Chapitre 3

Ecrit par Chrime Kouemo

Décembre, 5 mois plus tard

CHAPITRE 3

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Rachel s'étira en baillant à s'en décrocher la mâchoire. Elle avait de plus en plus de mal à se lever le matin, elle qui était pourtant une lève-tôt. Entre la livraison de son chantier prévue dans 3 mois et les préparatifs de son voyage au Cameroun, elle avait fort à faire. Ses journées à courir sur le chantier pour faire respecter les contraintes du planning, et ses week-ends à arpenter les boutiques à la recherche des cadeaux pour sa famille commençaient à laisser des traces. Heureusement, aujourd'hui était sa dernière journée de travail avant trois semaines et trois jours de vacances au Cameroun !! La précision valait le détour; ça faisait presque cinq ans qu'elle n'était pas retournée dans son pays natal, faute de moyens.

Les deux premières années de ses études en France s'étaient pourtant bien passées. Elle recevait sa pension mensuelle de son père de façon régulière par virement bancaire. De plus, elle travaillait pendant les vacances scolaires, ce qui lui permettait d’avoir de l’argent pour financer ses extras. Dès la troisième année, son père avait rencontré d'intenses difficultés financières et n'arrivait plus à lui assurer sa rente de façon régulière. Étant une battante de nature, Rachel avait alors trouvé un emploi à temps partiel pour essayer de boucler ses fins de mois. Ses résultats scolaires s’en étaient faits ressentir, mais elle avait tout de même réussi à obtenir son Master en Génie Civil sans reprendre une année.

Son année de Master et la suivante avaient été particulièrement difficiles. Son stage de fin d’année étant à peine rémunéré au tiers du SMIC, elle avait eu de plus en plus de mal joindre les deux bouts, d’autant plus qu’elle ne pouvait travailler à temps partiel en parallèle. Après l’obtention de son diplôme, elle s’était mise à chercher du travail. La direction du travail et de l’emploi du Nord de la France étant réputée pour ses procédures de changement de statut longues et laborieuses, très peu d’entreprises se risquaient à employer un salarié d’origine étrangère. Après 18 mois de recherches ardues, de découragement et voire de déprime, elle avait envisagé la possibilité de rentrer au Cameroun. Après tout, à quoi cela servait-il d’être loin de sa famille si c’était pour vivoter? La jeune femme avait alors fait part de son idée à son père, qui lui avait clairement cassé le moral en lui disant : « Ma fille, la situation économique ici laisse à désirer. Nous sommes suspendus au point d’achèvement pour rentrer dans la catégorie de PPTE. Tant que nous n’aurons pas atteint ce point, l’économie camerounaise tournera au ralenti ». Heureusement quelques semaines plus tard, elle avait enfin trouvé une PME de construction en bâtiment qu’il avait embauchée en CDI. Et comme pour couronner le tout, elle avait rencontré Alexandre.

Elle avait enfin « un gars », une vraie relation comme disaient ses amies. A peine quelques semaines après la première rencontre avec Alexandre, elle en était déjà folle amoureuse. Et qu’’est-ce que ça faisait du bien d’être amoureux et de savoir que ses sentiments étaient partagés! De plus, ils avaient énormément de choses en commun : ils aimaient le même type de musique, de films, ils étaient habités par la même envie de réussir. Même s'il n'avait jamais connu les tribulations des jeunes étudiants africains en France car étant de nationalité française, il n’avait jamais eu de problème de papiers, et il avait une ambition que rien ne semblait pouvoir ébranler. Il avait mené tambour battant des études d’ingénierie en télécommunications et avait été embauché avant même la fin de son stage académique de dernière année.

Il s'était montré d'une tendresse et d'une patience infinie quand elle lui avait fait savoir qu'elle n'avait jamais connu d'hommes. Sa première nuit avec lui restait gravée dans sa mémoire, comme si elle avait eu lieu hier. Les mois qui avaient suivi avaient été tout simplement idylliques. Ils passaient presque tout leur temps libre ensemble et ce, malgré la distance. En effet, il habitait à Paris. Rachel avait vécu comme sur un nuage. Le refus de changement de statut de la direction de travail dix mois après son embauche était venue quelque peu perturber l’océan de béatitude dans lequel elle baignait. Elle avait alors entamé une procédure de recours auprès du tribunal

administratif. C’était difficile, mais elle avait foi en elle et elle avait le soutien de son amour et de ses amies.

Comme un malheur n’arrive jamais seul, quelques semaines à peine après avoir perdu son emploi, un second coup dur était venue la mettre au sol. Alexandre lui avait annoncé sa mutation au pays à Orange Cameroun. Il lui avait expliqué qu’il avait fait cette demande mutation bien avant de la rencontrer, et qu’il avait complètement oublié de lui en parler car il n’avait jamais pensé que cela se concrétiserait aussi vite. Elle s’était réjouie pour lui (après tout, c’est toujours un bonheur d’avoir l’opportunité de travailler dans son pays d’origine, près de sa famille) mais au fond d’elle, elle était complètement anéantie. Comment leur relation survivrait-elle à la distance? Elle ne pouvait délibérément pas le suivre tête baissée alors que sa situation était encore si précaire? Et puis il fallait quand même une garantie avant de rentrer au Mboa, surtout quand ses parents s’étaient saignés pour lui payer des études en France. De plus, Alex ne lui avait rien demandé, rien promis. La jeune femme s’était par la suite rassurée en se disant que la distance ne serait finalement que temporaire, que ce serait même certainement l’occasion pour son gars de rencontrer ses parents. Elle avait même déjà parlé de leur relation à sa mère et hésitait à lui demander s’il comptait en faire autant. Il était clair pour elle qu’il était l’homme avec qui elle allait faire sa vie. La suite des évènements l’avait très vite fait déchanter.

Chassant ces souvenirs tristes de ses pensées, Rachel se força à se lever pour se préparer à aller au bureau. La journée promettait d’être dense et elle n’avait pas une minute à perdre. Il fallait qu’elle achève ses passations et qu’elle donne des instructions les plus claires possibles à ses collègues pour qu’ils puissent la remplacer sans trop de problèmes. Contrairement à certains de ses homologues qui continuaient à consulter leur boîte mail pendant leurs vacances et même à envoyer des emails, elle avait déjà prévenu qu’elle ne serait pas joignable pendant les trois semaines que duraient ses congés. Que le travail là c’était devenu quoi? Elle avait l’intention de bien profiter de la chaleur familiale et du pays sans se soucier de quoique ce soit.

La journée passa comme une flèche, ce qui n’était pas pour lui déplaire. Elle rangea ses documents et son ordinateur portable dans son sac avec un sourire béat sur les lèvres. Enfin, les vacances étaient là!

  • -  On ne te demande même pas si tu auras une pensée compatissante pour nous pendant ton séjour sous les tropiques, plaisanta Jérôme son responsable de projet.

  • -  Euh... comment dire? Non! répondit-elle en riant.

    Il éclata de rire lui aussi. Il régnait vraiment une bonne ambiance dans l’équipe projet, et elle appréciait vraiment travailler avec eux.

  • -  Je penserai tout de même à vous quand je serai en train de boire une boisson fraîche sur une belle terrasse ensoleillée poursuivit-elle avec le sourire jusqu’aux oreilles.

  • -  C’est ça ! Enfonce le clou ! Renchérit Jérôme.

  • -  Allez, ce n’est pas tout, mais je vais devoir vous laisser. Passez d’excellentes fêtes de fin d’année, et Bonne Année à l’avance.

    Rachel fit un geste d’au revoir à ses collègues et sortit du bureau toute guillerette. Elle avait encore ses bagages à faire, immense corvée à son sens, mais rien ne pouvait entamer sa joie ni son excitation à l’idée de s’envoler le lendemain pour son Cameroun natal.

    ♣♣♣

    Gabrielle sonna à 7 heures tapantes comme convenu pour l’emmener à l’aéroport le samedi matin. Rachel, debout depuis 4 h, achevait de fermer ses valises.
    C’est bon, tu n’as rien oublié? lui demanda son amie

    Elle parcourut du regard son petit salon encombré des sacs de voyage qu’elle y avait rassemblés, et secoua la tête :

Je ne pense pas. J’ai vérifié plusieurs fois lui répondit-elle.
Alors,il est temps d’y aller!

Arrivées à l’aéroport, Rachel fut la première à s’enregistrer sur le vol. Tant mieux, pensa-t-elle. Ça lui laisserait le temps de flâner dans les boutiques de Duty Free, même si elle ne comptait rien y acheter; elle avait en effet son content de cadeaux en tous genres pour sa famille et quelques rares amies au Cameroun. En ce sens, le retour au pays pour les vacances constituait un stress particulier car il fallait penser à rapporter un petit quelque chose aux gens de la famille. Certains même étaient capables de vous reprocher votre radinerie dans le cas où vous n’aviez rien à leur offrir et ce, sans même se préoccuper de vos conditions de vie et de vos revenus à l’Etranger.

Aka! C’était Mbeng! Tout le monde y avait des facilités incroyables n’est-ce pas ? Donc, que vous soyez étudiant, chômeur ou salarié peu importait, il fallait seulement ramener quelque chose. Rachel se souvenait encore de la liste longue comme le bras que son frère lui avait fait parvenir quelques 2 semaines avant son départ: chaussures de sport, polos Lacoste, tee-shirts en tout genres...C’était la troisième fois qu’elle rentrait au pays pour les vacances et elle n’avait pas eu le courage ni l'envie de lui expliquer que sa liste représentait au bas mot 500€ de budget, somme qu’elle n’avait bien évidemment pas à lui consacrer tout seul.

- Si tu savais comme je t’envie, s’enquit soudain Gabrielle.

Elles étaient attablées au Mac Café pas loin du terminal 2B où Rachel devait embarquer dans un peu moins de 3h.

  • -  Et pourquoi ça lui demanda son amie? tu étais au pays en Août non?

  • -  C’est pas pareil en décembre. Tu verras par toi-même. Ce seront les fêtes, les gens seront dans l’ambiance et ça donne un truc en plus. Et qui plus est, il y aura le mariage traditionnel d’Ariane, ça promet. Pendant ce temps, nous on sera ici à se geler fit elle théâtralement.

  • -  T’inquiète, j’aurai une forte pensée pour toi quand je serai sur la plage de Limbé, lui retourna Rachel en lui faisant une grimace et tirant la langue.

  • -  Ouais c’est ça! Très gentil de ta part lui répondit son amie lui retournant sa grimace. Sinon tu sais déjà avec qui tu vas faire ton périple? Il y a plusieurs de nos anciens camarades de classe qui rentrent aussi en décembre.

  • -  Oui c’est vrai, mais pour l’instant il n’y a encore rien de décidé. Nous nous sommes donnés rendez-vous mardi prochain pour en discuter. Ce qui est sûr c’est que j’irai à Limbé avec ma cousine et ma petite soeur, notre réservation est déjà faite.

  • -  J’espère que ce sera vraiment l’occasion de tirer un trait sur ton histoire avec le gars-là, et que tu en profiteras pour faire de belles rencontres.

    Rachel haussa les épaules :

  • -  On verra bien.

  • -  Dans la clique d’anciens Vogtois là, il n’y en a pas un qui pourrait t’intéresser?

  • -  Je ne pense pas. Ce sont des gens que je connais pour la plupart depuis des années même si nous nous sommes perdus de vue pendant un certain temps.

  • -  En tout cas, ne te ferme pas comme je te connais là.

  • -  Promis Maman! fit la jeune femme en levant la main comme si elle prêtait serment.

  • -  Non plus sérieusement Rachel, je souhaite vraiment que tu passes à autre chose. Les endroits branchés de Yaoundé ne sont pas si nombreux que ça, il y’a de fortes chances que tu tombes sur ton type là.

    Rachel pouffa de rire : décidément son amie s’était promis de ne plus jamais prononcer le nom d’Alex.
    C’est possible oui, mais je crois aussi que je suis passée dessus, donc je vais gérer.
    Ok... Hé, il faut que j’y aille dit-elle après avoir jeté un bref coup d’œil à sa montre.

Elle descendit de sa chaise, et son amie l’imita. Gabrielle comme à son habitude était perchée sur des talons de 10cm, et, avec ses baskets à semelles légèrement compensées à elle, sa copine la dépassait d’une bonne tête. Elles se prirent affectueusement dans les bras.
Passe d’excellentes vacances, et amuse-toi bien.

Merci Gaby. Toi aussi passe de bonnes fêtes.
Et pardon, pense à mes provisions oh !
Et comment! On se tient au courant par WhatsApp.

C’est clair. J’attends des divers croustillants

Elles se séparèrent en riant. Une fois seule, Rachel régla l’addition, saisit son trolley et se dirigea vers les portes d’embarquement. Après les formalités d’usage aussi chiantes que longues, elle alla flâner dans les boutiques de Duty Free. Son excitation ne faisait que monter à mesure que l’heure du décollage approchait. Elle avait hâte de voir sa famille, surtout sa petite maman et sa petite sœur dont elle était très proche. Quant à son père, elle avait eu l’occasion de le voir un an plus tôt à l’occasion d’un séminaire auquel il participait en région parisienne.

Enfin installée sur son siège près du hublot, elle sortit un livre et les écouteurs de son Ipod de son sac. L’avion décolla après ce qui lui sembla être une éternité. En souriant, elle fit un petit signe d’au revoir à la grande métropole parisienne.

♣♣♣

Seba étira ses longues jambes devant lui tout en essayant de trouver une position plus confortable sur la vielle chaise en rotin qui trônait depuis toujours sur la véranda de leur maison au Camp Sic Nlongkak. Ah, ça faisait vraiment du bien d'être au pays! En près de 10 ans d'exil en France, ce n'était que la deuxième fois qu'il rentrait au pays, sachant que la première ne remontait qu'à deux ans. Étant un étudiant sans le sou qui devait lutter chaque mois pour payer son loyer et ses charges courantes, il n'avait en effet pu retourner au Cameroun qu'au bout de sa première année de travail. Il se rappelait encore du choc qu'il avait reçu quand il avait revu son Pays natal. Tout lui avait semblé délabré, sale et mal entretenu. Il avait eu l'impression que les choses avaient régressé pendant son absence. Leur maison aussi, bien que solide et toujours propre grâce à la fée du logis qu'était sa mère, avait besoin d'un bon rafraîchissement.

Prenant la petite Guinness qui était posée sur le guéridon à côté, le jeune homme se désaltéra avec une longue gorgée. Il observa tranquillement les gens qui déambulaient sur la rue visible depuis sa véranda, vaquant à leurs occupations. Le quartier était encore plus animé qu'avant, pour ne pas dire carrément bruyant. Il faut dire qu'avec la prolifération des bars dans tous les quartiers de la ville, c'était inévitable. Malgré cela, il se sentait pleinement heureux d'être là, auprès de sa famille. Son envie de revenir y vivre se renforçait au fil des ans. Il n'avait aucun doute sur sa détermination.

Ah Petit Jo! Te  voilà donc,fit sa mère en ouvrant la porte du salon qui donnait sur la véranda.

Seba grinça des dents à l'écoute de ce petit nom ridicule dont sa mère l'avait affublé depuis l'enfance et qu'il supportait de moins en moins maintenant qu'il avait largement passé l'âge adulte. Il fit néanmoins un sourire à sa mère en guise de réponse. De toutes les façons, cette habitude ne changerait pas du jour au lendemain, et ce d’autant plus qu’il ne vivait plus auprès d’elle pour lui rappeler qu’il préférait qu’on l’appelle par Mouncharou son nom de famille, ou alors Seba, le nom qu’il s’était choisi. Sa mère perçut toutefois son air un peu pincé derrière son sourire de façade et se reprit :

Oh excuse moi, c’est vrai que tu ne veux plus qu’on t’appelle comme ça; mais c’est plus fort que moi.

Elle s’assit sur la chaise en rotin tout près de la sienne et son cœur se gonfla d’amour maternel. Elle était vraiment fière de ce qu’était devenu son fils. Elle se rappelait encore son inquiétude quand elle avait dû le laisser à l’aéroport de Yaoundé-Nsimalen pour prendre l’avion qui le séparait d’elle pour une période indéterminée. Bien que Jo n’ait jamais été un enfant ou un adolescent difficile, elle s’était fait un sang d’encre pour lui car elle n’avait pas les moyens d’assurer la charge d’un étudiant en France. Elle avait même tout fait pour s’opposer au voyage de son fils. Seulement, ce dernier était terriblement entêté et avait réussi à lui faire lâcher prise quand sa belle-sœur, la femme de son frère aîné, s’était engagé à l’aider au moins à payer son loyer.

Maman, ne t’en fais pas pour moi lui avait-il dit. Je suis un lion, je me battrai jusqu’au bout!
Je sais mon fils, lui avait-elle répondu les yeux embués. Mais j’ai l’impression que tu ne mesures pas tout ce que cela représente.

Elle l’avait serré une dernière fois dans ses bras, et l’avait regardé le cœur plein d’angoisse tirer sa valise et rejoindre la salle d’embarcation. Elle ne s’était pas imaginé à ce moment qu’elle ferait 7 ans sans le voir. Il était donc facile d’imaginer la joie qu’elle ressentait en ce moment de l’avoir avec elle pour 3 semaines. Il lui avait fait la surprise de débarquer à la maison sans même les avoir prévenus. Elle savait que son fils aimait les surprises, mais celle-là avait été tout de même de taille.

  • -  Qu’as-tu envie de manger aujourd’hui? lui demanda t’elle en essuyant une poussière imaginaire

    sur le guéridon.

  • -  Wèè Maman, ne t’embête pas pour moi je te l’ai déjà dit.

  • -  Mais bien sûr que je vais m’embêter pour toi. Ce n’est pas tous les jours que j’ai l’occasion d’être avec toi alors, si je peux en profiter pour te gâter un peu, pourquoi pas?

  • -  Bon puisque tu insistes... j'ai bien envie d'un penchium répondit-il alors à sa mère.

    A la seule évocation de ce plat typique de la région du Noun dans l'ouest du Cameroun dont il était originaire, il se mit à saliver. Sa mère était une cuisinière hors pair, il savait donc d'avance qu'il allait se régaler. C'était l'une des choses qui lui avait le plus manqué à son arrivée en France. Il avait dû faire face à tout un panel de problématiques sur lesquelles il ne s'était jamais penché quand il vivait avec sa famille, comme par exemple la cuisine française, ou alors son absence de connaissances dans le domaine.

    Ok pas de problème. Tu as prévu de sortir à quelle heure?Je ne sais pas encore. Je...

    La sonnerie de son téléphone l'interrompit, l'empêchant de finir sa réponse. Le numéro de son ami d’enfance Roger à qui il avait envoyé un texto le matin même pour lui faire savoir qu’il était arrivé au pays s’affichait sur l’écran.

  • -  Rogessss! s’écria-t-il en décrochant.

  • -  « C’est how Mboutman »? fit la voix dans le combiné.

  • -  Gars, on est là mon frère! Tranquille! Et toi même?

  • -  On gère non? Tu fais quoi ce soir? Tu n’as rien de prévu j’espère! Je t’ai concocté un petit plan qui devrait te plaire.

    Et c’était parti! Seba reconnaissait bien là le style de son ami qui avait toujours eu l’art et la manière de poser les questions et faire les réponses en même temps. Roger lui proposait de se retrouver dans un bar cabaret de Yaoundé aux environs de 20h. Il lui confirma sa présence et raccrocha quelques instants plus tard.

    Sa mère était retournée à l’intérieur de la maison. Il acheva sa boisson et se leva, toujours les yeux rivés sur la rue et la grande route légèrement en contrebas. La vendeuse de bananes était toujours fidèle à son poste. Elle était comme un personnage immuable de son quartier, son comptoir était comme figé dans le temps. Le grand boulevard était de plus en plus envahi par les petits comptoirs qui s’installaient au fur et à mesure en bordure de route. C’était la débrouillardise comme on disait ici. L’humoriste Kankan disait dans un de ses sketches datant d’il y'a plus de plus de 20 ans (c’était dire à quel point les réalités n’évoluaient pas) : « ce que je vois, je fais; ce que je ne vois pas, je ne fais pas ».

Le bar à l’angle de la grande rue diffusait le dernier morceau de bikutsi de Coco Argentée, la chanteuse qui avait le vent en poupe en ce moment. Il avait l’impression que le volume était encore plus assourdissant qu’à l’époque de son adolescence quand il déployait des efforts intenses de concentration pour réviser ses cours dans ce vacarme. Sa sœur elle, avait choisi une solution radicale : elle se levait la nuit après 2h quand le bar avait fermé pour étudier. Il se dit qu’en comparaison de ses camarades de classe du collège de la Retraite qui était pour la plupart des « enfants de barrière », il avait dû être plus concentré, plus méthodique. Si à l’époque il avait parfois envié certains de ses camarades comme Roger qui vivait dans un quartier calme et dont les parents étaient aisés, aujourd’hui avec le recul, il ne pouvait qu’être fier de son parcours. Sa mère lui avait inculqué des valeurs telles que la fierté et l’honnêteté, valeurs qu’il avait toujours gardé l’esprit même dans les moments les plus durs.

Il se détourna de la rue et ouvrit la porte du salon donnant sur la véranda. Il allait appeler Marius, son cousin et compère de toujours. Il allait lui proposer de les rejoindre Roger et lui au cabaret et ce dernier n’allait certainement pas refuser. Qui refusait la Jong ndjoh?


Entre deux coeurs