Chapitre 14 : La Jouvencienne
Ecrit par pretoryad
Odong
Les deux
heures que j’avais passées dans la salle des conseils avaient été horriblement
longues. Je n’avais jamais été aussi
impatient d’en finir. Mes deux fidèles serviteurs m’avaient fait part d’une
nouvelle perturbante. Me voir criblé de tous les noms par ma propre femme et
mon fils était plus qu’une trahison.
Oser
conspirer contre moi pour me destituer, c’était suicidaire de leur part. Et
cela durait déjà depuis un moment. Venant de Kalé, je n’en doutais pas un
instant, sachant que nous n’avions jamais été proches tous les deux. À sa place, j’aurais certainement agi de la même
façon.
D’ailleurs,
je me souvenais très bien de ma propre expérience avec mon père. Il ne m’avait
jamais aimé ni montré la moindre considération. Pour lui, j’avais toujours été
un incapable, indigne de posséder le trône. Il avait toujours montré sa
préférence pour mon jumeau Odel qui, selon lui, excellait en tout.
Mon cœur et
mon esprit avaient amassé tant de haine à l’égard de mon patriarche qu’être à
l’origine de sa mort ne m’avait en aucun cas frappé de culpabilité ! Je me souvenais encore de son visage atterré
lorsque je lui avais appris que son fils prodige avait troqué son droit d’aînesse.
Encore aujourd’hui, je me délectais de l’amertume de sa mort.
Kalé pouvait
avoir autant de haine à mon égard, jamais il ne réussirait à me faire
disparaître ! Il n’était pas aussi téméraire que moi à son âge. Je ne
l’avais plus revu depuis ce dimanche matin où il avait causé la mort de mon
frère, et avait ensuite essayé de se sortir de ce pétrin en me faisant croire
que c’était de la légitime défense.
Je l’aurais
volontiers envoyé dans le Tartare si sa mère n’avait pas plaidé sa cause auprès
de son père qui faisait partie du Conseil des juges. Kalé avait bénéficié d’un
traitement de faveur, alors qu’il était coupable du meurtre injustifié d’un
Myste. Mon frère et moi avions nos différends, mais jamais je n’aurais souhaité
sa mort.
Depuis lors,
mon fils m’évitait tout en accumulant les erreurs, comme s’il cherchait à
défier mon autorité. Le crime injuste qu’il avait commis lui avait fait prendre
conscience qu’il ne pourrait obtenir le salut de mon vivant. Malheureusement
pour lui, je n’avais aucune intention de disparaître de sitôt.
J’avais hâte
de retrouver Saryelle afin de lui demander des explications. J’espérais pour
elle qu’elle avait une bonne excuse pour sauver sa peau. Jusque-là, j’avais
assez bien respecté les ordres de son père, m’obligeant à ne pas user de mes
pouvoirs sur sa fille, quand celle-ci ne se gênait en rien pour faire usage de
la magie sur ma personne.
Je
me téléportai et apparus devant la porte de la chambre nuptiale. Saryelle
m’avait encore banni de la pièce. C’était ainsi à chaque fois que nous nous
disputions. Étant la fille d’un Grand-Myste, elle s’en sortait très bien avec
les incantations. Je frappai à la porte, agacé de devoir obtenir sa permission
pour entrer dans ma propre chambre.
– Saryelle ? Ouvre cette
porte !
Mon
corps commençait à s’échauffer, je savais que j’aurais du mal à contenir ma
colère en sa présence. Je vis la porte vibrer légèrement. Elle venait de
retirer le charme, me donnant l’accès à l’intérieur. J’entrai aussitôt et la
trouvai debout devant la fenêtre, me faisant face. Elle paraissait si calme
dans son tailleur en tissu jaune qui illuminait son teint caramel et mettait en
valeur ses formes généreuses qui ne me laissaient jamais indifférent.
Elle
avait laissé ses boucles sombres flotter librement sur ses épaules. La moue
boudeuse sur son visage, qui n’avait pris aucune ride en vingt-cinq ans de
mariage, la rendait encore plus belle et plus désirable. Je sentis des
picotements dans le creux de mon ventre. Je me maudissais d’être toujours aussi
faible devant elle. Je fis l’erreur de plonger mon regard éperdu dans le sien
captivant. C’était comme si j’étais damné.
– Arrête ça tout de suite, Saryelle !
Ça ne marchera pas cette fois.
Ma
voix me parut un peu trop faible à mon goût. Je secouai la tête et m’éclaircis
la voix.
– Arrêter quoi, chéri ?
répondit-elle sur un ton enjôleur.
Je préférai éluder la question pour ne
pas retomber sous son charme.
–
Je reviens de la salle des conseils où j’ai découvert que ma femme et mon fils
complotent contre moi.
Elle
haussa les épaules d’un air nonchalant.
– Ne me dis pas que ça te surprend ? Ce
que tu viens de faire à ton fils est inadmissible, Odong !
–
Ah oui ? Et lorsqu’il a injustement tué mon frère, n’était-ce pas assez
odieux à tes yeux ?
Elle
resta silencieuse un moment, se contentant de m’observer, le visage
inexpressif.
–
C’était de la légitime défense, et tu le sais aussi bien que moi. Odel était
bien plus puissant que son neveu. Penses-tu qu’il se serait laissé surprendre
ainsi s’il n’avait pas une idée derrière la tête ? Toi et moi, nous savons
exactement que c’était prémédité. Je n’allais certainement pas laisser Kalé
être puni pour la faute de son père !
– Comment ça ma faute ?
–
Ton frère s’est laissé mourir pour mettre fin à des années de chantage. Tu ne
peux que t’en prendre à toi-même ! lança-t-elle d’une voix véhémente.
–
Tu peux penser ce que tu veux, ça ne changera pas ce que je pense de
Kalé ! Il devra payer pour ce qu’il a fait.
–
C’est pour ça que tu as enlevé sa fiancée, et que tu la gardes prisonnière
depuis deux jours ?
–
Sa fiancée ? C’est donc ce qu’il t’a fait croire ?
Je laissai échapper un rire sarcastique.
Elle me jeta un regard noir.
–
Peu importe ce que tu peux penser, Odong ! Cette jeune fille ne
t’appartient pas, tu dois la libérer. Autrement, tu vas t’attirer de graves
ennuis.
–
Depuis quand tu t’inquiètes pour moi ? Si ça peut te rassurer, je n’ai pas
l’intention de la garder éternellement.
–
Et que comptes-tu faire d’elle ?
–
Ça, tu n’as pas besoin de le savoir !
–
Tu n’es qu’un sale pervers ! Ça ne te suffit pas d’avoir toutes ces femmes
qui se jettent dans tes bras, mais il te faut encore celles qui sortent à peine
du berceau ! déclara-t-elle d’une voix pleine de mépris.
D’une
seule enjambée, je fus près d’elle et l’envoyai valser contre le sol. La
douleur de la gifle lui fit lâcher un cri. Loin d’être attendri, je m’abaissai
à sa hauteur, l’index pointé sur elle, menaçant. Elle baissa les paupières,
comme pour se protéger de ma prochaine tentative.
–
Surveille ton langage ! Je ne peux user de la magie sur toi, mais je peux
toujours me servir de mes poings ! Et dis à ton fils que s’il tient à sa
fiancée, il sait où me trouver !
Sans
lui laisser le temps de répondre, je sortis de la pièce, plus irascible qu’auparavant.
Je me téléportai aussitôt et me retrouvai dans mon sanctuaire. C’était mon
espace à moi que j’avais aménagé au sous-sol de la maison. Personne ne savait
que cet endroit existait. C’était une vaste pièce lumineuse au décor exotique.
Je
retrouvai ma prisonnière assise sur le canapé en tissu blanc, devant le grand
écran plat allumé sur la chaîne animalière qu’elle regardait à peine. Je
l’observais un long moment à son insu. Elle paraissait si frêle et épuisée. La
lumière vive caressait son visage pâle et sa fragile silhouette vêtue d’une
simple chemise de nuit en soie rose saumon qu’elle avait pioché dans l’armoire.
Depuis
deux jours qu’elle était là, elle avait à peine touché aux repas que je lui
apportais. L’eau de mer était tout ce qu’elle me demandait. Les bouteilles
s’entassaient dans le sac à ordures dans la cuisine. C’était la seule boisson
qu’elle consommait depuis son arrivée.
J’inspirai
profondément pour chasser la mauvaise humeur qui semblait ne pas vouloir me
quitter depuis ma confrontation avec ma femme. Détectant enfin ma présence, la
jeune fille se tourna vivement vers moi, les yeux agrandis par l’appréhension.
Je
m’approchai doucement d’elle et m’assis à ses côtés. Elle recula légèrement,
les yeux braqués sur moi. Je pouvais sentir la peur posséder tout son être.
Elle me craignait, c’était une bonne chose. Un sourire condescendant rendit mon
visage plus humain.
–
Il va falloir que tu te nourrisses, sinon tu ne me seras plus d’aucune utilité,
lui conseillai-je d’une voix calme.
–
L’eau est tout ce dont j’ai besoin, répondit-elle, une lueur de défi dans le
regard.
Je
devais admettre que cette fille m’impressionnait. C’était une prisonnière pas
comme les autres. Elle avait un caractère bien trempé, et ne se laisserait pas
facilement assouvir. J’étais curieux de savoir jusqu’où elle pouvait aller.
J’avais justement un plan pour ça.
–
D’accord, lui répondis-je d’un air indifférent.
– Combien de temps comptez-vous me
garder ici ?
– Tu seras libre demain, lui
annonçai-je sans sourciller.
Elle
me considéra d’un air ahuri.
–
Ok, c’est quoi la condition ?
–
Aucune condition. Je viens d’apprendre que tu es ma future belle-fille. Je vais
donc te rendre à ton fiancé afin de célébrer vos noces le plus rapidement
possible.
Elle se contenta de me dévisager, la
suspicion se lisant dans ses yeux.
–
Tu ne sembles pas très heureuse de pouvoir retrouver l’homme de ta vie.
–
Euh… Bien sûr que si, j’ai hâte ! lança-t-elle sur un ton peu convaincant.
Je
pouvais sentir son malaise. Elle mentait. Je ne décelai aucune flamme
passionnelle dans ses yeux noisette. Elle semblait indifférente. Son cœur avait
bel et bien été délié de l’astre de mon fils grâce à la prêtresse. C’était
rassurant pour la suite de mon plan.
–
Très bien. Tu ne vois donc aucun inconvénient à ce que Kalé te rende visite
aujourd’hui ?
– Maintenant ???
Sa
voix avait subitement pris une note plus aiguë. Et je pouvais entendre les
battements accélérés de son cœur.
– Pourquoi pas ? Mais si ça te
pose un problème, il peut venir dans une heure ?
–
Euh… C’est beaucoup mieux, merci…
–
D’accord. Je te laisse te préparer.
Elle
accueillit ma prise de congé comme une bénédiction. Pour toute réponse, elle
m’offrit un sourire contraint. Je fis de même avant de m’éclipser. Pauvre fille !
Elle n’avait aucune idée de ce qui l’attendait à mon retour.
Kalé
Je
me téléportai dans une chambre vide. Il n’y avait aucun signe de Nélia. Mon
cœur ne fit qu’un bond dans ma poitrine. Je m’absentais à peine trente minutes
et elle disparaissait ? Comment avait-elle pu sortir de cet endroit ?
Elle ne pouvait sûrement pas se téléporter ? Alors, quelqu’un l’avait
aidée.
Je me
souvenais l’avoir installée sur le lit pendant qu’elle dormait, et avoir
profité de l’occasion pour me rendre dans mon appartement et préparer la
cérémonie nocturne. J’avais dans l’idée de la faire mienne à minuit pendant la
pleine lune afin d’obtenir le don d’immortalité aussitôt après. Tout était
prêt, et il ne restait plus que deux heures avant minuit.
Deux petites
heures avant ma consécration. Fallait-il que le sort s’acharne encore une fois
sur moi à ce moment précis ? Je luttais pour ne pas laisser mes nerfs
prendre le dessus. Mon cœur n’attendait plus que leur signal pour débuter sa
course effrénée. Non, pas maintenant, car j’avais besoin d’avoir les idées
claires pour retrouver Nélia.
Qui avait
bien pu l’aider ? Certainement pas Père, je l’aurais su aussitôt. Alors
qui d’autre ? Dali ? Non, impossible, car cela faisait plusieurs
heures que je n’arrivais plus à le détecter. Il devait être sous la protection
d’une personne ayant des pouvoirs aussi grands que ceux des Mystes. Un nom
s’imposa aussitôt dans mon esprit.
– La prêtresse Mamissi, me confirma
Lindila. Elle est très puissante.
– Je vais chercher Nélia.
–
Et comment comptes-tu t’y prendre ?
–
Je ne sais pas encore, mais je n’ai pas peur d’elle, Lindila.
–
Ce n’est pas d’elle que tu devrais avoir peur, mais plutôt de ce qu’elle
pourrait faire à ta bien-aimée.
–
Elle ne pourra pas lui faire de mal, ça j’en suis sûr.
– Bien sûr que non ! Que feras-tu
si elle la libère de ton astre ?
Je
soupirai, frustré et impatient.
–
Ne me fais pas perdre mon temps, Lindila ! Je vais m’en assurer par
moi-même.
Je
me téléportai aussitôt, et j’atterris devant la maison de Nélia, au lieu de sa
chambre. Je compris alors que Lindila avait raison. Je sentis un pincement au
cœur. Les liens amoureux qui nous unissaient avaient été brisés. Désormais,
j’étais complètement banni de sa maison.
Je maudissais
cette prêtresse de se mêler de ce qui ne la concernait pas ! Je sentis le
sang bouillir dans mes veines. Je n’allais pas tarder à laisser mes nerfs
prendre le dessus.
– Où est-elle, Lindila ? Peux-tu
la détecter ?
–
Elle n’est pas loin d’ici, avec la prêtresse.
J’avais
une idée de l’endroit où elle pouvait être. Tandis que je m’apprêtais à me
téléporter, je fus confronté à un mur invisible.
–
Lindila, qu’est-ce tu fais ? Ce n’est vraiment pas le moment !
Lorsqu’il
y avait un danger à ma destination, Lindila immobilisait temporairement mon
pouvoir de téléportation le temps de sécuriser la zone.
–
Je sens la présence de ton père dans les parages. Si tu te rends là-bas
maintenant, tu n’auras plus aucune chance de la retrouver. Tu dois retourner
d’où tu viens, il ne pourra pas te détecter là-bas.
–
Tant pis pour lui ! Je l’affronterai plus tôt que prévu.
Ma
phrase à peine terminée, je me retrouvai dans ma planque sous les draps,
l’esprit embrumé. Ma tête était si lourde que j’avais peine à garder mes yeux
ouverts. C’était encore un coup de Lindila pour m’empêcher de me jeter dans la
gueule du loup. Et mon choix alors ? Pourquoi n’en faisait-elle qu’à sa tête ?
Je fis la
promesse inconsciente de m’occuper sérieusement de son cas après avoir recouvré
mes sens. Je baillai à m’en décrocher la mâchoire, puis je sombrai dans un
sommeil comateux. Je pouvais en ressortir des jours plus tard, plus fort que
jamais. C’était une renaissance mystique.
Je me
réveillai ainsi deux jours plus tard dans la maison familiale, en pleine
matinée. En me rendant dans la chambre de mes parents, j’entendis des petits
sanglots par la porte entrouverte. Je pénétrai à l’intérieur et aperçus ma
mère, assise sur le lit, et en larmes.
– Maman ?
– Kalé ! elle sursauta à mon
approche. Tu ne devrais pas être ici, chéri ! Il pourrait revenir.
Sa voix tremblait légèrement, et l’inquiétude se lisait sur son visage. J’aperçus une marque
violacée ternir sa joue. Je sentis la colère m’envahir.
–
C’est Père qui t’a fait ça ?
Je
levai la main pour toucher sa joue, mais elle détourna le visage, trop
embarrassée. Elle oubliait que ce n’était pas la première fois que je la voyais
dans cet état. Maudit sois-tu, Père ! Ce n’était plus qu’une question de temps,
je le jurai sur ma vie !
–
Non, ce n’est rien, je t’assure…
– Où est-il ?
Elle agrippa brusquement mon bras, le
regard suppliant.
–
Tu n’es pas encore prêt à l’affronter, mon fils. Tu risques de la perdre.
Elle
se tut subitement, se rendant compte qu’elle en avait trop dit.
–
C’est lui qui a enlevé Nélia ? Où est-il, maman ?
J’étais
furieux, et je ne tenais plus en place. Mais ma mère hésitait encore à parler.
– Si tu ne me dis pas où il est, dès
que je franchis cette porte, tu ne me reverras plus jamais !
Elle
lâcha un hoquet d’horreur, le cœur en peine.
–
Je ne sais pas où il la garde prisonnière. Il m’a dit que si tu tenais à ta
fiancée, tu saurais où le trouver.
– Merci.
Je
me préparais à la quitter lorsqu’elle me retint par le bras.
– Attends ! Prends ça…
Elle
ouvrit l’un des tiroirs de sa commode et en ressortit une chevalière en or
sertie d’une pierre d’onyx sur laquelle reposaient deux serpents de chaque
côté.
–
Cette bague appartenait à ton grand-père avant qu’il ne devienne Grand-Myste.
Il m’a demandé de te la remettre pour t’aider dans ta quête. Porte-la en pensant
très fort à ta fiancée. Elle va t’indiquer où celle-ci se trouve. Mais
attention, à chaque fois que tu l’utilises, elle absorbe ton pouvoir et te rend
plus vulnérable.
Elle
me tendit la bague que j’acceptai volontiers, puis elle m’enlaça tendrement.
–
Fais attention à toi, je t’en prie !
–
Je t’en fais la promesse.
Je
me séparai d’elle et me téléportai aussitôt.