Havre de paix

Write by belleetrebelle

Notre Havre de Paix


Le parfum des fleurs d’ylang-ylang et le souvenir des murmures échangés dans la suite hôtelière semblaient avoir imprégné leur être d’une nouvelle substance, plus solide et plus lumineuse. De retour dans l’appartement de Yaoundé, Chloé sentit un changement imperceptible mais fondamental. Les murs ne lui parlaient plus de solitude, mais d’une attente sur le point de prendre fin. La conversation libératoire qu’ils avaient eue avait agi comme une exorcisme. Les peurs, nommées et partagées, avaient perdu de leur pouvoir. Un matin, alors que Léna, dans son parc, essayait de mettre un cube sur un autre en babillant avec une concentration adorable, une certitude absolue s’installa en Chloé. Elle n’était plus « en visite » à Douala. Douala était sa maison. Son foyer. Et il était temps d’y rentrer pour de bon. Ce n’était pas un retour en arrière, mais une avancée décisive vers l’avenir qu’elle et Armand avaient choisi de se redessiner.


À Douala, Armand, animé par la même conviction, était passé à l’action. La maison de Bonapriso, avec son carrelage froid qui avait résonné de silences meurtriers et ses murs qui avaient absorbé les éclats de voix chargés de reproches, ne pouvait être ce nouvel écrin. Il voulait offrir à sa famille un berceau vierge de tout mauvais souvenir. Après des recherches minutieuses, il trouva son coup de cœur dans le quartier paisible de Logbaba. La maison n’était pas la plus moderne, mais elle était spacieuse, baignée de lumière, et surtout, elle s’ouvrait sur un jardin généreux, clos de murs, où Léna pourrait courir en sécurité et où l’on pourrait, un jour, installer une balançoire. Le chant des oiseaux y remplaçait le vrombissement incessant des moteurs. En signant l’acte d’achat, il n’achetait pas seulement une propriété ; il investissait dans le symbole même de leur renaissance : un havre de paix, littéralement.


Mais avant que le premier carton ne soit scellé, la sagesse ancestrale devait avoir son mot à dire. Armand, revêtu de son rôle de chef de famille avec une humilité nouvelle, sollicita une rencontre officielle avec les patriarches. Dans le salon cossu de son oncle paternel, l’air était empreint d’une solennité recueillie. L’oncle, la voix grave, rappela le poids des engagements et la force du pardon qui n’est pas un oubli, mais un choix de transcender la faute. Le père de Chloé, un homme habituellement peu démonstratif, ému aux larmes, exprima sa gratitude de voir l’unité familiale prévaloir. Il fut acté qu’une cérémonie, l’« Essingane », serait organisée pour officialiser le retour de Chloé. Il ne s’agissait pas d’une simple fête, mais d’un rituel de réintégration, de purification symbolique, où la communauté familiale validerait et soutiendrai leur nouvelle union.


Le jour de l’Essingane, la cour de la famille paternelle d’Armand à Deïdo grouillait de vie. Les femmes, parées de leurs pagnes les plus chatoyants, avaient préparé des montagnes de ndolé, de poulet DG et de bâton de manioc. Quand Chloé fit son entrée, tenant Léna par la main, une clameur joyeuse de youyous s’éleva, portée par les voix des tantes et des cousines. Elles l’entourèrent, la touchant, l’embrassant, lavant par leur affection la souillure symbolique de l’exil. Le plus vieux de la famille, un homme dont la peau semblait marquée par les sillons du temps, procéda à la cérémonie. Il prit une calebasse d’eau pure, y trempa une branche de feuilles de Mboundou et en aspergea légèrement Chloé et Léna, murmurant des paroles de bénédiction en dialecte Duala pour chasser les mauvais esprits et attirer la prospérité dans leur foyer. Armand, se tenant droit à ses côtés, le cœur battant d’une fierté intense, présentait sa femme et sa fille aux ancêtres et à la famille élargie. Ce jour-là, Chloé ne se sentit plus jamais la femme adultère, mais la femme d’Armand, la mère de ses enfants, pleinement réintégrée dans le tissu social et spirituel de sa famille.


L’installation dans la maison de Logbaba fut une lune de miel domestique. Ils déballèrent les cartons ensemble, riant de leurs souvenirs matériels, créant l’emplacement de chaque meuble comme on pose les fondations d’une vie. Le jardin devint le royaume de Léna et le lieu de leurs premiers barbecues en famille. La sérénité des lieux semblait influencer leur quotidien. Les discussions étaient plus apaisées, les rires plus fréquents. 

C’est dans cette atmosphère de quiétude retrouvée que Chloé commença à ressentir une fatigue tenace et des nausées matinales familières. Une angoisse immédiate et irraisonnée l’étreignit. Le fantôme de sa grossesse solitaire à Yaoundé, des échographies subies seule, de la peur viscérale qui l’avait habitée, resurgit avec une violence inattendue. Elle acheta un test de grossesse en cachette, les doigts moites, le cœur affolé. Quand les deux barres rouges, indéniables, apparurent, elle s’effondra sur le bord de la baignoire, non pas de joie, mais de panique. Étaient-ils vraiment prêts ? La fragile architecture de leur réconciliation résisterait-elle à l’épreuve d’une nouvelle grossesse, avec son lot de vulnérabilités et de souvenirs potentiellement douloureux ?


Ce soir-là, alors qu’ils dînaient dans la douce pénombre de la cuisine, le chant des criquets leur parvenant du jardin, elle sentit qu’elle ne pouvait garder ce secret.

«Armand… », commença-t-elle, la voix tremblante. Elle posa sa fourchette. « Je… je suis enceinte. »


Elle le dévisagea, cherchant dans ses yeux la moindre trace de doute, de recul, le spectre de son rejet passé.


Armand cessa de mastiquer. Il posa lentement sa fourchette, son regard se fixant sur elle. Puis, sans un mot, il se leva. Il ne vint pas l’embrasser dans un élan passionné. Il vint s’agenouiller solennellement à côté de sa chaise, prenant ses mains froides dans ses grandes paumes chaudes.

«Chloé, » dit-il, sa voix grave et posée. « C’est un cadeau. Le plus beau que la vie puisse nous offrir en ce moment. C’est la preuve que nous sommes sur le bon chemin. » Sa main se libéra pour venir se poser, délicatement, sur son ventre encore plat. « Cette fois, tout sera différent. Je te le jure. Je serai là à chaque instant. Pour les nausées, pour les rendez-vous chez le gynéco, pour tes envies de mangues vertes à minuit. Nous allons vivre ça ensemble. Nous allons construire ce nid, jour après jour, pour accueillir cette nouvelle vie. C’est notre enfant, Chloé. Le fruit de notre amour retrouvé. »


Les larmes jaillirent alors des yeux de Chloé, mais ce n’étaient plus des larmes de peur. C’était un torrent de soulagement, de gratitude, d’amour. Il avait dit exactement les mots qu’il fallait. Il ne minimisait pas ses craintes, il les reconnaissait et leur opposait une promesse concrète, tangible.


Pour ancrer cette promesse dans la réalité et créer des souvenirs heureux et neufs avant l’arrivée du bébé, Armand eut une idée. « Avant que tu ne deviennes trop fatiguée pour voyager, j’aimerais que nous partions, tous les trois. Juste une petite semaine. Découvrir l’Ouest. J’ai envie de vert, de montagnes, de voir autre chose avec toi et Léna. »


Le projet les électrifia. Le voyage dans l’Ouest Cameroun devint bien plus qu’une simple escapade. Ce fut leur pèlerinage sentimental. Ils se perdirent dans les marchés vibrants et colorés de Bafoussam, où Chloé acheta des tissus aux motifs Bamiléké qu’elle comptait utiliser pour la chambre du bébé. Ils restèrent sans voix devant la majesté architecturale du Palais des Rois Bamoun à Foumban, se sentant petits et fiers devant la richesse de leur héritage culturel. À Dschang, l’air frais des collines et l’immensité verte et ordonnée des plantations de thé les apaisèrent profondément. Chloé, son petit ventre commençant à peine à arrondir ses silhouettes, marchait lentement, main dans la main avec Armand, tandis que Léna, portée sur son dos dans un pagne, observait le monde avec de grands yeux. Chaque paysage, chaque rencontre, chaque repas partagé sous les étoiles dans un petit hôtel de charme était une bénédiction, une pierre précieuse ajoutée au trésor de leurs souvenirs communs.


De retour à Douala, la maison de Logbaba était plus que jamais leur sanctuaire. Elle était maintenant imprégnée des couleurs et des souvenirs de l’Ouest. Une sculpture en bois représentant une reine Bamiléké trônait dans le salon, et les tissus achetés à Bafoussam attendaient sagement d’être transformés. Chloé vivait sa grossesse avec une sérénité qu’elle n’aurait jamais cru possible. Chaque visite chez le gynécologue était une sortie en couple, la main d’Armand serrant la sienne lors de la première échographie où ils virent ensemble les battements précipités du petit cœur. Léna, fascinée, venait quotidiennement « parler » au bébé, collant son oreille contre le ventre de sa mère avec une gravité comique.


Le chapitre se clôturait ainsi, non sur une fin idyllique et close, mais sur un port d’attente paisible et lumineux d’où ils pouvaient envisager l’avenir avec confiance. Ils avaient navigué à travers la tempête, avaient réparé leur navire en haute mer, et avaient trouvé un havre pour se reconstruire. Leur amour n’était pas un conte de fées où tout est oublié ; c’était une réalité robuste, marquée par les cicatrices, mais choisie, chérie et nourrie chaque jour. Ils avaient appris que le pardon n’est pas une ligne d’arrivée, mais une manière de cheminer ensemble. Et dans le jardin de Logbaba, sous le soleil de Douala, avec les rires de Léna et la promesse d’une nouvelle vie grandissant en Chloé, ils avaient trouvé, non pas le bonheur parfait, mais quelque chose de plus précieux et de plus durable : leur havre de paix, bâti non sur l’idéal, mais sur la force fragile et invincible du choix et du pardon renouvelé.

Le choix de renaitre