Chapitre 2

Ecrit par Chrime Kouemo

Rachel regardait défiler à travers la vitre du siège passager le paysage illuminé par le soleil accablant du mois de juillet. Malgré la fatigue liée à la cérémonie et à la longue semaine de préparatifs du mariage, elle avait dormi quatre heures à peine. La raison? Elle n’avait eu de cesse de penser à la soirée avec Seba et au baiser torride qui l’avait clôturée. Elle n’avait pas vu venir les choses avec lui. Elle savait qu’elle lui plaisait, mais elle n’avait jamais vraiment fait attention à lui

Quand elle l’avait rencontré, elle n’avait d’yeux pour Alexandre. Leur histoire débutait à peine à ce moment-là. Près d’un an après leur rupture, elle restait encore comme marquée au fer rouge par cet homme. Et de fait, elle ne se voyait pas entamer quoique ce soit comme relation avec un autre, et ce au grand dam de ses amies qui estimaient qu’il fallait qu’elle passe rapidement à autre chose. Mais Rachel était comme cela : entière, dévouée et fidèle en amitié comme en amour. Elle n’arrivait tout simplement pas à tourner la page. La brutalité avec laquelle son histoire avec Alex s’était terminée, expliquait en partie ce fait.

- Tu m’as l’air ailleurs lui dit soudain Gabrielle

La jeune femme sursauta légèrement, et regarda de biais son amie qui gardait ses yeux rivés sur la route.

- Oui c’est vrai. Je suis encore fatiguée. Je suis loin d’avoir récupéré mes arriérés de sommeil de toute une semaine.

- Tu ne m’as même pas raconté comme ça s’est terminé avec Seba?

Rachel tressaillit en entendant la question de son amie. Elle avait naïvement espéré que Gabrielle ne lui en parlerait pas. Mais c’était mal connaître cette dernière qui avait non seulement de la suite dans les idées, mais aussi avait toujours eu le don de lui tirer les vers du nez. De toutes ces amies, elle était celle à qui elle confiait à peu près tout ce qui lui passait par la tête. Gabrielle était dotée d’une grande capacité d’écoute et elle avait un sens hors du commun pour tisser des liens avec les gens. De plus elle n’était pas du genre à juger les gens comme beaucoup d’autres personnes. C’était son côté libre et perspicace qui lui avaient plu en premier et lui avait permis de la sortir de sa coquille, elle qui luttait pour masquer sa timidité. Mais dans les circonstances présentes, elle ne voulait justement pas avoir à faire à son côté « je lis en toi comme dans un livre ouvert ».

- Qu’il y a quoi à dire selon toi? Essaya-t-elle de biaiser piteusement.

- Tu crois vraiment que je suis tombée de la dernière pluie? J’ai vu comment le gars t’a collée toute la soirée et a insisté pour te raccompagner par la suite.

- Ouais… bon… 

- Aha! A voir la tête que tu fais, il s’est passé un truc. Allez raconte! insista Gabrielle.

- Nous nous sommes embrassés si tu veux tout savoir avoua enfin Rachel tout bas.

- What? Ouhouh!! Je le savais qu'il y avait quelque chose entre vous s’écria son amie en battant des mains.

- Euh…Gabrielle, tu veux  bien garder tes mains sur le volant s’il te plaît? Et puis tu y vas un peu vite là. Il s'agit juste d'un baiser. 

- Mais c'est déjà ça! Dois-je te rappeler que depuis l'Autre là dont je ne veux pas prononcer le nom, tu as vécu encore pire qu'une nonne? Il était temps que tu te remettes un peu sur le marché.

- Qui te parle de se remettre sur le marché? 

- Et pourquoi pas ? Rétorqua-t-elle. Tu vas continuer à pleurer pendant combien de temps encore?

Rachel savait que son amie avait raison au sujet d'Alexandre (celui dont elle ne voulait pas prononcer le nom), mais son cœur était comme gelé depuis qu'ils s'étaient séparés. Elle avait fondé tellement d'espoir sur leur relation! Il était son premier gars après tout, et elle avait toujours pensé faire sa vie avec celui à qui elle se donnerait en premier. C'était peut-être fleur bleue de penser ainsi de nos jours, mais elle n'y pouvait rien. Son éducation stricte l'avait toujours un peu 

anesthésiée de ce point de vue-là. Alors que ses amies vivaient leur sexualité librement, elle ne se voyait pas entretenir une relation avec un homme sans se projeter dans l'avenir avec lui. Elle avait eu toutefois quelques histoires avec des jeunes hommes, mais celles-ci n'étaient jamais allées plus loin que quelques baisers échangés. À chaque fois qu'il avait fallu à l'étape supérieure, elle avait eu une sorte de blocage parce qu'elle n'avait pas ressenti ce qu'elle appelait le "déclic ", ce petit truc qui faisait qu'elle s'imagine l’avenir sans peine avec l'homme en question. C'était ainsi qu'elle s'était retrouvée encore vierge à 24 ans passés, ce que ses amies proches trouvaient complètement inédit.  Ariane la qualifiait de difficile, cérébrale, compliquée même à la limite, mais c'était ainsi qu'elle voyait les choses. 

- J’attends toujours que tu répondes à ma question hein lui rappela Gabrielle, l'extirpant de ses pensées.

- Ce n'est pas que je le pleure spécialement, mais j'ai besoin d'encore un peu de temps pour refaire confiance à un homme. C'est encore trop tôt pour moi.

- Tu n'es pas sérieuse là? Je te rappelle que ça fait plus d'un an que c'est fini entre vous. Le gars est pépère au pays à se taper des ngas et toi pendant ce temps...

- Arrête Gabrielle s'il te plaît. Inutile d'enfoncer le clou la coupa Rachel.

- Désolée. Se reprit son amie en affichant un sourire contrit. Mais tu vois très bien ce que je veux dire non? C’est important se remettre en selle quand on est tombé de cheval. Tu dois vraiment tourner la page sur cette histoire, passer à autre chose. 

- Je sais, je sais… Tu as raison, mais comment faire de nouveau confiance à quelqu’un?

- En essayant, en te jetant à l’eau. Ce n’est pas en restant ruminer sur ton sort que tu vas y arriver. Le problème avec toi est que tu veux toujours tout analyser, tout contrôler alors que ça fait du bien parfois de se laisser surprendre fit Gabrielle avec un petit sourire en coin. 

Ce n’était pas Rachel qui allait la contredire sur ce dernier point; le baiser inattendu de la veille l’avait complètement chamboulée.

- Et puis, tu devrais lui laisser sa chance. Alors, il était comment ce baiser? Questionna-t-elle.

- Pas mal mentit Rachel avec un aplomb dont elle ne serait pas crue capable.

Elle même avait encore trop de mal à comprendre ce qui lui était arrivé. Un gars qu’elle n’avait pour ainsi dire jamais calculé l’avait prise par surprise, elle qui aimait tout savoir à l’avance, tout planifier. Le baiser avait été époustouflant, intense, passionné. Elle n’avait jamais été embrassée ainsi auparavant, ou du moins, ne s’était jamais vraiment laissée aller de cette façon, sauf avec Alexandre.

Elle ne voulait pas donner de faux espoirs à son amie sur l’avenir de sa relation avec Seba, raison pour laquelle elle préféra garder pour elle tout ce que qu’elle avait ressenti.

- Ok, conclut alors Gabrielle. Tout ce que je peux te dire de plus, est que Seba est un gars vraiment bien.

- Mmmh marmonna t’elle

Le reste du trajet jusqu’à la salle municipale louée par Ousmane et Ariane pour l’after du mariage se déroula dans le calme. À leur arrivée à la salle municipale, les deux jeunes femmes furent tout de suite réquisitionnées par la famille des mariés afin de donner un coup de main pour l’installation des tables et des chaises. Les restes des repas de la veille furent installés dans des grandes assiettes chauffantes. Rachel était en train d’allumer les bougies sous les plats quand elle entendit une voix derrière elle qu’elle identifia tout de suite:

- C’est how?

Elle se retourna, et vit Seba qui lui adressait un large sourire. Son cœur fit un bond dans sa poitrine, sa simple vue faisant remonter à la surface les souvenirs passionnés de la veille.

- Ça va et toi? Réussit-elle toutefois à articuler espérant être parvenue à masquer son trouble.

Il se pencha pour lui faire la bise. Son parfum frais et citronné vint lui chatouiller délicieusement les narines, et elle fit un effort supplémentaire pour ralentir les battements de son cœur.

- Ça va. Ça fait longtemps que tu es arrivée?

- Il y a environ heure, répondit elle après avoir consulté sa montre qui affichait  un peu plus de 16 heures.

- Tu as quand même pu te reposer un peu?

- Oui mais ce sera mieux ce soir quand tout sera terminé. J’ai posé un jour de congé demain. Je vais pouvoir bien récupérer.

- Pareil pour moi. Et quand rentreras-tu à Panam?

- Je reprends le train demain. Je vais me reposer au calme ici.

La jeune femme acheva d’allumer les bougies, puis récupéra les grandes cuillères de service qu’elle disposa du côté droit de chaque plat chauffant. 

- Je peux te donner un coup de main? lui proposa Seba.

Rachel essayait de se donner une contenance en arrangeant de façon exagérément méticuleuse les assiettes de service sur la table. Elle savait très bien qu’à un moment ou à un autre, il faudrait  qu’ils discutent de ce qui s’était passé entre eux la veille mais, à vrai dire, elle espérait repousser ce moment le plus tard possible. Sans attendre sa réponse, le jeune homme récupéra les serviettes en papier et se mit à les installer entre chaque assiette.


Seba observait Rachel; la jeune femme semblait embarrassée et cherchait une échappatoire, et il se doutait de la raison. Tout s’était pourtant passé exactement comme il se l’était imaginé la veille, un peu trop même d’ailleurs. Avant la soirée d’hier, ils ne s’étaient jamais vraiment retrouvés à discuter seule à seul. Et la veille il avait découvert que sous son vernis apparent de froideur, elle était drôle et chaleureuse comme fille. La sensualité qui s’était dégagée lors de leur étreinte lui avait définitivement confirmé qu’elle cachait une nature passionnée qu’il ne demandait qu’à découvrir plus avant.

Ayant appris qu’elle passait sa journée libre du lendemain à Lille, il fut tenté dans un premier temps de l’inviter à déjeuner. Après tout, même s’il avait rendu les clés de sa chambre car ayant prévu de retourner sur Paris le soir juste après la fin du repas, il pouvait prolonger d’une nuit son séjour. L’hôtel dans lequel il était descendu disposait de suffisamment de chambres libres. Cependant, l’attitude distante de la jeune femme le dissuada de formuler sa requête. Il allait falloir être encore un peu patient. Inutile de se prendre une veste alors qu’il sentait le nyè venir de loin comme on disait chez lui au Cameroun.

Rachel repoussait sans grand enthousiasme les feuilles de salade sur le bord de son assiette; elle avait l’estomac noué. Elle savait qu’à la fin du repas, elle allait devoir expliquer à Seba qu’il ne pouvait rien y avoir entre eux. En tout cas, pas pour le moment. Elle ne se sentait pas prête à entamer quoique ce soit avec quelqu’un du sexe opposé avant quelques temps. Malgré le plaidoyer de Gabrielle en la faveur du jeune homme, elle se sentait encore trop peu disposée émotionnellement. A cela, ses amies auraient argué qu’elle pouvait débuter une histoire avec lui, et de voir ensuite après, mais ce n’était pas comme cela qu’elle fonctionnait. Elle se voyait mal sortir avec un homme tout en continuant de rêver qu’Alex revienne lui demander pardon afin qu’ils reprennent leur histoire où ils l’avaient laissée. C’eût été malhonnête vis-à-vis de Seba.

Les conversations allaient bon train sur la table qu’elle partageait avec Gabrielle, Marina, Seba et deux membres de la famille d’Ariane. Tous les convives s’accordaient pour dire que la journée de la veille avait été une réussite en tout point de vue. Gabrielle, d’un petit air espiègle, n’arrêtait pas de les observer tour à tour Seba et elle. Rachel voulait bien faire mine de n’avoir rien vu, mais avec la subtilité qu’elle lui connaissait, il ne serait pas dupe très longtemps. La jeune femme roula alors de gros yeux dans la direction de son amie dans le vain espoir de lui faire cesser son manège, en vain. De guerre lasse, elle se retourna vers Seba et lui demanda :

- On peut aller faire un tour dans le jardin?

- Bien sûr, lui répondit-il instantanément 

Rachel repoussa sa chaise et se leva tout en évitant le regard interrogateur de Gabrielle. Seba la laissa passer devant lui, ce qui lui permit d’admirer son joli postérieur remarquablement mis en valeur par un jean moulant. Ses longues tresses qu’elle portait lâchées lui descendaient jusque dans le bas du dos, se balançaient au rythme de ses pas. Il se sentait de moins en moins confiant comparé à ce matin quand il s’était remémoré leur torride baiser. Tout d’abord son attitude distante à son arrivée et, maintenant, elle souhaitait tellement lui parler qu’elle préférait même écourter le repas alors que cela aurait pu attendre. Ça sentait vraiment le ndem (roussi). Il fallait qu’il trouve une stratégie, et vite! Il n’avait pas l’habitude de se faire rembarrer. Non qu’il soit un tombeur, mais il avait toujours su quand il plaisait aux femmes ou non. Et apparemment il s’était trompé sur les signaux que lui avaient envoyés Rachel.

Une fois sortis de la salle, la jeune femme se dirigea vers la petite grille du parc qui bordait la bâtisse municipale. A cette heure de la journée, le parc était rempli d’enfants qui faisaient du vélo, ou de la trottinette. La jeune femme réussit tout de même à repérer un banc libre à l’ombre d’un feuillage vers lequel ils se dirigèrent aussitôt et sur lequel ils s’assirent en silence .

- Euh… à propos d’hier, commença t’elle en lui jetant un regard de biais, je crois que je t’ai laissé à penser certaines choses.

Nous y voilà! Pensa le jeune homme, son appréhension de tout à l’heure se justifiant. Elle allait tenter de lui expliquer que ça ne pouvait pas marcher entre eux pour il ne savait quelle raison. C’était d’autant plus déroutant qu’il était sûr de ne pas s’être trompé sur les réactions de la jeune femme durant leur baiser; elle l’avait apprécié au moins autant que lui. Elle était décidément encore plus compliquée qu’il ne l’avait imaginé au départ. Il était extrêmement déçu car il avait espéré que c’était enfin son tour. Son orgueil reprit toutefois le dessus. Il n’avait jamais été du genre à s’apitoyer sur son sort et ce même pendant les périodes intenses de vache maigre qu’il avait traversées durant son cursus universitaire. Et il n’était pas question qu’il commence maintenant.

- Pourquoi penses tu m’avoir laissé penser certaines choses ? lui demanda t’il en la fixant de son regard impénétrable. Tu n’as pas aimé ce qui s’est passé hier?

A l’évocation de la fin de soirée de la veille, Rachel sentit son cœur s’affoler dans sa poitrine. Si elle avait été une Blanche, elle se serait sentie rougir comme le décrivait les romans à l’eau de rose dont elle raffolait dans son adolescence. Dieu merci elle était Noire, elle pouvait donc un peu mieux cacher ses émotions. Elle s’efforça cependant de soutenir son regard et lui répondit d’un ton qu’elle espérait mesuré : 

- Si, j’ai apprécié, seulement… Je ne suis pas prête à entamer une nouvelle histoire.

- On va donc dire que c’était la magie du moment, répliqua-t-il avec un calme qu’il était loin de ressentir intérieurement. 

Il la vit froncer des sourcils comme si elle n’avait pas compris son propos. Décidément son ex avait vraiment su s’y prendre avec elle. Il avait presque envie de l’appeler pour lui demander conseil. 

- Okay acquiesça t’elle finalement.

Cela avait été finalement plus simple que ce qu’elle s’était imaginé et, bizarrement, elle n’était pas aussi soulagée qu’elle l’aurait cru d’avoir éclairci les choses avec lui. Ne sachant plus quoi lui dire ensuite, elle se leva du banc et se retourna vers lui. Son regard s’accrocha à celui du jeune homme qui était encore assis. Seba portait un jean et une chemise type tunisienne aux motifs africains aux tons ocre jaune. Ses cheveux coupés en dégradé sur les tempes et sa raie sur le côté à la façon de l’indépendantiste Congolais Patrice Lumumba lui conféraient un style indubitablement différent de celui des hommes qu’elle avait eu l’habitude de fréquenter, et notamment celui d'Alexandre qui était plutôt du genre métro sexuel, toujours rasé de près et habillé avec des fringues griffées des grandes marques occidentales. 

- Je retourne en salle. Je ne vais pas tarder à rentrer. 

- Moi, je vais rester un peu ici prendre de l'air lui retourna-t-il simplement. 

La jeune femme sentit peser son regard dans son dos tandis qu'elle se dirigeait vers le bâtiment municipal. 

   

- Alors? Raconte! Qu'est-ce que vous vous êtes dit quand vous êtes sortis de la salle durant le repas ? L'interrogea avec impatience Gabrielle à peine installées dans la voiture de cette dernière. 

- On ne te changera donc décidément jamais! S'exaspéra Rachel en levant les yeux au ciel.

- Pourquoi vouloir me changer? Tu ne me trouves pas bien comme je suis? Plaisanta son amie en lui faisant un clin d'œil. Allez ! dis-moi tout! 

- En bref, il ne se passera rien entre nous. Je lui ai fait comprendre que je n'étais pas prête. 

Avant que son amie ait pu s'exclamer avec les gestes grandiloquents dont elle avait l'habitude. Elle leva une main pour l'arrêter :

- C’est comme ça. Pas la peine de discuter, et il l'a très bien pris, preuve qu'il ne s’était pas non plus trop imaginé des choses. 

Gabrielle l'observa d'un air sceptique, puis haussa les épaules. 

- Si tu le dis

Entre deux coeurs