X pour Xander

Write by Meritamon

Clinique gynécologique. Conakry.


La banalité de leur conversation contrastait avec le geste qu’elles s’apprêtaient à poser sur mon corps, celui d’arracher ce fœtus logé dans mon ventre. L’enfant d’Alexander Nielsen que je ne désirais pas garder.

Les deux infirmières parlaient du prix du riz et celui du sucre qui avaient encore grimpé, du mariage de la nièce de l’une d’elles, de la fête de tabaski qui approchait et des tenues à remettre au couturier. Dans cette salle blanche où j’attendais, leur simple quotidien côtoyait mon drame à moi, lui donnait une moindre importance.

La femme qui semblait être la plus jeune s’est fait volée son téléphone dans le taxi, en arrivant à la clinique. Le cellulaire avait été sournoisement dérobé par son voisin de banquette.

-         Je n’ai rien vu venir parce que c’était un monsieur bien habillé, un père de famille propre sur lui. Je ne sais pas à quel moment, il a glissé sa main dans mon sac.

-         Un bandit à cravates, lança l’autre, visiblement dégoûtée. C’est les pires. Et sournois avec ça.

La conne, j’ai pensé méchamment. Elle aurait dû savoir que les apparences sont trompeuses.


Je suis enceinte. Pas pour longtemps. Le temps que la table d’opération soit prête. Que tous les instruments tranchants et froids soient désinfectés et à leurs places. Qu’enfin le médecin se pointe.

L’avortement est illégal en Guinée. Sa pratique officielle en tout cas. Je l’ai vérifié dans les textes de lois de la bibliothèque du lycée. Je voulais être sûre de ce qu’il fallait faire.

Ça fait deux mois que je n’ai pas vu mon sang couler. Mes seins sont lourds et douloureux. Puis, j’ai commencé à vomir un matin. Les vomissements ont continué les matins suivants. J’ai alors acheté un test de grossesse dans une pharmacie, et j’ai dit à la pharmacienne que c’était pour ma mère. Elle n’a pas bronché, indifférente. C’est qu’elle en a vu d’autres.

J’engloutis deux Fantas pour pouvoir uriner sur le test dans la salle de bain. Il faut attendre 5 minutes. Une mini éternité qui s’étire comme un long ruban.

« Une bande, tu n’es pas enceinte. 2 bandes, tu es enceinte », m’avais informé Aicha, la prostituée.

Je l’ai appelée parce que je me suis dit qu’elle devait savoir ce qu’il fallait faire dans ces cas-là, grâce à son expérience de femme rompue à la vie, qu’elle n’allait peut-être pas me juger.

-         Ton petit ami sait que tu es enceinte? Avait-t-elle demandé en parlant de Xander.

-         Il n’y a plus de petit ami, ai-je répondu.

-         C’est ton corps, tu en fais ce que tu veux de toutes les façons.  Tu ne vas quand même pas saloper ton avenir en élevant un enfant toute seule.

C’était inutile qu’elle me rappelle ces faits, parce que j’avais déjà réglé la question.

-         Il faut que ça soit bien fait, sinon tu risques de perdre ton utérus et de ne jamais enfanter. Je te réfère à quelqu’un qui s’y connait. C’est aussi un de mes clients. Il est compétent et pourra t’enlever ça en un rien de temps.

Elle disait « ça » comme si c’était un vulgaire kyste, ou une maladie.

-         Merci…

-         De rien. Tu as de quoi payer? Je peux t’avancer de l’argent si tu veux.

Oui, j’avais de quoi payer.

-         Je suis contente que tu m’aies appelée, avait-elle ajouté, l’air sincère.

 

Deux bandes bleues étaient alors apparues sur le test : Enceinte. J’ai composé par la suite le numéro du médecin, ami et client d’Aïcha. Il m’a fixé un rendez-vous. Ce fut banal et rapide comme s’il ce fut d’un rendez-vous chez la coiffeuse, à la banque ou chez l’opérateur téléphonique pour activer un nouveau téléphone.

Le médecin entra dans la salle d’opération en coup de vent. Il était pressé. Il avait un accouchement à l’hôpital dans la prochaine heure et devait se dépêcher. Il me jeta à peine un coup d’œil, plaisanta avec les infirmières, compatit sur la perte du cellulaire, parla de son week-end aux Îles de Loos en compagnie de sa femme et ses enfants.

-         Allongez-vous, ça va être rapide.

Le médecin s’aperçut que je grelottais de froid et de peur. J’avais gardé mon calme depuis le début, et là que tout devenait concret et qu’il me fut désormais impossible de reculer, je craquai.  Affable, l’homme me tendit une boite de kleenex pour que j’essuie mes larmes.

-         C’Est la première fois que tu te fais avorter?

-         Oui…

-         Quelqu’un est venu avec toi?

-          Je suis seule.

Il soupira, un peu contrarié, retira le masque qu’il avait à sa bouche pour pouvoir m’expliquer.

-         Aïcha a dû oublier de te dire que tu auras besoin d’aide pour te raccompagner chez toi. Parce que quand ça sera fini, tu pourras à peine marcher.

-         Je vais prendre un taxi, dis-je fermement. Ne vous inquiétez pas pour moi.

Le médecin n’était pas de mon avis. Il regarda l’heure à sa montre, impatient.

-         Écoute, ma jolie. Je ne pratiquerais pas l’IVG tant que je ne suis pas certain que tu rentreras en sécurité chez toi. Tu vas perdre beaucoup de sang dans les prochains jours, tu auras besoin de repos. Appelle une amie tout de suite. Je vais attendre.

Des larmes picotaient mes yeux parce que désemparée, je ne savais pas qui appeler. Ma tante? Ousmane? Taher? Voilà qu’un matin, mon frère Taher est parti sans dire aurevoir, sans se retourner, vers un destin inconnu par-delà les mers, dans les nuages incertains. Et j’en fus accablée parce que nous n’avions pas pû parler de nos différends. Après mon père, Taher est devenu un autre trou béant dans ma vie.

Je téléphonai à Aicha, puisque c’était elle qui m’avait référée au médecin. Mon appel fut logé dans son répondeur. Elle était occupée. C’est à ce moment, que je sus combien j’étais seule et combien démunie.

Un ultime recours peut-être. Une de mes dernières cartes. Je composai avec réticence le numéro que je connaissais par cœur. Sa voix grave au téléphone me répondit tout de suite.

-         Kaere… ça va?

J’aurai voulu lui dire que ça allait, mais c’était faux. Rien n’allait. Au contraire, tout s'écroulait.

-         Désolée de te déranger…. Je ne savais pas qui d’autre contacter.

-         Tu ne me déranges pas. Que se passe-t-il?

-         Je suis chez le médecin en ce moment, et il faut que tu viennes me raccompagner chez moi… Je vais me faire avorter.

Un silence lourd à l’autre bout du fil, suivi par un profond soupir. Il dit :

-         Tu n’as pas pris tes précautions comme je te l’avais demandé?

Je ressentis l’envie de lui hurler dans le combiné qu’il ne se souciait pas d’enfiler un préservatif non plus. Que le blâme devait être partagé. Je lui dis seulement.

-          C’est une erreur de t’avoir appelé… je peux me débrouiller toute seule.

-         Attend! J’arrive…  Donne-moi son adresse.

Le médecin avait eu la judicieuse idée de coller des photos d’îles paradisiaques avec des cocotiers et des plages de sable blanc sur le plafond au-dessus de moi. C’était censé avoir un effet calmant auprès des femmes qui s’allongeaient sur cette table et qui avaient choisi de ne pas donner la vie. Je me dis que ça aidait à faire diversion sur la culpabilité et l’immensité qui s’ouvrait en nous. Pendant qu’on m’anesthésiait, je me pris au jeu des cocotiers et m’imaginai sur une île au milieu d’une mer turquoise à la place d’être allongée jambes écartées sur une table d’opération.

Puis, les voix des infirmières devinrent un bourdonnement. Le plafond sembla s’éloigner de moi. Je tombai dans le néant.

Lorsque je repris connaissance au bout de 2 heures, je me trouvai dans une salle de repos à la clinique. J’eus l’impression qu’un train m’était passée dessus tant la douleur à mon bas-ventre était vive. Quelqu’un, l’une des infirmières sans doute, m’avait remis ma culotte en place, une serviette hygiénique coincée en dessous pour les saignements, mes vêtements quant à eux étaient soigneusement pliés sur une chaise. Je compris que c’était fini, le mal était fait, il me fallait avancer dans la vie avec ce nouveau trou béant. Il ne me restait même plus de larmes pour pleurer.

C’est à ce moment que je remarquai Alexander, debout sur le seuil de la porte. Combien de temps était-il resté là à m’observer alors que j’étais inconsciente? Il s’était laissé pousser une barbe blonde, le bleu de son regard était trouble, comme l’océan après la pluie. Je sentis mon cœur s’emballer. Et je lui en voulus de s’emballer de la sorte à la vue de cet homme.

Xander se pencha sur moi et m’embrassa sur le front.  De façon affectueuse. C’est comme s’il tentait de gommer toutes les vilaines choses entre nous, pour ne garder que le meilleur.

-         Je suis désolé, me dit-il, pour ce qui est arrivé… Tu aurais dû m’en parler plutôt. 

-         Ça n’aurait rien changé à ma décision.

-         Je comprends. C’est une sage décision. Je trouve que tu as bien fait.

Lui non plus ne voulait être compromis avec un enfant dans les bras, un enfant de sa jeune maîtresse pensai-je alors qu’il me tendait un verre d’eau avec des gélules contre la douleur physique et la fièvre. La douleur morale, quant à elle n’avait pas de remède. Puis, l’homme me proposa de me raccompagner chez lui à la place où il pourra prendre soin de moi. Je déclinai son invitation en essayant de résister désespérément à son emprise.

-         Tu as besoin de repos après ce qui t’est arrivée.

-         Non, je veux retourner dans ma famille, lui dis-je fermement, même si ça ne me tentait plus d’habiter dans une maison où on me rationnait l’eau chaude à cause de mes douches que l’oncle Abou jugeait trop longues. Une maison dans laquelle je n'avais plus ma place.

Xander n’insista pas.

-         C’est comme tu voudras alors.

Dans son auto qui me ramenait, au milieu des embouteillages, je lui dis avec reproches.

-         Tu n’as jamais appelé.

-         C’est toi qui es partie. Tu n’as pas voulu de mes excuses. Puis, je pensais aussi que c’était préférable qu’on s’éloigne toi et moi à cause de nos liens troubles, de de ce précipice immense dans lequel on s’en allait tous les deux.

Dans lequel tu m’entraînais, ai-je pensé plutôt.

Je lui annonçai très abruptement.

-         Je voudrais mettre fin au "contrat" qui nous lie. Je voudrais que tu arrêtes de verser de l’argent dans mon compte. Et pour ma mère aussi, on se débrouillera sans toi.

L’homme soupira, légèrement irrité par ma rébellion.

-         Tu fais ta fière. Tu n’as pas besoin de te braquer ainsi.

-         Peut-être, mais je ne veux plus être ta putain.

Alexander m'a alors fixé de ses yeux bleus et j'eus peur de m'y noyer à nouveau.

-         Mais qu’est-ce que tu racontes Éva? Tu n’as jamais été ma putain. Tu es encore effrayée par le désir que j’éprouve pour toi. Ça a été un long mois sans toi tu sais? Tu me manques. Reviens...

Il me prit la main et je ne le repoussai pas. Je n'avais plus de force pour résister. J'étais complètement vidée et prête à être ramassée à la petite cuillère à terre.


Mes rechutes commencent toujours par cette phrase : « Tu me manques ». Ou encore « j’ai envie de toi, là et maintenant ». Ça a l’air banal comme ça, ça a l’air facile.

Comment une phrase aussi anodine que celle-ci pouvait anéantir des semaines de résistance et emporter mes résolutions dans un tourbillon, comme de la merde qu’on flushe dans les toilettes.

Le fait est qu'Alexander me baisait au bout de dix jours, dans son bureau, à son travail. Il ne me força pas, je m'y rendis de mon gré, assoifée comme une terre aride, dépendante du plaisir qu'il était capable de me donner.



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Merci de suivre et de prendre le temps de kiffer l'histoire. À suivre ! bisous.


Candeur et décadence