Mots Fêlés Acte VI

Write by Fortunia

Ce mouchoir… je me souvenais de ce mouchoir. Je me rappelais qui me l’avait donné. Ma mère. C’était son cadeau pour moi, pour mon vingt-troisième anniversaire. Il était blanc au départ. Maintenant, il était presque entièrement rouge. Pourquoi ? Un produit s’était-il déversé dessus ?

Je m’éloignai vers la maison, je pénétrai dans la cuisine vide à cette heure ci. L’eau froide me donna des frissons. Je trempai le tissu, le frottai de toutes mes forces, mais rien, pas même une goutte de quelque chose n’en sortit, un liquide quelconque. Je m’épuisai ainsi pendant plusieurs minutes mais rien n’y fit. Il devait y avoir un moyen, n’importe quoi. Je retournai sur mes pas, dans le hall. Un bruit de verre brisé retentit dans la salle de réception.

La peur d’un nouveau drame me donna des frissons. Une sorte de curiosité morbide m’envahit et je m’y introduisis. Tante Ornelle était assise au bout de la grande table, une bouteille de whisky presque vide posée sur celle-ci et des éclats de verre à plusieurs mètres d’elle. Mon arrivée attira son attention et elle me gratifia d’un sourire d’ivrogne.

— Voilà le fils prodigue.

— Vous avez trop bu, ma tante.

— Pas assez pour ne pas voir très clair dans ton jeu, Alexandre.

L’alcool coulant dans ses veines la fit tituber lorsqu’elle se releva.

— Je le savais… je savais que tu ne m’apporterais que des ennuis. Depuis hier, ça ne s’arrête pas, les gens autour de toi ne font que mourir. Qui sera le prochain, hein ? Qui sacrifieras-tu pour obtenir ce que vous avez toujours désiré, toi et tes ambitions tordues ?

Ses mots me glaçaient. Elle mentait. Je n’avais rien fait. Tout ça n’était qu’une pure coïncidence, le fruit du hasard, de la malchance.

— Tu sais que je n’ai rien avoir avec ça, tante Ornelle. Tout ça est faux. Je n’ai rien fait.

— Tu mens ! cria-t-elle. Et bientôt ce sera mon tour. Tu vas m’éliminer maintenant que Gérard t’a reconnu officiellement, hein ? Avoue. C’est tout ce que tu as toujours voulu. Tu ne m’auras pas !

— Tante Ornelle !

Elle se jeta sur moi, me rua de coups et me cracha dessus.

— Calme-toi ! Tu ne vois pas ce qui se passe ? Tu ne vois pas que quelque chose ne va pas ?

— Ah ! Lâche-moi ! Au secours, il veut me tuer moi aussi ! Laisse-moi tranquille !

— Tu te trompes !

Elle ne m’écoutait pas, comme si son cerveau s’était éteint. Elle finit par me mordre et je lâchai prise. Elle s’éloigna à reculons en me jetant un regard rougi par la peur, l’alcool et son éclat de colère.

— Ne m’approche pas. Enfant du diable, tu es maudit ! Maudit !

— Non, je ne suis pas…

Mes mains agrippaient toujours ce bout de tissu tâché de rouge. Désormais, il n’y restait plus qu’un bout de couleur blanche. Ce rouge… dévorait le blanc et bientôt, il n’en resterait plus rien. Mon cœur se mit à battre plus vite sous l’effet de la peur et de quelque chose d’autre : un mauvais pressentiment.

Je levai les yeux vers tante Ornelle qui fuyait doucement à l’autre bout de la pièce  tel un animal pris au piège. Et je n’eus que mes yeux pour voir ma tante se faire écraser par le lustre brillant de mille feux. Encore une fois, c’était trop… parfait, comme si tout avait été calculé au millimètre près.  La vitesse de ses déplacements, son emplacement, le temps de la chute, le bruit assourdissant et les multiples bouts de cristaux qui s’éparpillèrent sur le sol.

Mon premier reflexe ne fut pas celui de crier, de tomber à genoux, ou même de vomir. Mon premier réflexe fut celui de regarder le mouchoir que je tenais entre mes mains. Et sous mes yeux, le rouge évolua de nouveau, comme s’il n’attendait que cet instant. Comme s’il se nourrissait de la mort.

Pourquoi ? Pourquoi elle ? Pourquoi eux ? Je me berçais d’illusions, je ne voulais pas voir la réalité en face. Je ne voulais pas voir que tout ce que ces gens avaient en commun c’était… moi. Moi. Moi et moi seul.

« Que tes mots ne soient que malheur et leur portée horreur. »

Cette phrase me revenait encore et encore, et aussi surprenant que cela puisse paraître, je ne réalisais que maintenant leur portée, celle de mes mots. Je comprenais que chaque fois que quelqu’un entendait mes paroles, son destin était scellé. C’était ainsi que tous ces gens étaient morts, seulement en écoutant ma voix, mes paroles.

J’étais maudit.

J’entendis du bruit. Le personnel sur place commençait à sortir de leurs quartiers. Bientôt, il serait là. Une autre voix résonna, à l’extérieur cette fois-ci. Celle de mon oncle. Il venait de rentrer. Attiré sans doute par la lumière dans la salle à cette heure tardive, il franchit la porte de la salle de réception et découvrit la scène. Malgré l’heure tardive et les multiples réunions qu’il avait dû avoir, il était impeccable. Cependant, même lui ne pouvait rester de marbre face à un mort. Encore moins celle de sa femme.

— Qu’est-il arrivé, Alexandre ?

Dans sa voix, transpiraient l’incompréhension et la peur.

Très vite, les autres arrivèrent. Leurs yeux passèrent du cadavre de leur maîtresse à moi dans le plus bruyant des silences. Le bon sens voudrait qu’ils ne voient que ce qui était : qu’un lustre de plusieurs dizaines de kilogrammes s’était décroché et avait atterri sur tante Ornelle. Mais je savais que la chose qui planait dans l’air depuis la veille déformerait tout. Et cette voix me l’avait dit :

« Avant que ce bout de soie ne soit entièrement teinté de rouge, ton âme ne t’appartiendra plus. »

J’étais déjà perdu.

— Qu’est-ce que tu as fait ?

Le murmure se répandit comme de la poudre. Je les voyais me regarder avec horreur.

— J…

Je me retins à temps. Je ne pouvais pas. Je les tuerais tous.

— Réponds-moi, Alexandre ! tonna mon oncle en s’avançant lentement vers moi. Réponds-moi !

Je voulais parler, lui dire que rien n’était de ma faute, mais je ne pouvais pas. A la place, je lui montrai le mouchoir qui n’arrivait pas à quitter ma main. Je lui montrais que quelqu’un m’avait jeté un sort. Que j’étais victime d’une malédiction. Il me saisit par les épaules, darda ses yeux plein de colère et d’incompréhension sur moi. Il me secoua.

— Pourquoi ?

Je me posais la même question. Mais je ne trouvais pas de réponse, pour moi-même, et pour lui. Je lus dans ses yeux que son « fils » n’existait plus, que j’étais déjà mort. Je devais partir, m’enfuir loin d’eux, avant de leur faire du mal. Je devais trouver un moyen de me libérer. Je me dégageai de lui et me frayai un passage au milieu de gens trop désarçonnés pour réagir. Je traversai la porte d’entrée, la cour, le portail de fer froid et m’élançai dans la nuit.

Je ne savais pas où j’allais. Je courrais juste.. Le vent plaquait ma chemise contre moi et les champs rendaient l’atmosphère lugubre. Me poursuivraient-ils ? Je n’en savais rien.

Je devais me rappeler ce qui s’était passé la veille, me rappeler ce que j’avais oublié. C’était mon anniversaire. Il y avait de la musique, des mets savoureux, des alcools de qualité et des invités de marque. Je dansais avec de jolies filles et l’une d’entre elle m’avait même tapé dans l’œil. Elle avait une robe qui soulignait ses courbes voluptueuses et sa peau brillait sous la lumière de ce lustre qui venait d’ôter la vie.

Les nausées me reprirent.

Des yeux brillants d’une lumière étrange, une aura mystérieuse, et une voix s’infiltrant en moi, me parcourant de toutes parts.

« Et je te le promets, tu regretteras ce que tu viens de faire. »

Je revoyais cette créature.

Keena.

« Puisse ce que tu as volé t’être repris et que tu sois puni pour tes fautes. »

C’était elle. Mais quelle faute avais-je commise ? Qu’avais-je volé ?

Un hibou hulula dans le lointain. Les rues sombres d’Odza en étaient pleines. Ils se hissaient sur les toits des maisons éclairées par l’obscurité comme s’ils en étaient les gardiens. Je voyais leur tête se pencher comme s’ils se moquaient de moi du haut de leur promontoire. L’un d’entre eux s’envola et plana quelques instants dans les airs avant de piquer vers le sol. Il passa près de moi et je poussai un cri de frayeur. J’étais sûr qu’il l’avait fait exprès. Posé sur un arbre, il attendait. C’était la première fois que j’en voyais un d’aussi près.

Son plumage gris brillait dans la nuit d’un éclat puissant, argenté. Il me regardait fixement. Je le trouvai beau à cet instant, bien loin de tous les mystères qu’ils portaient sur leur frêle corps.

— Si tu avais les pouvoirs que l’on t’attribue, peut-être pourrais-tu m’aider à lever cette malédiction.

L’oiseau secoua ses plumes et leva ses ailes. J’avais perdu l’esprit pour parler ainsi à un animal. Je n’avais pas de temps à perdre. Je devais trouver un moyen de me débarrasser de cette malédiction. Je devais retrouver Keena. Mais je n’avais ni son nom, ni aucun moyen de la joindre. C’était perdu d’avance.

— Est-ce moi que tu cherches, Alexandre ?

Sa voix s’infiltra encore dans mes oreilles, comme si elle était tout près. Et pour cause, elle l’était vraiment. Je sentais ses doigts caresser les lignes de mon visage, ses cheveux ondulés me chatouiller la nuque, sa lourde poitrine s’appuyer sur mon dos et ce parfum indéfinissable qu’elle portait. Son apparition était soudaine, inattendue, pour moi, pas pour elle. On aurait dit qu’elle n’avait attendu que ce moment pour se manifester, ce moment où j’aurais été sur le point de me perdre, où je serais perdu.

Elle l'avait bien choisi ce moment.

A suivre

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