Chapitre 12

Ecrit par Meritamon


Après le potager, le travail que Tahaa Badr assigna sans pitié à sa pensionnaire fut de nettoyer tous les matins, précisément à l’aube, la merde dans les stalles de ses 141 vaches laitières.

Et il y eut trois choses fondamentales que Serena apprit très vite à ses dépens dans son travail à l’étable des vaches.

D’abord, une vache ça mangeait, ça donnait du lait et ça chiait. Et ce, tous les jours de l’année.

Serena eut donc pour tâche d’aider la dizaine d’employés de l’étable à changer la paille des litières des vaches, approvisionner leurs stalles en foin et en moulée avant qu’elles soient traites par les commis de la ferme qui les sortaient dans les pâturages où elles allaient gambader toute la journée.  

 

En deuxième lieu, la vache avait une grande valeur pour le peul qu’était Tahaa Badr. Beaucoup plus qu’un être humain, se doutait bien Serena. S’il eut fallu que son bourreau choisisse entre ses vaches et elle, Serena était sûre qu’il n’hésiterait pas. Ses vaches étaient son trésor, elles surpassaient tout.

     -         Faites attention avec cette corde, vous allez lui faire mal, la réprimanda-t-il durement quand Serena tira un peu trop sur la corde d’une vache récalcitrante d’au moins 500 kg pour la mener à l’abreuvoir.

     -         Elle ne veut pas bouger, cette satanée vache! S’était écriée la jeune femme, impatiente, les nerfs à cran.

     -         Parce que vous êtes en train de la stresser ! Votre état d’esprit déteint sur elle. Calmez-vous.

Serena ouvrit grand les yeux, interloquée par ce qu’elle entendait. Elle, Serena? Stresser une vache? Seigneur! Elle avait de quoi raconter à ses amis à son retour à Nairobi ! Les détails du séjour dans cette contrée sauvage alimenteraient les conversations pour des mois.

      -         Sérieusement?  Ce n’est qu’une foutue vache, Tahaa! On n’a pas besoin de psychologie pour ça.

L’homme l’avait seulement fusillé du regard quand elle avait dit « foutue vache ».


En dernier lieu, il y avait la reproduction de ces herbivores qui était très importante. Cet aspect des choses rebutait la jeune femme. Lorsque les vaches avaient des chaleurs, C’est-à-dire prêtes à être saillies, on allait chercher un des taureaux de l’étable.

La première fois que Serena assista à un accouplement, ses yeux incrédules avaient croisé le regard moqueur de Tahaa. Parce que le taureau en question avait reniflé le derrière de deux vaches en chaleur et sans prévenir avait grimpé sur elles pour les prendre en arrière, l’une après l’autre.

Une chaleur lui était montée aux joues. Ensuite, pendant tout le processus, la jeune femme avait essayé de ne pas trop regarder, très gênée d’assister à cette expression brute de l’accouplement chez les bêtes.

      -         Qu’est-ce que vous avez, enfin? Avait lancé Tahaa agacé de la voir trépigner sur place.

      -         C’est gênant… souffla-t-elle, troublée.

Lui, de lui répondre avec le ton cassant qu’il employait souvent avec elle.

    -         Vous devrez vous y habituer. C’est des choses naturelles. Vous ne vous êtes jamais accouplée avec un homme ?

    -         Je refuse de répondre à cette question ! répondit-elle, scandalisée. 

  Ça relevait de l’intimité, alors que leurs rapports n’étaient pas à ce stade. Elle sentit alors son cœur cogner très fort dans sa poitrine.

Tahaa eut un sourire narquois en constatant son embarras.

Quelle fille étrange. Elle avait une allure plus campagnarde depuis qu’il la faisait travailler à l’étable, avec la chemise d’homme trop grande qu'elle portait, son jean’s déchiré aux genoux, ses baskets maculées de terre. Le vent avait décoiffé ses cheveux qui étaient à présent ébouriffés.

     -         C’est les lois de la nature. Ça se passe autant chez les animaux que les êtres humains, en plus agréable, expliqua-t-il.

« Je ne vois pas en quoi c’est gênant ».

     -         Je le sais, Tahaa! J’ai étudié la biologie reproductive au collège, rétorqua Serena.

     -         Uniquement la théorie, à ce que je vois.

Il la narguait! Cet homme avait le don de la déstabiliser quand elle ne s’y attendait pas. Il semblait soudain intrigué par elle. Elle sentit alors sa peau brûler au contact de son regard de miel, un regard qui promettait: « je pourrais te montrer par la pratique… ».

Pour faire un peu diversion, et rediriger l’attention sur les animaux, la jeune femme lui demanda :

     -         Pourquoi vous ne pratiquez pas l’insémination artificielle chez vos bêtes?

     -          Comme son nom l’indique trop « artificielle ». Je préfère laisser la nature faire ce qu’elle a à affaire.

Et Serena d’insister, parce qu’elle aimait insister sur des choses importantes, surtout qu’elle avait pris le temps de se renseigner.

    -         Votre cheptel est en déclin. L’insémination artificielle pourrait vous faire gagner en temps, augmenter les chances de reproduction des vaches.

     -         Où avez-vous appris que mon cheptel est en déclin? Demanda Tahaa, insulté, quand on mettait en cause ses capacités de gestion.

Serena sans se laisser démonter par son orgueil, lui expliqua tranquillement:

     -          Les bergers m’ont parlé des vols qui ont été commis sur votre cheptel au cours des dernières années. C’est beaucoup de perte pour vous, n’est-ce pas? Moi aussi, je deviendrais paranonaique et me promènerais avec un flingue s'il m'arrivait  tout ce que vous avez enduré.

Parce que oui, Tahaa était obligé d’avoir un revolver parfois sur lui. Les voleurs de bétail étaient souvent des bandes armées organisées. Il avait eu des bergers qui avaient été blessés en défendant le troupeau. Mais l’homme, plutôt fier, fut scié par le ton que la jeune femme employait. C’était quoi? un mélange d’empathie et de pitié?

     -         Qui vous a donné ces détails?

     -         Votre frère Idy. J’ai également fait mes recherches et discuté avec le vétérinaire du domaine. Il y a aussi que vous ne retirez pas beaucoup le potentiel que peut vous apporter un cheptel en bonne santé. Je suis convaincue que vous avez un rapport sentimental avec l’élevage alors que vous pouvez faire beaucoup d’argent en augmentant la production de viande et de lait… en automatisant par exemple la traie, ce qui pourrait réduire le temps que passent les ouvriers sur vos vaches et maximiser la production. Idy est aussi de mon avis.

Évidemment, Idy. Toujours Idy ! se rembrunit Tahaa, choqué par l’assurance qu’elle avait en lui exposant ses idées.

     -         C’est dans votre université qu’on vous apprend ça? Qu’est-ce que vous connaissez à l’élevage de bétail, Serena?

La jeune femme haussa les épaules de façon désinvolte.

      -         Probablement un gros rayon là-dessus.

Comme il continuait de la regarder, intrigué. Elle précisa :

     -          En théorie, en tout cas.

   Elle avait passé son enfance et son adolescence à lire et à analyser des sujets en lien avec les Affaires et l’économie, la finance internationale, l’innovation technologique ou le développement durable pendant que d’autres jeunes gens de son âge s’amusaient. Malick Hann avait consacré sa vie à modeler sa fille, pour qu’elle soit une généraliste des choses, à voir des opportunités et du développement partout où son œil se posait. Même si parfois ses enseignements se sont faits sous la contrainte.

Serena répondit simplement à Tahaa.

     -         Je m’intéresse aux Affaires, c’est tout. Je suis aussi de nature curieuse.

Parce que Tahaa n’avait pas besoin de savoir qu’elle n’avait pas eu une véritable enfance. Il ne comprendrait pas. Leurs mondes étaient trop différents. D’ailleurs, Tahaa ne tarda pas à réagir durement.

     -         Alors, évitez de fourrer votre nez dans les affaires de mon domaine, compris?

La jeune femme fut vexée par sa réaction qui lui fit comprendre clairement que son avis ne comptait pas.

    -         Je fais des efforts pour « m’intégrer » et c’est comme ça que vous me remerciez?

   -         Continuez de vous occuper des tâches auxquelles je vous assigne. Vous êtes plus utile ici. Conclut-il et il s’en alla de son pas leste. Comme s’il ne voulait pas s’attarder sur des choses futiles.


********


Tahaa alla trouver, sans tarder, Idy pour le confronter. C’était la faute de son frère si cette petite impertinente avait obtenu des infos sur la gestion du domaine. Idy se trouvait dans ses appartements, comme à son habitude, à composer de la musique sur sa guitare et son piano, au lieu de travailler dans les champs. Le jeune homme avait emménagé l’une des pièces de telle sorte qu’on se croirait dans un studio de musique avec ses panneaux acoustiques aux murs, ses sonos, sa station de travail, les micros, et les amplificateurs.

Tahaa ne se rappelait pas la dernière fois qu’il avait pénétré dans le sanctuaire dédié à la musique d’Idy. Sûrement, il y a cela une éternité, avant que ses rapports avec son frère se soient détériorés.

      -         C’est toi qui lui mets ces idées en tête?

Son frère surprit de le voir, dut enlever ses écouteurs. Il baissa le volume de la musique, sans l’éteindre.

     -         Bienvenue chez moi, mon frère. En quoi puis-je t’aider? Demanda Idy, intrigué.

Tahaa regarda autour de lui, trouva une chaise et s’assit en face de son jeune frère. Il répéta sa question : Est-ce que c’était lui, Idy, qui mettait des idées dans la tête de Serena?

     -         Pas du tout, se défendit ce dernier, l'air sincère.

« Serena est une femme avisée. Malgré ses airs capricieux, elle est futée. Elle a été formée par son père, qui, je te rappelle, est un self-made-man, qui s’est fait tout seul. Serena a des idées chouettes pour le domaine. Tu devrais l’écouter et mettre ta fierté de côté ».

     -         Je n’ai pas de leçons à recevoir ni d’elle, ni de toi. N’oublie pas que je suis ton aîné, Idrissa!

Idy soupira, découragé.

     -          Encore ce protocole. Il n’est pas possible d’avoir une conversation d’homme à homme avec toi puisque tu me parles comme si j’avais encore été un enfant. 

Parce que oui, Tahaa se souciait d’Idy non pas comme un grand frère, mais souvent comme un père malgré leurs quatre années de différence d’âge. Il avait pris son rôle de frère aîné au sérieux à la mort de leur mère. Puis, il avait voulu combler ce vide laissé par cette mort. Il l’a tellement empli qu’il avait fini par étouffer ses frères. Amara, plus docile, se résignait en suivant ses ordres. Idrissa, qu’ils surnommaient Idy, était beaucoup plus réticent à se laisser dicter par Tahaa.


Quel rôle ingrat que celui d’être le frère aîné, celui de donner l’exemple, d’avoir une rectitude sans failles, de ne pas fauter, d’inspirer les plus jeunes, d’être le porte-étendard de la famille Badr. Au point d’être toujours perçu comme le grincheux, le rabat-joie.


Idy avait des rêves et voulait voler de ses propres ailes, surtout vivre de sa musique.  Pourtant, il n’avait pas été le seul à avoir des rêves. Tahaa en avait eu aussi des rêves mais les a vite abandonnés lorsqu’il avait compris qu’il lui fallait reprendre le domaine de son père. 

Tahaa s’était vu obligé de maintenir les traditions et les usages, malgré tout.

« Parce que quand on perd tout, nos terres, nos possessions, au moins il nous reste notre identité, nos traditions » avait l’habitude de dire son père.

 

Tahaa se leva et se prépara à partir. Il n’avait pas à cœur une autre confrontation.

Sur le seuil de la porte, il fut interpellé par Idy.

     -         Elle te plaît, nest-ce pas? Serena...

     -         Où vas-tu chercher ça? Répondit Tahaa de sa façon bourrue.

    -         Ça crève les yeux, Tahaa. Et, je te connais assez pour m’en douter. Ça fait des mois que tu daignes à peine m’adresser la parole, et voilà que tu viens me parler de Serena.

    -         Il n’y a là aucun rapport avec cette fille.

Idy de sourire très amusé.

    -         Ce n’est pas une honte si elle te plait. Je veux dire, ça prouve au moins que tu as bon goût. Une chose que toi et moi avons en commun, malgré tout; nous aimons les belles choses.

Tahaa ne sut comment interpeller cette dernière phrase. Idy saisit son incompréhension et se reprit.

    -         Serena et moi ne sommes qu’amis. Ne te méprends pas sur ce qui me lie à elle. Elle me supporte dans ma passion pour la musique depuis qu’elle est là. C’est la seule qui me comprend en réalité.

         Tu veux un conseil? Évite de trop t’y habituer, prévint Tahaa. Elle va partir, retourner très vite à sa vie de paillettes et de strass bien plus intéressante et excitante qu’ici. Penses-tu qu’elle ne va pas vite t’oublier, toi et ta musique?


-  Tu es tellement amer, mon frère, jugea Idy. 

Pour quelle raison, il était obligé d'être aussi raseur?

-  Je suis lucide surtout. Et tu ferais mieux de retomber assez vite sur tes pieds, Idy.


Quel sang têtu que celui des Badr, soupira découragé Idy en regardant son frère partir. Tahaa était vraiment le rabat-joie officiel.


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Coucou! Pensez-vous qu'Idy a raison? Est-ce que Serena plaît à son frère?

À très vite! 


L' héritière