Désertion
Write by Meritamon
Père Jean-Daniel Osòrio
Je lus à voix haute le devoir de rédaction d’Éva
Barry afin qu’elle m’explique la gravité de son contenu.
« On est jeune
On voudrait vivre, croquer la vie à pleines dents
Les étoiles nous appellent, prêtes au voyage
Nous osions rêver d'amour
Et tout à coup, un tourbillon
Leurs mots nous emportent au-delà du réel
Leurs mots nous rendent aveugles
Des bandeaux sur les yeux, de la cire dans les
oreilles
Nous vivons et respirons pour eux, nous vivons par
eux
Parce que nous sommes prisonnières de leur "je
t'aime"
Notre innocence bafouée
Violées, nos sentiments piétinés
Nous sommes prisonnières des mots, de leurs mots,
des chants de sirènes
Nous devenons des objets
La vie nous dégoûte, on veut mourir, on vomit la
vie, on la sort de nos entrailles vides
Victimes de ce que nous voulons entendre, victimes
des je t'aime… »
Fin.
Je déposai gravement la feuille de rédaction sur la
table et croisai les mains sur le bureau. Je me rappelle qu’une femme très sage
a dit un jour que si nous ne prêtons pas attention aux petites choses qui se
passent autour de nous, nous nous retrouvons confrontés à de grands
tremblements de terre. Éva Barry changeait. Elle n’était plus la jeune fille
lumineuse que j’avais connue et cela me préoccupait.
- Dois-je
m'inquiéter Eva? Veux-tu me dire de quoi il s'agit?
Pour la première fois, depuis longtemps, depuis
qu'elle m'évite, je remarque sa pâleur, ses yeux éteints. Elle est désincarnée.
Sa voix est un murmure.
- Ce n'est
qu'une prose Jean-Daniel, c'est mon sujet de rédaction.
Je secouai la tête d’incompréhension face à son
obstination.
- Ton
professeur a demandé de narrer un souvenir de vacances... et ce que je lis est
très loin du sujet, très loin d'un beau souvenir joyeux...
Elle baissa ses grands yeux étonnés sur la feuille
pour relire, incrédule, son texte. Comme s’il fut écrit par une autre personne.
- J'ai écrit
ça?... J’imagine que j'ai eu zéro... Je devais être perdue dans mes pensées,
enfin... je pourrai reprendre la rédaction si tu m'en donnes la chance.
Je croisai les mains sur la table et cherchai son
regard pour comprendre la situation à laquelle je me confrontais. Je ne devrais
peut-être pas m’inquiéter pour si peu. Mais l’expérience avec Éva a démontré
par le passé comment des petites choses d’abord anodines finissent par faire
boule de neige et créer le scandale. Il était de mon devoir de prévenir cela.
- Il ne
s'agit pas de reprendre la rédaction. C'est bien écrit. Complètement hors
sujet, mais assez bon pour avoir la moyenne. Cependant je veux savoir, que se
passe-t-il en ce moment? que vis-tu? Tu sais bien que tu peux te confier à moi
et je t'aiderai Eva.
Elle regarde au loin, ouvre la bouche et la referme
immédiatement comme si une chose honteuse lui faisait changer d'avis. Elle
rejette mon ouverture et ma compréhension, la main que je lui tends.
- Je suis
distraite, c'est tout.
- Il t'arrive
souvent d'être distraite? Surtout en ce moment?
Quelqu'un nous interrompit dans le bureau, la
secrétaire passa la tête dans l’embrasure de la porte, il y avait eu une
bagarre dans la cour d'école et les deux élèves impliqués attendaient...
- Qu'ils
attendent! ne voyez-vous pas que je suis occupé? criai-je, courroucé qu'on me
dérange.
La pauvre secrétaire sursauta de surprise et
disparut sans demander son reste. Je m'en voulus aussitôt d'être impatient et
de perdre mes moyens. Eva m’observa du coin des yeux en levant un sourcil
narquois. Un sourire fugitif vint éclairer son visage.
- Tu es stressé, tu devrais relaxer Jean-Daniel…
- Justement,
c'est ta faute. Je m'inquiète pour toi, jeune fille. Vois-tu un garçon en ce
moment? vis-tu une peine d'amour?
- Non,
personne.
- As-tu eu
récemment des nouvelles de ton père?
- Tu dois
savoir que mon père ne compte plus à présent.
Éva me mentait en pleine face et elle n'avait pas
honte de le faire, même mes froncements de sourcils n'y aidaient pas.
- As-tu des pensées
suicidaires?
- Bien sûr
que non. Où vas-tu chercher tout ça? protesta-t-elle.
Je relus ses mots exactement à l'endroit: « La
vie nous dégoûte, on veut mourir...regarde c'est écrit là, c'est écrit par toi! »
« Ce que
j'écris vient de mon imagination. Tu ne peux pas interpréter quoi que ce soit à
partir de mes devoirs d'école. C'est de la psychanalyse à deux balles! »
répondit-elle.
J’appréciais de moins en moins la familiarité
et la désinvolture avec lesquelles elle s’adressait à moi. J’avais été trop
permissif avec son langage et son comportement. Je continuais malgré tout de
l’interroger avec une nouvelle offensive.
« Il y a aussi
que tes notes ont baissé. Souvent en retard, souvent partie tôt pour je ne sais
quel endroit, tu t'assoupis en classe comme si tu manquais de sommeil. Qui te
paie toutes ces choses? Tes nouveaux vêtements par exemple, ce sac que tu
n'avais pas il y a quelque temps et ce téléphone dernier cri, ces bijoux…. Tes
arriérés de frais de scolarité sont même réglés! »
Mon offensive la surprit, je sus que je l'avais
déstabilisée. Éva bafouilla un peu confuse.
- Je ne te l'avais
pas dit plutôt mais avec l’argent des assurances qu’on a reçu à la pension...
- Arrête de
mentir Eva! Je connais ta situation financière mieux que n’importe qui. N’essaie
pas de me baratiner. Où trouves-tu de l'argent? Qui t'en donne?
Je me levai et
allai fouiller dans un tiroir. Je ressortis le numéro d’un magazine mondain qui
datait d’environ deux mois dans lequel était consacré un article qui décrivait
une somptueuse fête en ville. C’était le genre de magazine que je ne lis jamais.
Une élève me l’avait porté un matin parce qu’elle y avait reconnu Éva à la page
8. Éva était en compagnie d’un étranger, un certain Serguei Ivanov qui avait
célébré ses 60 ans. Une légende en dessous de la photo précisait justement
: Le riche négociant Serguei Ivanov souffle ses 60 bougies,
ici en compagnie d’une amie. L’homme rougeaud au large sourire avait une main
sur la taille d’une Éva, frêle et fluette, au visage grave et aux grands yeux
de biche. Ça m’avait fait un sacré choc et j’avais décidé de garder cette
information pour moi et ne pas la dévoiler au conseil d’établissement pour
protéger ma jeune élève.
- Qu’est-ce
que tu faisais dans cet endroit? L’ai-je interrogée.
Elle se pencha sur
le journal et une expression de dégoût profond marqua ses traits.
- Oh merde…
avait-elle dit. Puis, elle avait levé la tête et s’était composée une attitude
détachée.
« Ce
n’est pas ce que tu crois. Jean-Daniel, je connais à peine cet homme. J’étais à
cette fête complètement par hasard et on me l’a présenté, c’est tout… »
- Complètement
par hasard, hein? Tu veux me faire avaler des couleuvres ou quoi? Donc, c’est le genre de monde que tu côtoies
à présent?
En effet, d’autres
photos d’invités illustraient le magazine avec en légende des hommes
d’affaires, des types du show-biz, un ambassadeur, deux ou trois politiciens…. Tout
le gratin de la haute société.
- Dis-moi ce
qu’une fille de ton âge fait dans ce genre de soirées?
Elle secoua la tête
et continua de garder le silence en jouant avec les bracelets à son poignet.
Elle s’était dessinée un X à l’intérieur du poignet gauche à l’aide d’un feutre
noir. Un gros X qu’elle s’était entêtée de tracer et de remplir les contours.
- X pour?
- Pardon?
- Ce que tu
as tracé sur ton poignet. X ?
- Ce n’est rien,
répondit-elle, très abruptement en cachant le dessin.
Il me répugnait de
lui demander ça mais il le fallait pour éclaircir les zones d’ombre.
- Est-ce que
tu te prostitues?
- Non… Bien sûr
que non.
La cloche sonna au loin, annonçant la fin des
cours. Presqu’aussitôt, sans que je lui donne la permission, Eva se leva pour s’en
aller. Je levai les yeux au ciel, agacé qu'elle piétine mon autorité de cette
façon. Cette familiarité avec elle devenait insupportable, mais en même temps
on ne pouvait revenir en des termes plus formels.
- Je ne t'ai
pas demandé de quitter!
- Je dois
partir, tu ne peux pas me forcer à rester à la fin des cours, protesta-t-elle.
Et puis, tout le monde va remarquer que je suis ton chouchou.
- Honnêtement,
je doute que tu le sois à présent. Je pensais que la complicité que nous
entretenions tous les deux, avait une certaine valeur à tes yeux. Au
contraire, tu te méfies de moi, tu rejettes toute l'aide que je voudrais
t'apporter, que je n'ai pas besoin, dans mes fonctions de directeur de cet
établissement ni le temps d'apporter, car je suis aussi responsable de 1000
autres élèves!
Eva sursauta face à ma colère et je vis son
beau visage se décomposer, des larmes naquirent dans ses yeux.
- Jean-Daniel,
donne-moi un peu de temps, ok? Il y a des choses que je dois mettre en ordre
dans ma vie… C’est compliqué.
Je fus insensible et je lui dis que si elle sortait
de ce bureau, qu'elle n'y remette plus jamais les pieds. J’ajoutai pour
lui faire comprendre que les choses seraient désormais différentes entre nous.
- Qu’Est-ce
que tu veux dire par différentes?
- Désormais,
ça sera Père Osòrio pour toi, et tu me vouvoies comme tout le monde. C'est compris?
Cette phrase, à ma grande honte, brisa le petit
lien que nous avions. J'avais essayé de réparer et je foutais tout en l'air. Je
voulais comprendre cette enfant et l'aider. À la place, je lui apportais une
souffrance inutile.
- Entendu,
Père Osorio, répondit-elle avec insolence. Permettez-vous que je m'en aille à présent?
Elle partit avant que j’aie le temps de la retenir,
de peut-être m'excuser. Mais je n'avais pas besoin de m'excuser! Enfin! Je suis
la personne en autorité et qu'elle aille au diable cette gamine!
Après cela, Éva ne revint pas au lycée. Personne
ne la vit pendant des jours. C'était la première fois qu'elle désertait.