Nouvelle 3 : L'aube d'une vie nouvelle
Write by dotou
Ne renoncez jamais à vos rêves.
Sinon ils deviendront des spectres,
Qui vous hanteront sans cesse.
Je marchais ce soir-là. Sur cette
route presque déserte, je ruminais la solitude de mon âme. Des larmes presque
irrépressibles franchissaient la barrière de mes paupières. Le vent vespéral,
loin de m’apaiser, ne faisait qu’exacerber mon désarroi. Surtout, des questions
hantaient mon esprit.
Qu’est-ce que j’aurais dû faire
que je n’ai pas fait ?
Ne me suis-je pas assez donnée à
ce foyer pour lequel j’avais bravé vents et marrées ?
M’étais-je trompée dans mes choix
?
Ces questions sans réponses me désarmaient. Moi, autrefois si vive, si apte à
croquer la vie à belle dents me sentais presque amorphe. Quinze années de vie
conjugale avaient fait de moi cette femme. Mon intérieur était en loques. Jeune
fille, je croyais le monde à mes pieds. Je le voyais en rose et surtout je
pensais que l’amour était roi. Des désillusions enchaînées m’ont depuis
longtemps fait comprendre que le rêve était bien loin de la réalité. La vie
conjugale et sa cohorte de désenchantements et de déboires, vous assénait des
claques bien dures. Des claques à vous déboiter la cervelle. Seuls réconforts,
les enfants, ces anges dont l’existence vous souffle que tout n’a pas été
inutile.
Ces questions sans fin me torturaient lorsque je le vis passer. Sa voiture me
dépassa à vive allure, l’emportant vers elle. Vers cette nouvelle vie dans
laquelle je n’avais pas mon mot à dire. Deux semaines plus tôt, son ancienne
maîtresse a eu le culot de m’apprendre au téléphone, la larme à l’œil, que
celle qui l’avait détrônée dans le cœur de mon mari était enceinte et presque à
terme. Comme si elle était plus à plaindre que moi. Lorsque je lui en ai parlé,
il m’a, sans sourciller, dit qu’il attendait un moment propice pour
m’informer.
Il avait tous les droits, et moi tous les devoirs. Le devoir d’être la mère de
ses enfants, de subir sans répondre, d’entendre sans broncher. Le devoir d’être
tout simplement SA femme. Celle-là qu’il aurait voulu voiler, asservir. Celle
en qui il aurait voulu briser toute volonté.
« Tais-toi et tu auras tout ce que tu désires ! » C’était sa maxime préférée.
Mais que diable, j’étais moi ! Je n’ai toujours pas renoncé à mes rêves, à mes
désirs, à ma volonté d’être une femme accomplie. Je refuse d’être de ces femmes
qui à force de n’être que la femme d’untel oubliaient tout simplement d’être
une femme. Je pense à tous ces rêves que j’ai enfouis dans un placard. A toute
cette ambition barricadée derrière un mur de convenances : « Ma femme ne
peut pas faire ça…, Ma femme à moi ne doit pas…, la mère de mes enfants doit…,
Je ne peux pas accepter que tu… ».
Toute une avalanche d’interdits
qui à la longue brisent la volonté la plus forte. Interdits qu’il a lui-même
établis, forgés. Comme si porter son nom était un insigne honneur qui faisait
de moi son éternelle obligée.
Il y a bien longtemps que je ne tremble plus lorsqu’il ne rentre pas le soir.
Bien longtemps que j’ai compris que mon homme pouvait découcher allègrement et
qu’il n’y aurait pas plus de remous que lors d’une tempête dans un verre d’eau.
Bien longtemps que j’ai assimilé qu’il m’avait épousée avec le droit de
cuissage compris. Je n’avais qu’à subir.
Aussi longtemps qu’il me
désirerait, je devrais me sentir heureuse. Je n’ai nullement le droit de dire :
« Non chéri… pas ce soir ». Qui étais-je pour oser simplement repousser les
avances de mon seigneur et maître. Qu’était-ce mon plaisir à moi, s’il décidait
de ne pas m’en procurer ? Bien de fois je me suis retrouvée insatisfaite alors
que monsieur ronflait déjà. Bien de fois aussi, une cuisante douleur entre les
cuisses me rappelle que je n’avais pas été consentante.
Trop de fois je me suis surprise à abuser de fond de teint pour dissimuler un
bleu ou un œil au beurre noir. Trop de fois je me retrouvée le poignet bandé.
Je me souviens, comme si c’était hier, de la fausse couche que j’avais subie
après avoir été battue comme plâtre. Cette nuit-là, j’ai cru ma dernière heure
arrivée tant la douleur était atroce. Et naturellement, il n’était pas là. J’ai
dû braver seule une averse nocturne pour me faire admettre aux urgences. J’ai
évidemment eu droit aux meilleurs soins possibles. Etre son épouse vous
ouvrait, tel un sésame, toutes les portes. Monsieur n’était-il pas l’une des
plus cinq grosses fortunes du pays ? Une fortune que, pendant plusieurs années,
nous avons bâtie ensemble.
Monsieur ne s’était présenté que
le lendemain au soir. C’était il y a trois ans. J’étais à mon deuxième mois de
grossesse. Mais franchement, je me demandais s’il fallait ou non garder la
grossesse. Nous avions déjà trois enfants : deux garçons et une fille.
N’était-il pas temps pour moi de m’occuper un peu de mon avenir personnel ? De
ce que je serai plus tard lorsque les enfants auront grandi, quand ils auront
tous quitté la maison ? Je ne souhaitais pas un quatrième enfant. Trois avait
toujours été mon rêve. Un mois après cette mésaventure, je me suis fait poser
un stérilet.
Je suis titulaire d’une maîtrise en agronomie. Mais ma digne moitié l’a jugée
juste assez bon pour n’entretenir que son jardin. Les haies étaient
impeccablement taillées. Des rosiers, des fleurs exotiques glanées au fil de
mes recherches en faisaient un endroit idyllique. Je l’avais aménagé à ma
façon. Ce jardin portait mon empreinte. C’était d’ailleurs le seul endroit de
notre vaste demeure où il n’avait pas eu à imposer son point de vue.
Heureusement d’ailleurs ! Cela aurait été un vrai désastre dans le cas
contraire. Il était si pragmatique, si terre-à-terre que ce jardin aurait alors
ressemblé à ces espaces verts sans vie aménagés dans les lieux publics.
J’aimais bien m’y refugier durant mes longues soirées de solitude. Je
m’asseyais dans la balançoire que j’y avais fait installer pour les enfants. Le
jardin faisait secrètement sa fierté auprès de ses amis. Mais l’avouer aurait
été m’accorder une distinction honorifique. A la remarque de l’un d’eux qui me
complimentait sur mon incontestable talent, mon mari avait eu le toupet de dire
que le sol était si fertile que le plus ingrat des plants n’y aurait été que
splendide. Son ami m’avait alors coulé un regard désolé.
J’ai passé de longues années, une éternité à frapper aux portes de son cœur.
J’y ai presque tambouriné. J’ai soupiré, j’ai pleuré. En vain. Sur le chemin de
la réussite, il a foulé du pied cette merveilleuse complicité, ce sentiment
rare que nous éprouvions l’un pour l’autre. Pendant longtemps, nous avions été
tout l’un pour l’autre. Nous nous confiions nos rêves, nos espérances.
Nous voulions réussir. Nous…, du
moins, lui, il y est parvenu. Je n’ai plus le droit de dire « nous ». Il y a
bien longtemps que nous ne conjuguons plus ensemble. Mais quelle magie avait
été notre amour !
Lorsque je fis sa connaissance, nous étions tous les deux en classe de
terminale et préparions le baccalauréat. Nous y avions tous les deux réussi,
lui avec mention honorable. Je me suis inscrite à la faculté d’agronomie et lui
dans une école pour suivre une formation en informatique de gestion. L’année de
notre licence, il est allé poursuivre ses études au Canada. Il est revenu
quelques années plus tard, titulaire d’un PhD en informatique. Il en était un
génie. Il concevait avec une facilité déconcertante des logiciels mais tardait
à faire valider ses recherches par le ministère de la recherche scientifique.
Sans cela, il ne pouvait pas obtenir une licence d’exploitation. En attendant,
il suait sang et eau dans un miteux privé qui lui payait un salaire déplorable.
Moi je travaillais déjà dans un projet du Fonds des nations unies pour
l’alimentation. J’occupais le poste d’agronome principal et mon salaire était
plus que confortable. A son retour du Canada, nous avions commencé à vivre
ensemble dans mon appartement où je logeais déjà. Mes revenus nous permettaient
d'être dans une aisance relative. Nous ne faisions pas beaucoup d’économies,
mais nous arrivions à joindre les deux bouts. Lorsqu’il se plaignait de vivre à
mes crochets, je lui répondais que nous nous aimions et que c’était à mon avis
le principal. J’espérais en lui et j’avais foi que son heure viendrait.
Il fut en effet découvert lors d’un salon sur l’informatique. Il y avait été
mandaté par son patron qui était légèrement indisposé. Un des participants y avait
exposé un nouveau logiciel. Les autres y ont apporté leurs contributions en vue
de son amélioration. Il s’était fait remarquer en relevant des insuffisances et
en y apportant des solutions judicieuses. A la fin de l’atelier, il a été
contacté par le cabinet français qui avait organisé le salon. Il leur a fait
voir ses travaux. A la suite de cela, ils lui ont fait la proposition de
l’embaucher sur un projet qui devait durer six mois. Le projet était basé à
Paris. En trois semaines, il put faire obtenir à la société une licence
d’exploitation pour l’une de ses conceptions. A échéance, le contrat fut
renouvelé. Mais son employeur tardait à lui proposer un contrat à durée
indéterminée car il fallait faire un certain nombre d’années sur le territoire
français avant de pouvoir bénéficier d’un statut de résident. Après moult
réflexions, nous avions conclu qu’il gagnerait beaucoup plus en créant sa
propre structure. Après un an de séparation, il revint. Vaille que vaille, nous
avons réussi à monter la société. Ses travaux se succédèrent et il put
rapidement mettre au point d’autres logiciels. Ayant maintenant de solides
antécédents, il put rapidement obtenir une licence d’exploitation. Ce fut le
début d’une fulgurante carrière. En deux ans, il put faire agrémenter trois de
ses travaux. Les retombées financières s’ensuivant, il commença à emmagasiner
une fortune. Notre fils aîné est venu au monde un an après son retour de
France. Quelques mois après cet heureux événement, nous nous mariions et
déménagions dans notre maison actuelle qu’il avait payée rubis sur ongle. On
pouvait se le permettre. Moi aussi, ma carrière était déjà bien tracée. Je
voguais d’un poste à l’autre au sein de diverses institutions. Nous avions tout
pour être heureux et nous l’étions.
Je regrette ce maudit jour où j’ai accepté de n’avoir pour seule préoccupation
le bien-être de notre foyer. Je venais d’accoucher de notre fils cadet. A sa
demande, j’ai démissionné de mon poste. Nous avions convenu que je
recommencerais à travailler dès que les enfants seraient un peu plus grands.
Deux ans après, naquit notre benjamine. Une exquise créature qui mettait la
joie autour d’elle. Ses frères aînés étaient en admiration devant elle. Je
reconnais aussi que jusqu’ici elle est la seule faiblesse de mon mari. Pour
lui, c’était l’une des sept merveilles du monde. Elle a d’ailleurs l’art de
mettre du baume à mon cœur. Me voyait-elle un peu soucieuse, aussitôt elle
accourait vers moi pour me gratifier d’un de ses câlins qui vous réchauffent le
cœur.
Elle avait eu cinq ans lorsque j’ai pris la décision de faire part à mon mari
de mon désir de recommencer à travailler. Notre fille avait débuté l’école
primaire et nos deux fils avaient maintenant onze et huit ans. Il était temps
pour moi de reprendre ma carrière en main. Par ailleurs, je sentais un diffus
malaise au sein de mon couple. Je croyais que la routine s’installant, nous
nous étions un peu éloignés l’un de l’autre. Je me disais qu’un léger coup de
fouet remettrait les pendules à l’heure. Après toutes ces années de vie
conjugale, j’étais encore profondément amoureuse de mon époux.
J’avais, à son insu, postulé à un appel à candidature qui correspondait
parfaitement à mon profil. J’ai été retenue en qualité de coordonnatrice d’un
programme agricole qui devait s’occuper du suivi de la production du coton,
ainsi que de son exportation.
Toute guillerette, j’en avais
parlé à mon mari. J’étais sûre qu’il serait fier de moi et me féliciterait.
Grande a été alors ma surprise lorsqu’il me répondit qu’il n’était pas question
pour moi de travailler à nouveau. S’occuper des enfants était un travail à
plein temps et qu’étant souvent lui-même à l’extérieur, il ne tolérerait pas
que nos deux enfants soient délaissés par leurs deux parents. Je lui répondis
qu’il n’en serait pas le cas et qu’il existait aujourd’hui de nombreux foyers
dans lesquels les deux parents avaient des occupations en dehors du domicile
conjugal. Les enfants n’en étaient pas moins bien suivis et que tout était une
question d’organisation. Je lui fis comprendre que ce poste était pour moi une
véritable aubaine, surtout si l’on considère que j’ai arrêté de travailler
pendant presque huit ans. Je disposais d’un délai de trois semaines avant le
démarrage du projet et espérais finir lui faire entendre raison. Mais rien n’y
fit. Ni mes supplications, ni l’intervention de nos proches n’y ont changé
quelque chose.
Grande a été ma surprise lorsque le même cabinet qui m’avait confirmé mon
recrutement me rappella quelques temps après pour me notifier qu’ils avaient
finalement préféré le candidat qui venait en seconde position. C’était l’œuvre
de mon mari. En effet, il avait les bras bien longs et avait réussi, avec
surement quelques pots de vins, à les convaincre de ne pas m’octroyer le poste.
Il me l’a clairement fait comprendre lorsque je lui avais, pleurant à fendre
l’âme, fait part de la décision du cabinet. Calmement, il m’avait rétorqué
m’avoir expressément défendu de travailler à nouveau et qu’il avait dû prendre
les dispositions nécessaires lorsqu’il a compris que je voulais passer outre sa
volonté. C’était comme une douche froide. Ce jour-là, j’ai franchement eu des
envies de meurtre. Je lui en ai voulu durant de longs mois.
Sous prétexte que je le boudais, monsieur en a profité pour découcher. Cette
nuit-là, je n’avais pas fermé l’œil. Toutes les fois que j’ai essayé de le
joindre sur son portable, il n’avait pas décroché. J’alternais entre colère et
peur. Je craignais qu’il ne lui soit arrivé quelque chose de fâcheux, un
accident. Lorsqu’enfin il apparut, il était sept heures du matin. Il est parti
se coucher, sans un mot d’excuse, sans une explication. Régulièrement, la même
scène se produisait, jusqu'à à en devenir une habitude.
J’ai toujours su que mon mari avait, depuis plusieurs années, eu des maîtresses.
Notre instinct de femme ne nous trompe presque jamais. C’est le lot de presque
toutes les femmes mariées. C’est la mode aujourd’hui. Mais jusqu’à cet
incident, il n’avait jamais découché.
Mais depuis ce soir-là, il passait presque trois à quatre nuits par semaine
hors du domicile conjugal. Ce fut pour moi le début d’un long calvaire.
Calvaire de se réveiller en sursaut à deux ou trois heures du matin et de se rendre
compte qu’il n’était pas rentré. Je passais des heures à me retourner sans
cesse sur ma couche. Dans mon sommeil, je le cherchais dans le lit.
Qu’est-ce que je n’ai pas fait pour essayer de le retenir ? J’ai cuisiné de
meilleurs plats, acheté de nouveaux draps, parfumer notre chambre. J’ai été
câline, enjôleuse, enjouée, séductrice. J’ai changé mes perles autour de reins
jusqu’à en avoir toute une collection. J’ai commencé des séances de gym, de
natation pour faire partir mes quelques kilos gagnés après mes trois
maternités. Je me suis abonnée à des revues, parfois pornographiques, pour améliorer
mes prestations sexuelles. Rien n’y fit. Toutes mes tentatives ont été vaines.
Comme si je n’existais plus, comme si j’étais devenue transparente. J’ai alors
traversé une longue période d’insomnie, de stress, de désarroi. J’étais devenue
très irritable. Pour un rien, je m’en prenais aux enfants. Je me suis isolée de
toutes mes relations pour qu’ils ne voient rien, ne sachent rien. Je refusais
toutes les invitations. Comme s’il était inscrit sur mon front que mon ménage
allait à vau-l’eau.
Je ne savais pas que le pire était encore à venir. Je croyais avoir tout
enduré. En effet, lorsqu’il me porta main pour la première fois, je sus que je
n’avais pas atteint le fonds du puits. C’était un soir alors qu’il s’apprêtait
à sortir. Il avait dédaigné le repas que j’avais apprêté avec attention. Moi
qui avais espéré le garder auprès de moi cette nuit-là en fus cruellement
déçue. Je me saisis des clefs de la voiture. Il essaya de me les faire lâcher.
Je résistais lorsque je sentis le coup s’abattre sur moi. Il fut rapidement
suivi de plusieurs autres et je me retrouvai sur le carrelage. Sans qu’un mot
n’ait été prononcé. Avant que je ne puisse me redresser, j’entendais déjà la
voiture vrombir. J’étais hébétée.
Ce soir-là, quelque chose mourut en moi. Des images de toute une vie défilèrent
dans ma mémoire. Comment cet homme que j’aime, qui m’a adorée, de qui j’ai eu
mes enfants a pu arriver à me violenter ? J’ai longtemps cru que cela
n’arrivait qu’aux autres. Aux analphabètes, aux illettrés. J’ai mis longtemps à
me remettre psychologiquement de ces coups. J’espérais de tout mon cœur que
cela n’arrivera plus jamais. Mais qui a bu, boira, dit le proverbe. J’en suis
alors arrivée à le craindre. Lorsqu’il quitta la chambre conjugale pour
s’installer dans une des nombreuses chambres de la villa, je m’en suis trouvée
soulagée. J’arrivais alors à avoir des nuits à peu près paisibles.
Cette quasi-tranquillité prit fin par une nuit d’orage. Je baignais dans la
semi-inconscience qui précède le sommeil lorsque je sentis qu’il pénétrait dans
notre chambre qu’il avait désertée deux mois plus tôt. Je sentis ses mains
parcourir mon corps de manière empressée. J’avais toujours dédaigné les
chemises de nuit et me couchais en tenue d’Adam. Comme je ne répondais pas à
ses avances, il me dit qu’il avait envie de moi et que j’étais toujours sa
femme. Ce à quoi je lui répondis qu’il y a longtemps qu’il avait perdu le droit
de disposer à sa guise de mon corps. Je tentai alors de le repousser. Il pesa
de tout son poids sur moi. Malgré mon refus cette nuit-là, je dus subir ses
assauts.
Aussitôt ses instincts assouvis,
il se détacha de moi et sortit de la pièce sans un mot. Au bord de la nausée,
je me précipitai à la douche où je me lavai longuement. Je claquais fortement
des dents et le froid s’insinuait en moi. Je me ruai vers la porte pour la
fermer à clé lorsque je constatai sa disparition. Il l’avait emportée, me
privant de toute possibilité de lui refuser l’accès de la chambre. À tout
moment, lorsqu’il voudrait user de mon corps, je serais totalement livrée à
lui. Je pensai alors changer de chambre. Il y en avait encore deux ou trois de
disponibles. Il y en avait un total de huit, chacune avec ses dépendances. Le
lendemain, à ma grande surprise, toutes les clefs avaient disparu. Il les avait
toutes confisquées, sauf celles des enfants. Mais comment leur justifier que je
me refugiasse dans leur chambre ?
Je ne reçus pas de lui la popote du mois. Il me la remettait spontanément
depuis des années. Elle était très confortable et j’arrivais même à faire des
réserves là-dessus. Par ailleurs, il m’octroyait mensuellement une certaine
somme qui me permettait de couvrir mes besoins personnels. Cette somme était
virée sur un compte à mon nom. Le virement ce mois- ne fut pas non plus effectué.
Grâce à Dieu, la scolarité des enfants, les frais de répétiteurs étaient
directement prélevés sur un compte qu’il avait spécialement ouvert à cet effet.
J’ai tenu bon pendant de longs mois. Je n’étais pas dépensière et je remerciais
le Seigneur pour n’avoir pas, au cours de ces dernières années, engagé de
lourdes dépenses. Mon compte était alors assez solide pour traverser plusieurs
mois de restrictions.
Un matin, j’ai été confrontée à une dépense urgente relative au fonctionnement
de la maison et je manquais de liquidité. Je n’avais pas de solution immédiate
et mon mari était déjà sorti. Je savais qu’il disposait toujours à portée de
main de quelques centaines de mille dans son armoire. J’avais en ma possession
un jeu de clés qu’il m’avait confié plusieurs années plus tôt. Je pouvais donc
faire face à des imprévus lors de ses absences. J’en usai et grande fut ma
surprise de constater que je ne pouvais pas l’ouvrir. Avec amertume, je conclus
qu’il avait, à mon insu, changé les serrures. Je n’en étais plus à un
désagrément près, mais le choc fut rude.
Pour la première fois, je pensai au divorce. J’étais mentalement au bout du
rouleau. Prisonnière dans ma propre demeure. Telle une bête traquée, j’étais en
permanence aux aguets. J’étais isolée du monde. J’avais depuis longtemps perdu
le contact de mes amies et les quelques-unes qui osaient fouler le seuil de
notre portail, étaient systématiquement repoussées par le vigile. Au fil des
années, je m’encrais dans une sordide solitude.
Par ailleurs, en l’intervalle de
six mois, j’avais successivement perdu mes deux parents. Nous n’étions que deux
enfants. Mon frère aîné vivait depuis plus d’un quart de siècle aux Etats-Unis
et je ne voulais pas perturber sa tranquillité.
Je me barricadais presque volontairement à la maison. Je n’avais d’ailleurs
plus aucune raison de sortir. Un chauffeur était désormais chargé d’accompagner
les enfants dans leurs déplacements. Notre nouvelle femme de ménage, qu’il a
lui-même fait recruter, faisait maintenant le ravitaillement de la maison. Il
serait superflu que je me dérange, m’avait-il dit lorsque je lui en fis la
remarque. J’étais devenue inutile telle des chaussettes usées. Pourquoi ne me
jetait-il pas enfin à la rue ?
J’aurais pu sortir, me distraire, voir d’autres gens. Mais je n’en avais plus
le courage. Le hasard vous mettait presque toujours un visage connu dans votre
sillage et j’en avais assez de répondre aux questions, aux hypocrites
sollicitudes. Parfois, de vieilles connaissances avec qui j’avais été à une
certaine époque très liée, faisaient semblant de ne pas me voir ou détournaient
le regard. Toute la haute société par laquelle j’avais longtemps été adulée me
tournait le dos. Dégoutée par toute cette hypocrisie du genre humain, j’en
étais arrivée à trouver presque plus rassurants les quatre murs de ma
maison.
C’est durant ces longues heures de solitude que je découvris de multiples
possibilités de l’Internet. Il vous reliait au monde entier rien que par un clic.
Dieu merci, son métier exigeait une permanente connexion. Je devins alors une
des internautes les plus assidues. Je visitais tous les sites possibles. Je
nouais des contacts avec d’autres internautes du monde entier. Je m’inscrivis
par ce biais pour une formation en aménagement intérieur. Cette formation,
principalement axée sur la décoration m’ouvrait d’autres horizons. Elle dura
six mois après lesquels mon diplôme me fut acheminé par voie postale. Mon mari
était alors en déplacement et il ne sut rien de l’arrivée du courrier.
Avec mes acquis d’agronome, j’étais maintenant capable de m’occuper entièrement
de n’importe quel espace. Je savais comment marier les couleurs, le style qu’il
fallait donner à n’importe quelle pièce. Je pouvais choisir les plantes, les
fleurs avec précision et goût. Quelle plante pouvait être d’intérieur, ou
laquelle pouvait convenir à un jardin. J’excellais dans le choix des rideaux,
des babioles. Je créai alors mon propre site que je nommai « styles et décors
». Je donnais par correspondance des conseils de décoration. Il vous suffisait
de me faire parvenir par photographies scannées le plan de votre maison, de
votre bureau, ou de tout autre local pour que j’en fasse un espace de rêve.
Après quelques expériences, je compris que j’avais assez de talents pour
commercialiser mes réalisations. Le paiement se faisait par virement bancaire
sur un nouveau compte que j’avais ouvert à cet effet. « Styles et décor » était
mon nouveau bébé. Un défi secret que je menais avec brio.
Quelques temps après, je refis totalement la décoration de notre villa. J’en
avais mis à profit l’un de ses innombrables voyages. Lorsqu’il revint un mois
plus tard, il en a été franchement ébloui. Pour remerciements, j’eus droit à
deux semaines d’attentions de sa part. J’en profitai pour lui montrer
l’attestation de formation. Il ne s’en formalisa pas, mais se contenta de dire
qu’il se sentait soulagé si j’ai pu trouver une activité qui me permettait
d’arrêter de pleurnicher sans cesse. Jamais il ne pouvait imaginer que je
pouvais par ce biais gagner énormément d’argent. Je me gardais d’ailleurs bien
de le lui dire. Je ne lui avouai pas non plus l’existence d’un site dédié à ma
nouvelle activité. Telle une bête traquée, j’étais en permanence aux aguets. La
nécessité vous poussait à développer des ressources insoupçonnées. J’excellais
maintenant dans l’art de la dissimulation. Mes trois enfants et « Styles et
décors » étaient tout mon univers. Je me consacrais exclusivement à eux. Je
disposais dans ma chambre de mon propre ordinateur et jamais il n’y
touchait.
Quelques temps après, il déménagea son entreprise dans de nouveaux locaux. Il
avait fait construire un vaste immeuble qui devint son nouveau siège. Sa
renommée était depuis longtemps établie et lorsqu’il me demanda de m’occuper de
la décoration des nouveaux locaux, je manquai de tomber en syncope. Comme si
après des années, il se rappelait qu’il avait une femme capable à ses côtés.
Pourtant, je m’occupai avec joie et dévouement de ma mission. Il me donnait
carte blanche et je disposais d’un budget illimité. Nous avions établi, par ce
biais, des rapports presque amicaux. Nos contacts intimes s’étaient au fil des
années raréfiés et étaient quasi-inexistants depuis ma fausse couche. Une à
deux fois par trimestre, il me rejoignait dans le lit conjugal, mais pour
aussitôt s’éclipser après une brève étreinte. Il est vrai que je n’en désirais
pas plus. J’aurais même pu m’en passer.
Durant cinq mois, je me consacrai exclusivement à l’aménagement de l’immeuble et
de ses abords immédiats. A la fin des travaux, il était devenu un véritable
écrin. Les couleurs, choisis avec soin cadraient parfaitement avec les
activités de la structure. La décoration, les tableaux, les bibelots étaient à
la fois sobres et sophistiqués. Je souriais à nouveau. Je m’occupais de plus en
plus de moi-même. Je sortais de nouveau. Je pouvais émerger de ma tanière. Je
n’étais plus aussi inutile. Un peu comme si ce travail qu’il me confiait me
revalorisait à ses yeux et aux miens.
A l’inauguration où avaient été invités des journalistes de diverses maisons de
presse, on mentionna les talents du décorateur jusque-là inconnu du public. Des
âmes bien intentionnées les informèrent que la décoratrice était l’épouse du
propriétaire et la nouvelle se répandit, telle une traînée de poudre. Mon
portable n’arrêtait plus de sonner. Tout le monde voulait de mes services,
entreprises comme particuliers.
Je me retrouvais dans un dilemme. Refuser ou accepter ces propositions. Dans le
premier cas, c’était renoncer une fois de plus à l’affirmation de ma
personnalité, au bien-être que générait en moi cette nouvelle passion devenue
une véritable activité. Accepter était aller au-devant d’autres déboires.
Jamais il ne l’acceptera. Le semblant d’accalmie qui s’était installé entre
nous depuis quelques mois allait à coup sûr être brisé.
Je ne m’étais pas trompée. Sa décision tomba, aussi raide que la justice.
C’était un non catégorique et il était vain d’essayer de le faire revenir sur
sa décision. Dans le cas contraire, je pouvais prendre la porte. Il argua qu’il
ne s’abaisserait jamais à voir sa femme déambuler de bureaux en bureaux, un
cartable de croquis à la main. Il me jeta que je n’étais pas capable de
grand-chose et que la réussite de notre maison et de l’immeuble de son
entreprise ne faisait pas de moi une décoratrice et qu’il serait ridicule d’en
faire une profession. Ce serait aussi l’occasion idéale pour retrouver aisément
d’hypothétiques amants. Il dit regretter amèrement être l’instigateur de mon
pseudo-succès et de ma future débauche. C’était aller devant un échec certain
et il ne permettrait en aucun cas que son nom soit lié à une aussi mauvaise
publicité.
Devant tant de mauvaise foi, mes yeux se dessillèrent. Je compris qu’il voulait
faire de moi son éternelle prisonnière. Je conclus que la vie de recluse que
j’avais jusqu’ici menée le satisfaisait. Excédée, révulsée par sa méchanceté
gratuite, je crachai le morceau.
Dans des cris de colère et de
douleurs, avec des larmes et des regards de défi, je lui parlai de « Styles et
décors » qui existait depuis presque quatre ans déjà. Il me traita de menteuse,
d’intrigante. Mais je n’en avais cure. Révoltée après autant d’années de
silence, je le défiais. Il avait maintenant devant lui une femme bravache, une
femme jusque-là inconnue de lui. Inconnue de moi aussi d’ailleurs.
Je ne me reconnaissais plus. Mais
après autant d’années de mutisme, j’osais me révolter. Je ne pouvais plus
pendant longtemps me cantonner dans le silence. Je devais parler, oser, pour
moi-même et pour mes enfants. Ceux-ci dans leurs chambres nous avaient sûrement
entendus. Mais j’en avais aussi mare de leur dissimuler plus longtemps la
véritable personnalité de leur père. Je voulais briser le mur du silence, ne
plus sangloter en cachette. Je voulais par-dessus tout prouver que j’étais moi,
une personne faite de chair et de sang, un être ayant aussi ses propres
ambitions. Et surtout leur faire comprendre qu’au-delà d’être leur mère,
j’étais capable de quelque chose.
Ils n’étaient plus tellement des enfants. Notre aîné avait maintenant dix-huit
ans et entrerait à l’université à la rentrée prochaine. Le cadet quinze ans et
la benjamine treize. Ils pouvaient comprendre. Pendant longtemps, je n’ai pensé
qu’à eux. J’ai tout supporté, trop enduré au nom de l’immense amour que j’ai
pour eux. Quelques années plus tôt, ils étaient encore très jeunes, trop
vulnérables et avaient encore besoin de ma protection maternelle. Maintenant,
ils pouvaient écouter, voir, entendre, émettre des jugements, juger. Alors, au
diable le silence destructeur.
Je claquai la porte et c’est ainsi que je me retrouvai seule, dans la nuit, à
marcher, à réfléchir, à faire le bilan de ces vingt années de vie conjugale.
Sur cette route presque déserte, j’ai enfin pris la décision de me battre quels
qu’en soient les conséquences.
Il n’est plus question pour moi de renoncer à mes rêves. Car ils nous
rattrapent toujours.