Le malentendu
Write by leilaji
Chapitre 4
Mon amie Elle (oui je sais son prénom n’est pas très courant ici) me regarde avec un air ébahi et ponctue quasiment toutes mes phrases avec des « Ce n’est pas vrai !» intempestifs.
— Non c’est un film que tu me racontes là.
— Je te jure sur ce que j’ai de plus précieux que c’est vrai. Tiens je te jure sur ma montre. Fis-je en rigolant.
— Mais je ne comprends pas. Je croyais que c’était une société où il n’y avait que des indiens et des gabonais. Il sort d’où lui ?
— Je ne sais pas. Peut-être un consultant…
— C’est quand même incroyable, tu sais. C’est comme dans les films!
Elle feuillette l’Union, quotidien national et relit l’article sur l’effondrement d’une partie du bâtiment. Puis elle plie le journal et me regarde droit dans les yeux.
— Tu trouves ça normal que ce que t’as de plus précieux au monde soit … une montre ? demande –t-elle redevenue tout d’un coup sérieuse comme un pape.
Je rigole … jaune. Je sais parfaitement où elle veut en venir. La vie que je mène ne lui plait pas. Elle me dit toujours qu’une femme est faite pour être aimée d’un homme et de ses enfants et non pour bosser comme une tarée. Je n’ai pas envie qu’on se dispute sur ce sujet où nous avons des divergences irréconciliables. Moi je ne veux pas que mon bonheur dépende d’un homme. Pas question ! Ma mère en a souffert et j’ai pu constater de très prés les dégâts que ça a causés dans sa vie.
— Tu aurais pu mourir hier, continue-t-elle sur la même lancée… Tu ne veux pas qu’il y ait des personnes qui regrettent ta disparition ? Ca ne te fait pas mal que personne ne tienne à toi ?
— Toi tu tiens à moi. C’est déjà bien assez comme ça.
— Oui bien sûr ma chérie. Mais moi je ne peux pas réchauffer ton lit le soir.
— Je dors très bien toute seule.
Bon ce n’est pas exactement la vérité mais elle n’a pas besoin de le savoir ça. Et puis ce n’est pas comme si les hommes arrivaient à me faire regretter des séances de galipette. Je me souviens particulièrement d’Herman, qui m’a dit un jour : Pourquoi t’es froide comme ça, t’es toute raide, bouge un peu ton corps ! Je me suis retenue de le gifler pour ne pas lui montrer combien de fois sa phrase m’a blessée. Il m’ennuyait franchement et je ne sentais quasiment rien. A part transpirer abondamment sur moi, il ne me faisait pas grand-chose. Quoi ? Il voulait m’entendre hurler de plaisir alors que je m’étais mise à compter les moutons dans ma tête le temps qu’il finisse son truc là. Pff.
— T’en as pour un bon bout de temps dans cette entreprise. Trouve-toi un mec là-bas. Un bon mec d’ethnie punu, bien en muscles et tout ! Toi-même tu connais les coups de rein des punu.
— Tu ne penses qu’à ça hein. J’ai 29 ans. Je ne peux pas sortir avec ceux qui sont moins âgés que moi et l’équipe est très jeune à OLAM. Il reste donc deux catégories : les célibataires et les mariés de plus de trente ans. Les mariés ce n’est pas la peine mais le problème avec les célibataires c’est qu’ils ont peur de moi et me surnomment miss glaçon. Je viens à peine d’arriver et ils ont déjà trouvé le même surnom que les autres. Heureusement que je n’en ai plus pour longtemps.
— Et les indiens alors ? Toi t’es à l’aise avec toutes les nationalités. Pourquoi pas ? Juste pour t’amuser un moment et tu passes à autre chose. Ah nana, le pipi c’est le pipi oh, qu’importe la couleur.
Elle sait que j’ai horreur de cette expression mais ne se prive jamais de me ressortir ça.
— Toi aussi Elle, ça c’est quelle idée ? Ils sont racistes, pour eux la peau noire c’est comme une malédiction. Laisse tomber. Et puis on me prête déjà tellement de relations avec mes clients asiatiques, que je n’ai même pas envie de leur donner l’occasion d’en rajouter. Un indien, pff ! Déjà que Stephan (un auditeur qui est sorti avec presque toutes les femmes de ma boîte) m’a demandée un jour de prendre un verre avec lui et tu sais ce qu’il m’a répondu quand j’ai dit que ça ne m’intéressait pas du tout mais alors là pas du tout. Il m’a dit que j’ai oublié le bon gout de la b… gabonaise à force de gouter à celle des chinois.
— Laisse-moi ce con là. Même moi il m’énerve. Mais en même temps nana, tu n’es pas obligée d’être hautaine dans tes réponses. On t’invite, tu réponds tout simplement non merci. Mais toi tu préfères les humilier. Les hommes n’aiment pas ça ?
— Elle, laisse tomber… je veux juste gagner mon fric et prendre soin de moi-même. Je n’ai pas besoin d’un homme pour ça. Et surtout pas d’un indien.
— C’est raciste ça !
— Non c’est pragmatique. Je travaille avec eux, ils ont des préjugés sur nous et nous aussi on en a sur eux. Ca serait trop compliqué. Je ne suis pas en manque à ce point.
— Tu sais quoi ? Un jour tu vas faire un burn-out et te retrouver toute seule, incapable de travailler. Ralentis le rythme et fais toi plaisir.
Quand elle dit cela, je ne sais pas pourquoi l’image d’Alexander s’impose à moi. Hier, j’ai vraiment sur-réagis en l’aguichant. Je ne sais même pas ce qui m’a pris. Sans m’en rendre compte je souris bêtement.
— Hum !
— Quoi ?
— Nana je suis plus vieille que toi hein. Respecte-moi ! Ce n’est pas celui qui t’a aidé hier qui te fait sourire comme ça ?
— Hier c’était une journée spéciale que je n’ai plus jamais envie de vivre. Et puis je ne cours pas après les hommes moi.
Une grosse Dodge noire passe devant nous pour se garer un peu plus loin. Je m’agite sur mon siège et fais un signe de tête à Elle. C’est lui ! Il descend de sa voiture, et la boucle. Aujourd’hui tous les agents de l’entreprise se retrouvent à l’hôtel Impérial au quartier Montagne sainte pour une réunion d’urgence. Je me demande ce qu’il fait exactement dans la boite ?
— Aneuneu ! La vache ! s’exclame-t-elle en écarquillant les yeux.
Je souris. Il est vraiment mignon dans son costume sombre. Enfin, mignon n’est pas le mot qui convient, torride serrait plus approprié.
— Petite cachotière. Donc c’est le « johnny » là qui te prend la tête.
Je n’arrive plus à m’empêcher de rigoler. Elle est folle !
— Meuh non, il ne me prend pas la tête. Enfin pas complètement en tout cas.
— Moi je dis qu’il te faut une pause pipi avec lui.
— Elle, n’oublie pas que tu as trois gosses. T’es une mère de famille. Les mamans ne parlent pas comme ça.
— Qui est un enfant ici ? Et puis comment crois-tu que je les ai eu ces enfants ?
Ca y est il est rentré à l’hôtel Impérial. Je descends de la RAV 4 d’Elle, ouvre la portière arrière et récupère mes sacs : mon sac à main et ma sacoche contenant mon ordinateur. J’ai mal aux épaules, à la tête et aux cuisses dès que je fais le moindre mouvement. Je referme la portière et revient vers Elle, toujours souriante pour masquer la douleur. Ca n’a pas de sens ce que je fais là mais je ne veux pas gâcher les chances de marquer des points aux yeux des associés de The Firm.
— Montre-moi que tu es une femme, toi aussi. Moi c’est lui que je veux comme « abo » (beau-frère).
Je lève les yeux au ciel pour lui montrer mon exaspération. Mais je continue de sourire. J’ai pris ma décision. C’est parti mon kiki. Alexander va découvrir Leila dans tous les sens du terme. Lol.
— C’est vraiment pour te faire plaisir. T’as de la chance qu’il ne soit que consultant. Parce que je ne veux pas faire encore enfler les ragots sur mon compte en sortant avec un dirigeant ou un employé de la boite.
— Mtchrrrr. Comme si on allait avoir le gout là à deux. Madame, continue le film et tu viens me raconter.
Puis elle s’en va me laissant plantée devant l’hôtel. C’est vraiment la seule amie que j’ai. Dès qu’elle a appris l’accident, elle est passée me voir très tôt à la maison. J’étais déjà habillée, prête pour le boulot et elle a tenu à me conduire elle-même au QG provisoire d’OLAM à la salle de conférence de l’hôtel Impérial. J’ai eu droit à dix jours d’arrêt maladie et je suis fourbue de partout à cause du poids qui est tombé sur moi mais… Il se peut, je dis bien il se peut que j’ai plus envie de revoir Alexander que de me reposer. Mais je ne le reconnaitrais jamais à voix haute.
La salle de conférence est pleine. On attend plus que le directeur général de la boîte prenne la parole. Je sais que le DG c’est un certain Devdas A. Khan né à Mumbai, puisque son nom apparait dans les statuts de la boite et dans les courriers officiels… Mais je ne l’ai pas encore rencontré. Il parait que c’est un homme très discret, travailleur forcené. Le personnel l’aime bien mais craint ses colères aussi subites qu’imprévisibles. Pourtant j’ai vu à peu près tout le personnel d’OLAM. Mais lui est resté un mystère pour moi. Ce doit surement être l’homme à la calvitie naissante à côté d’Alexander.
Depuis que je suis dans la salle de conférence et que ses yeux ce sont posés sur moi, ma décision de tenter ma chance s’est raffermie. Ses yeux sont de nouveaux verts clairs. C’est renversant.
La secrétaire du directeur général, Madame Isabelle tend une feuille à Monsieur Patel à côté d’Alexander qui à son tour donne le papier à Alexander qui se lève.
Qu’est ce qui se passe ? Pourquoi c’est lui qui prend la parole ?
— Je vous remercie tous pour votre présence et tiens une nouvelle fois à vous rassurer concernant l’accident d’hier. Il n’y a pas eu de blessé grave. (Il me regarde puis relit sa feuille) et toute la lumière sera faite sur les causes de l’effondrement …
Franchement à mesure qu’il parle, mon esprit s’éloigne de la salle de conférence. Puis je me reprends. J’essaie de me remémorer son nom entier. Il m’a dit qu’il s’appelait Alexander comment déjà ? Alexander … Kane. Kane K. A. N. E. ou KHAN avec un H et sans E comme les indiens, comme le DG d’OLAM ? Ca doit être le coup de la planche sur la tête qui me joue de mauvais tours.
Je sors de la salle de conférence et vais m’installer à l’accueil où je peux tranquillement prendre un café. J’en ai besoin ! Pour me réveiller et comprendre ce qui se passe.
*
**
Il est 20 h 50. Je suis encore assise à la même table que le matin. J’ai pris une petite pause à midi puis à 16 heures pour grignoter et aussi me dégourdir les jambes. Plongée à fond dans mon dossier fiscal que je veux boucler aujourd’hui même, je ne le vois pas s’asseoir à ma table. Quand je lève les yeux, il est là face à moi et me regarde.
— Il parait que je dois vous consulter pour une aide ponctuelle sur la gestion de crise. Il parait que the Firm fait dans tout. Je ne savais pas qu’une juriste pouvait faire de la gestion de crise.
Il sait enfin qui je suis. Quand je pense à tous les minis plans que j’ai échafaudés pour l’attirer dans mes filets et qui tombent à l’eau, les mots se coincent un peu dans ma gorge.
— Vous êtes … indien ?
— Pourquoi ?
— Répondez !
Leila calme toi, c’est au DG que tu parles !)
— Quand vous entendez Devdas Khan, vous pensez à un petit indien trapu qui parle avec un lourd accent c’est ça ? Je croyais que vous saviez voir au-delà des stéréotypes.
Donc le DG mystère c’est lui? Voir au-delà des stéréotypes, d’habitude c’est moi la championne toute catégorie. Mais cette fois j’ai été très conne, je dois l’avouer.
***Alexander***
Elle a l’air déçu que je sois indien. Et je ne sais pas pourquoi ça me mets en colère. Quoi ? Elle veut bien coucher avec les blancs mais pas les indiens c’est ça ?
— Ma mère est originaire du nord de l’Inde. Elle a la peau très claire. Je suppose que mon apparence est due à ça.
— Oh.
Quoi ? C’est tout ce qu’elle a à répondre. Oh ? Non mais je rêve là. Cette fille voulait coucher avec moi hier et aujourd’hui, elle fait la fine bouche. Je sens la colère monter en moi.
— Ma nationalité vous gêne ?
Elle prend un ton professionnel pour me répondre : Non. Veuillez m’excuser si je vous ai blessé par ma réaction. Elle le dit mais je vois que dans son regard, elle n’en pense rien. Je vais lui faire voir qui je suis !
Leila
Ca n’arrive qu’à moi ça. Je me décide à m’amuser un peu. Et le mec à tous les interdits quoi. Dirigeant de la société où j’audite, indien donc d’une culture ultra éloignée de la mienne! Ce n’est pas croyable. Mais qu’est-ce qui se passe dans ma vie putain ! Je pensais que ce n’était qu’un simple consultant !
Je le vois qui m’observe longuement sans plus rien ajouter. Il veut quoi ? Ma photo ! Puis il sort de son attaché-case un chéquier. C’est quoi encore ça ?
Il détache un chèque et me regarde le regarder. Puis il sort un stylo de la poche intérieure de sa veste. Ses gestes sont lents et maitrisés. Ce mec est pétri d’assurance. Il signe le chèque et à l’arrière marque un numéro de téléphone. Puis la scène se passe comme au ralenti. Il pousse le chèque vers moi et se lève.
— Demain chez moi.
Je reste bouche bée, interloquée, abasourdie, sonnée en tout cas sur le c… quoi. Il s’en va avant que je n’ai le temps de réagir.
Dix minutes plus tard, je regarde toujours le chèque. Il est signé, c’est tout. Tout le reste est vide. Je peux le remplir. Mettre le montant que je veux. Il pense que je ne veux plus coucher avec lui parce qu’il est indien alors que c’est surtout son statut de dirigeant de la société que j’audite qui me freine. Donc pour lui, la solution c’est de me payer ?
Il est fou ou quoi ? Est-ce qu’il connait Leila Larba ?!