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Ecrit par anomandaris

Cyrus dessinait de mémoire les constellations qu’il connaissait dans le ciel quand il perçut une énergie spirituelle colossale apparaître à sa gauche, comme une explosion assourdie, du côté d’une maison où vivaient deux personnes — une femme et sa fille, d’après les sons qui étaient parvenus aux sens surnaturels de Cyrus —, au bout de l’allée où il était couché dans une bande d’herbes sèches. Il se redressa, et vit le fantôme finir de se matérialiser à quelques pas des marches de bois du perron. Les bouts de sa matérialisation, blanchâtres, donnaient l’impression que d’épais flocons de neige tentaient de se réunir tant bien que mal pour former une silhouette au ventre bedonnant dans un smoking blanc bon marché. Une grosse moustache lui mangeait le bas du nez et ses deux petits yeux porcins se baladaient dans tous les sens. Quand ils croisèrent ceux de Cyrus, la surprise emplit ses traits. Il se dématérialisa comme un tas de cendres qu’un coup de vent dispersait. Cyrus entendit un son léger dans son dos et fit volte-face, s’attendant à une attaque. C’était Yvan qui venait d’atterrir de son saut.


— Il s’est caché, dit-il, les sourcils froncés. Reste sur tes gardes.


— Vous êtes qui, vous ?


Cyrus eut un hoquet quand le quadragénaire fantôme apparut devant lui pour lui poser la question presque nez-à-nez. Yvan fut moins surpris : le temps que Cyrus expire, il plongeait sur l’inconnu, le plaquait au sol et levait sa paume au-dessus de son visage en tranche de jambon, un genou plaqué contre son thorax. La paume d’Yvan brillait d’une lueur bleue, comme si toute la peau de sa main était aussi fine qu’un papier plastique et qu’on l’éclairait avec une ampoule bleue. C’est pourtant d’une voix douce qu’il dit :


— Tu vas me donner une raison de ne pas disperser ton essence aux quatre coins de la rue, esprit.

Le gros monsieur ne pouvait pas transpirer, auquel cas il aurait trempé l’herbe. Il loucha sur la main ouverte d’Yvan un bon moment, avant de lever ses mains devant lui tant bien que mal, sans geste brusque, pour dire :


— Je ne sais pas moi-même ce que je vais faire, mais je vais le faire.


Yvan fronça les sourcils et leva un peu plus la main, en un geste d’élan. La lueur dans sa main s’intensifia avec un murmure semblable à celui du son de gorge grave d’un moine en méditation zen. Le brun poursuivit à un rythme plus alerte :


— Mais je ne veux faire de mal à personne. Ce n’est pas une raison valable, ça ?


— Et si tu relâchais un peu le commissaire Dunley et qu’on écoutait plutôt ce qu’il a à nous dire, Van ?


Yvan sursauta, comme piqué au vif. Après avoir toisé à nouveau le commissaire Dunley, il se releva. Dunley, le ventre libre, put en faire de même.


Cyrus l’avait reconnu grâce à Yvan, qui suivait chaque soir les actualités télévisés. La photo de Morgan Dunley circula sur la chaîne nationale, le soir des manifestations policières nationales pour un contrôle plus strict du port d’arme. La fusillade qui avait coûté la vie au commissaire était la plus sanglante des cinq dernières années, et il avait été la seule victime du côté de la police.


— Comment m’avez-vous reconnu ? Dit Dunley après s’être épousseté en vain — les fantômes n’avaient aucune prise sur le réel, pas même sur la poussière —.


— Vous êtes devenu une petite célébrité après votre mort, fit Cyrus, laconique. Mais dites-moi plutôt ce que vous faites de ce côté-ci du voile, avant que mon ami que voici vous aide à vous en aller à sa façon.


— J’essaie de… protéger ma famille.


— De quoi ? Dit Yvan. Que vous a donc fait cette jeune fille pour que vous veniez la hanter chaque soir ? Pourquoi vous voulez la tuer ?


— La tuer ? Mais de quoi… bredouilla Dunley, avant de se taire un instant, le regard vague. Vous parlez d’Hilary ? Mais c’est d’elle que je parle !


— Je viens de chez Hilary, fit Yvan, et à ce que je sache, je n’ai vu aucun signe de deuil dans la maison. Le deuil est une énergie lourde qui appesantit l’atmosphère dans la maison. Nulle trace de ça, là bas.


— Contrairement à cette maison-ci, fit Cyrus en pointant du pouce la maison de la mère et sa fille, qu’il avait deviné être celle de Dunley. Ce dernier s’énerva.


— Vous ne comprenez rien à rien, dit-il. Quand je dis « ma famille », je parle aussi d’elle. Hilary est ma fille.


Yvan et Cyrus échangèrent un regard, surpris. Puis Yvan se tourna vers Dunley.


— Prouvez-le.


— J’ai demandé à sa mère de le lui dire si un jour je disparaissais avant elle, et elle me l’a juré. Si vous étiez encore vivants, vous la demanderiez vous-mêmes.


— Nous ne sommes pas morts, ricana Yvan. La prochaine fois qu’on la verra, on pourra mettre les choses au clair.


— D’un autre côté, dit Cyrus, ça expliquerait son hésitation de ce matin, Van. Quand tu lui as demandé si elle ne connaissait pas quelqu’un de susceptible de la prendre en grippe. Après avoir parlé de son Liam, elle a paru hésitante, comme si elle pensait à quelqu’un, mais qu’elle n’était pas sûre que ce soit cette personne.


— Possible, fit Yvan après un instant de réflexion. Ça brise mon idée qu’il ait pu hanter Hilary, lui envoyant des hallucinations pour pouvoir s’en prendre à elle sans qu’elle le reconnaisse, comme…


Il secoua la tête, l’air hagard. Cyrus devina qu’il associait cette affaire à une autre, sans doute plus douloureuse, personnelle, pour lui.


— Quoiqu’il en soit, dit Yvan après s’être ressaisi, il faudrait que ce gros dadet ait parlé de son infidélité à sa femme. Je devine que ça doit être elle la sorcière qui a asservi la faucheuse, mais pourquoi maintenant, et pas depuis toutes ces années, mon cher Morgan ?


Morgan ouvrit tout grand ses petits yeux, puis se mordit la lèvre. Yvan le toisa, bras croisés, et il se mit à table :


— Je tenais un journal intime, depuis le lycée. Je ne le tenais plus à jour depuis des années, mais il se pourrait que j’aie parlé de la grossesse de Linda — la mère d’Hilary — à l’intérieur. Je venais de rencontrer Mélanie, ma femme actuelle, et je ne lui ai jamais parlé de cela. Mais… il se pourrait qu’elle l’ait trouvé et lu après ma mort, pendant un rangement de mon bureau.


— Il se pourrait ? Répéta Yvan.


— Bon… oui, je l’ai vue le lire. Ça et… oh, mon Dieu, je ne sais plus quoi faire !


— Vous avez vu Mélanie invoquer le faux faucheur, je parie, dit Yvan. Et maintenant, chaque soir, vous venez voir les résultats de vos secrets, et vous ne pouvez plus rien y changer, puisque vous êtes mort. Et que vous n’êtes même plus censé être là.


— Et merde, dit Cyrus, qui avait le regard rivé vers le ciel, où une autre signature énergétique, d’une noirceur étouffante, venait de faire son apparition.


Yvan Richmond et le...