut-être là notre force finalement. Nous nous complétons l'un l'autre, mon époux et moi.


Mon époux ! Oh oui. Depuis quelques semaines, Eliad a enroulé son nom au mien. Et désormais je suis madame Nadia Page AKLE MONTEIRO. Même dans mes rêves les plus fous, je n'aurais jamais pensé que cela deviendrait réalité.

Nous nous sommes dits oui lors d'une cérémonie privée avec comme témoins une Annie toute mini avec son gros ventre et son mari.


Un gros ventre ! oui, ça a pris du temps, ça a créé des disputes, fait couler des larmes mais c'est finalement venu. C'est à croire que nos enfants sont des "phénomènes" (Rire)

Le mien a trouvé le moyen de venir alors qu'on ne l'attendait pas. Et le sien a pris tout son temps au contraire, peut-être parce qu'on l'attendait un peu trop. Qui sait ? Oui, qui…



Je viens de perdre le fil de mes pensées, troublée par le visage que je vois à l'instant, celui de la vendeuse de fruits et légumes. Mais je reste calme et affiche un beau sourire tandis qu'elle me lance, aussi surprise que moi :

- Toi, la…


"…pute", je devine aisément même si sa phrase reste sans suite.

- Bonjour maman Mimi. Comment vous allez ?

Elle aurait vu un fantôme que sa surprise n'aurait pas été si grande. Elle ne me répond pas. Car ses yeux sont trop occupés à me scruter attentivement depuis la tête au pied : le boubou en bazin riche que je porte, les bijoux Beyrouth…


- Je devine que vous allez bien. Je voudrais un kilo de…

- Tu as percé dêê ! Hmmm ! Hé Dieu !


 Je feins n'avoir rien entendu. Ses yeux continuent de me scruter.


- Chérie, tu viens ?

- Oui, je me dépêche.

Maman Mimi lève la tête et remarque le luxueux 4x4 avec Eliad et les enfants à l'intérieur.


- C'est… ton mari ? me demande-t-elle en bégayant

- Oui.

- Ce sont… tes enfants ?

- Oui.

-…

- Oui.


Il ne manquait plus qu'elle me demande si les cheveux sur ma tête sont bien les miens.


- Hmmm ! Hmmm !

 Tout en me servant — péniblement d'ailleurs avec des mains qui tremblent presque — elle continue ses hmmm, on dirait refrain de chanson.


- Bonjour maman, lui adresse gentiment une cliente qui vient d'arriver.


Elle ne répond pas, on dirait c'est tombé dans oreille de sourde.

- Maman, je veux acheter carottes pour 200 francs CFA

- il n'y en a pas.

Sur la table, elle dépose le sachet contenant mes achats puis se laisse choir sur sa chaise, en prenant soin de pencher sa tête et d'appuyer une main contre sa joue.

- Mais c'est pas ça qui est là ? reprend l'autre.

- Je dis y'a pas !



Je n'attends pas davantage. Je ne réclame même pas monnaie. Aujourd'hui, j'ai loupé économie, ce n'est pas grave. En tout cas, c'est mieux que de se faire insulter dêê ! Parce que façon je connais maman Mimi là, je sais que ça ne va pas tarder.


J'ai dit non ! Voilà, en rejoignant Eliad et les enfants, j'entends les insultes que se lancent maman Mimi et la cliente.

 

Tchié, maman Mimi. Quand on dit qu'il y a des gens qui ne changeront jamais là, y'a elle ! Si cette femme-là devait decider de tout sur cette terre, je serais même bannie et condamnée à une vie de misère dans un coin mal famé de la planète...  C'est toujours eux qui doivent avancer. Jamais les autres parce que selon eux, ils ne le méritent pas. Voilà, elle a un grand commerce de fruits et de légumes, mais comme elle vient de me voir très épanouie, c'est comme si tout ce qu'elle a sûrement durement acquis n'a plus d'importance à ses yeux. Je serais venue en haillons pour mendier auprès d'elle qu'elle s'en serait fortement réjouie !



- Ah ! Enfin tu te ramènes ! s'exclame Eliad. Je croyais que tu y avais élu domicile !

- Eliad ! Je n'y ai même pas fait... dix minutes.

- Dix minutes, tu dis ! Je préfère ne pas te répondre.

- En fait, la commerçante était une vieille connaissance, une dame avec laquelle j'avais partagé une cour commune.


Un sourire malin se dessine sur son visage tandis qu'il continue :

- Celle qui a perdu au combat de gladiator ?

- Eliad ! m'exclamé-je en m'efforçant de ne pas rire.


Il pouffe de rire et moi je ne peux plus me retenir. Et le plus drôle, c'est que Milena et Camilo se mettent à rire, sans même savoir ce dont on parle. Ah les enfants !


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