Chapitre 20

Ecrit par leilaji

The love between us


Chapitre 20


Me lever tôt, quitter le lit, prendre ma douche puis commencer à préparer la table pour lui, c’est mon quotidien de femme mariée. Je sais que de nos jours, beaucoup de femmes trouveraient ce quotidien trop peu rempli mais je ne suis pas d’accord avec ça. J’ai de quoi m’occuper tout au long de la journée et je suis heureuse ainsi, sans patron qui m’obligerait à délaisser mon foyer pour quelques billets chaque fin de mois. Chaque week-end, je peux aller chez ma belle-mère lui prêter main forte pour les travaux de sa maison ainsi que les fêtes familiales. Je suis sa seule belle fille alors elle a souvent besoin de moi. Il est vrai que j’ai été élevée dans cet esprit par un père conformiste et que mes diplômes d’études supérieures je les ai surtout passé pour me rassurer sur mes capacités. Je n’ai jamais eu l’intention de les mettre en service, un mari est fait pour nourrir la famille et une femme pour prendre soin de cette famille. Je crois sincèrement que les féministes et compagnie devraient lâcher la grappe de celles qui veulent juste rendre leur homme heureux. Je n’ai pas passé mon enfance dans la cuisine de ma mère pour manger seule les plats appris à coups de bâton. Idris a interdiction d’y mettre pied car c’est mon antre. Et puis si ça me rend heureuse de le rendre heureux, où est le problème ? Qui peut se permettre de me juger ?  


J’ai presque fini de mettre la table lorsqu’Idris me rejoint dans la salle à manger. Elle est concomitante à la cuisine et c’est moi qui ai tout choisi ici. De la décoration style Afrique de l’ouest à la grande table en verre. Aux murs, il y a des tableaux achetés dans un grand magasin. Ils colorent presqu’autant la pièce que mes serviettes et dessous de verre en imprimé wax. C’est sobre mais élégant car il n’aime pas tout ce qui est ostentatoire. Evidemment, on aurait pu définitivement s’installer dans une des ailes de l’immense maison de sa mère. Mais quand j’ai fait comprendre à mon mari qu’on était un jeune couple et qu’on avait besoin de notre intimité pour nous construire, il a tout de suite saisi que j’avais raison. Au début, j’ai cru qu’il était d’accord mais qu’il n’allait rien faire. Nous venions à peine de marier et je ne pensais pas qu’il prêterait une oreille attentive à mes conseils. En réalité,  pendant quatre ans il a mis de côté de l’argent sans m’en parler pendant que nous vivions chez sa mère car ça nous permettait d’économiser un loyer. Puis il a pris à un prêt à la banque et nous a acheté cette jolie maison aux charbonnages. Nous l’avons rénovée ensemble mais il a laissé à ma discrétion tout ce qui concernait la décoration. C’est ce que j’aime avec Idris. Il se met toujours en quatre pour me rendre heureuse. Alors c’est tout à fait normal que je fasse de même pour lui. A défaut de ramener un salaire dans notre maison, j’en prends soin. 


Idris lisse nerveusement sa cravate comme il le fait toujours lorsqu’il s’apprête à passer une journée éreintante au boulot. Je pourrai lui en choisir une les yeux fermés. Il les aime sobre et sans motif tout comme ses costumes. Je sais qu’il ne sert à rien de me lever pour l’aider à bien mettre sa cravate alors je le laisse tranquille, même si elle est un peu tordue et que le nœud n’est pas à mon gout. Il pose un coup d’œil désapprobateur sur la table garnie d’un thermos de kinkeliba, de lakh (sorte de bouillie de mil accompagnée de lait caillé) dans laquelle je rajoute de la noix de coco râpé, d’une omelette, de pain grillé, de jus d’orange.


- Zeina, combien de fois devra-t-on en parler ? 

- De quoi ? je lui demande en tirant sa chaise pour qu’il puisse s’installer.


Je fais comme si je ne savais pas de quoi il parlait. Je sais qu’il n’aime pas tout ce cérémonial, moi me levant avant lui pour que tout soit prêt à son réveil. Moi me mettant en quatre pour que la maison soit toujours bien rangée. Il soupire avant de prendre place. Je m’assois sur la chaise placée juste à côté de la sienne. Du café frais tout droit sorti d’une machine Nespresso devrait le dérider avant de commencer les réjouissances. 


- Les matins, je ne peux pas manger tout ça. 

- Mange ce qui te plait. Le reste je le remettrai au frais.

- Tu n’es pas obligée de te lever tôt tous les matins pour ça. Je peux juste boire un café et m’en aller Zeina. Tu t’occupes déjà de …

- Donc on va se disputer ce matin pour ça ? je lui demande en tartinant son pain de beurre et de confiture artisanale.    


Je peux me permettre de les acheter de la marque « Les petits pots de l’Ogooué » qui propose au public des confitures avec des fruits du pays. Lui qui a toujours aimé soutenir les entreprises locales, adore leurs produits et leurs saveurs inhabituelles. Au final, il boit son café, mange un peu de son omelette puis se lève pour s’en aller, en fourrant une tartine dans sa bouche. Je lui donne son sac qui contient son ordinateur dont il ne se délaisse jamais. J’attends qu’il ne soit plus fâché pour lui exposer mon planning du jour afin qu’il sache ou me trouver en cas de besoin. De toutes manières, il ne reste jamais longtemps fâché après moi donc je range tranquillement les plats auxquels il n’a pas touché, le temps qu’il m’adresse la parole. 


- Tu as besoin de quelque chose pour aujourd’hui ? 


Je prends le temps de finir ma tâche avant de répondre. J’ai encore de l’argent sur la carte visa qu’il recherche régulièrement et je n’ai pas de courses à faire aujourd’hui.


- Non ça ira.

- Qu’as-tu prévu de faire aujourd’hui ? 

- Un peu de rangement. CK2 a livré hier la nouvelle machine à laver. Je vais la tester, je suis trop contente de me débarrasser de l’ancienne. 

- Si tu as envie d’aller dire bonjour à maman ce soir, dis le moi. Je t’y emmènerai, je ne veux pas que tu te fatigues pour rien. 

- Si tu continues ainsi à me surprotéger, je vais me plaindre…

- A qui ? A ton père ? 

- Il t’adore malheureusement. 

- A ta sœur peut-être? 

- Elle t’aime. Un petit peu trop à mon gout.  

- A quelqu’un d’autre alors?

- Tous t’encensent.


J’éclate de rire et pose un baiser sur ses lèvres. Comme je ne trouve rien d’autre à rétorquer, je lui tire la langue. En représailles, il me caresse le visage. C’est ce qu’il fait toujours lorsque je lui tire la langue pour le taquiner. J’en profite pour me blottir dans ses bras et jouir encore un peu de sa présence. 


- Bon, je dois y aller Zeina. 

- Mais il n’est que 7 heures ! je m’écrie d’un ton aussi plaintif que celui d’une petite fille qui ne veut pas aller à l’école.

- Ce qui prouve que tu te lèves bien trop tôt à mon gout. Demain je ne veux pas te voir debout avant 7 heures. 

- Comme si j’allais t’écouter. Reste encore un peu avec moi. C’est toi le patron, même si tu y vas en retard, qu’est-ce que ça peut faire ? 

- Non. J’aime être au bureau avant tout le monde. Crois-moi, ça oblige les employés à être à l’heure.  Et puis ça me permet aussi de préparer mes modules pour l’entreprenariat avant de commencer à vérifier les dossiers de la société, d’aller sur les chantiers, de me battre pour le remboursement des préfinancements, bref la totale.

- Si tu le dis. Tu as utilisé tous ces mots de finances pour m’impressionner hein avoue mon chéri. 

- Ca a marché ? 

- Oh. Terriblement. Peut-être devrions-nous aller continuer cette conversation dans la chambre ? 

- Petite peste. Tu veux vraiment me mettre en retard !


Il s’en va quelques minutes après. La ménagère arrive à 8 heures 30. Elle s’appelle Mireille et s’occupe de ma maison comme de chez elle. Elle s’excuse pour son léger retard puis enfile sa robe de travail. Je la laisse faire même si je sais que de toute manière elle trouvera tout en ordre. Ce n’est pas moi qui l’ai engagée mais Idris pour que je puisse me reposer. Quand il s’agit de l’idée qu’il se fait de mon bien-être, il ne m’écoute jamais quand je lui dis de quoi je n’ai pas besoin. 


Le reste de ma matinée file à toute vitesse. Lorsque je reçois l’appel de Bintou. Cela va faire cinq ans qu’on se connait toutes les deux et je l’adore. Elle est devenue au fil des années, ma meilleure amie ici au Gabon. Je n’ai qu’une hâte, la retrouver dans son salon de coiffure situé au quartier Bas de Gué-Gué et m’adonner avec elle à tout le kongossa possible sur qui s’est marié avec qui et qui a fauté avec qui. Avec Idris, nous n’avons qu’une seule voiture qu’il conduit pour se rendre au boulot. Mais si je veux me déplacer, je peux appeler un de ses amis taximan mis à ma disposition. Je patiente un peu et il m’emmène là où je veux. C’est terriblement pratique puisque je n’ai pas encore trouvé le temps d’aller à l’autoécole et qu’Idris travaille beaucoup trop pour être disponible pour mes éventuels déplacements.


Dans son salon, Bintou me fait signe de patienter le temps qu’elle finisse de maquiller sa cliente qui se marie le jour même. Vu le sourire qu’elle affiche, je sais que sa journée a été bien facturée à sa riche cliente. Je me contente de rester près d’elle et de l’aider, en lui donnant les pinceaux dont elle a besoin, pour tracer les sourcils, mettre le fond de teint ou encore saupoudrer la joue de blush. Une de ses assistantes prépare d’avance les mèches brésiliennes qui seront astucieusement posées sur sa tête. Le résultat final est à la hauteur des espérances de la future mariée que je reconnais à peine avec tout ce contouring sur son visage. Par ailleurs, le fond de teint utilisé est à mon gout, trop clair pour la carnation de la jeune femme mais je me retiens bien de le faire remarquer à Bintou puisque sa cliente est ravie du choix effectué. Puis c’est au tour des sœurs de la mariée. 


Lorsque nous touchons à la fin de l’après-midi, le salon est enfin calme. Les employées de Bintou dont je ne connais pas les noms puisqu’elle les change quasiment tous les trois mois mettent de l’ordre dans le salon. Puis elle envoie l’une d’elle, la nouvelle venue, nous chercher de quoi nous restaurer. Cette dernière revient avec des sodas en canette et des broches de viandes accompagnées de banane plantain frit. Habituellement, elle n’aime pas que les esthéticiennes se restaurent dans le salon de peur d’indisposer les clientes mais comme le carnet de rendez-vous était à présent vide, elle les congédie pour que nous puissions rester au calme dans son salon. Bintou a la langue bien pendue, alors elle vérifie toujours qu’aucune oreille indiscrète ne traine dans les parages quand je suis là pour qu’on bavarde. J’en profite pour remettre en place mon voile et vérifier que mon maquillage n’a pas besoin de retouche. 


A chaque fois que je pioche dans le plat commun, je surprends le regard de Bintou sur mon annulaire.


- Toutes les femmes de notre communauté t’envient à un point où je ne sais même plus quoi faire pour ne plus qu’elles s’intéressent à ton couple. 

- Laisse-les parler Bintou. 

- Mais je les comprends tu sais. Certaines d’entre nous sont les deuxièmes ou troisièmes épouses de vieux grincheux et toi tu as eu droit à la perle rare sans même la chercher. Faut me donner ton secret comme ça moi aussi je serai mariée l’année prochaine. 

- Arrête Bintou tu dois être patiente. Ton tour arrivera. 

- CA devient de plus en plus difficile de maquiller les mariées alors que moi-même je n’ai toujours pas la bague au doigt.

- C’est parce que tu es difficile. Tu as eu beaucoup de prétendants pourtant. Je me rappelle encore du fils Diouf qui venait tous les jours faire les ongles chez toi. 


Bintou fait la grimace comme si je parlais d’un moins que rien. Diouf n’est pas encore marié et il a bonne réputation. C’est un bon musulman. Je sais qu’Idris l’a fait travailler sur un de ses chantiers une fois et qu’il a été ravi de sa conduite exemplaire. 


- Il est n’est pas assez riche Zeina. C’est vrai qu’il est beau garçon mais on ne mange pas la beauté. Je dois nourrir toute ma fratrie avec l’argent de mon salon de coiffure. Tu sais que c’est moi qui paie l’école de mes frères, le loyer, la nourriture depuis que papa est tombé malade. Je ne peux même pas me faire plaisir alors que je travaille tous les jours. Le tissage que j’ai sur la tête c’est toi qui me l’a offert la dernière fois et c’était tellement gênant parce que tu es venu me faire la recette le même jour. C’est comme si je profitais de toi. 

- Mais comment tu peux avoir de telles idées Bintou ! on est ami. 

- Mon père est vieux et ma mère a travaillé dur toute sa vie. Ils méritent mieux de ma part qu’un beau fils pauvre qui me fera vingt autres bouches à nourrir.

- Il peut  être pauvre quand tu le rencontre et s’enrichir après votre mariage. Il ne va pas rester pauvre toute sa vie.

- Mais ça tu n’en sais rien. 

- C’est un pari que tu prends sur l’avenir.

- Je n’ai pas ce temps Zeina, je n’ai plus dix-huit ans tu sais. 

- Tu es tellement cynique.

- C’est l’expérience qui a forgé mon caractère. Ma mère aussi a épousé mon père pauvre, en pensant qu’il allait un jour les sortir de la misère. Devine quoi ! il est resté simple maçon toute sa vie.


Bintou est peut-être née dans une famille pauvre mais elle sait qu’elle est assez belle pour tirer parti de cet atout et ainsi pourvoir honorer financièrement sa famille. Mais je crois que cette recherche éhontée d’un mari riche la fragilise bien plus qu’elle ne le pense. 


- Puisqu’on doit partir sur le critère de la richesse… Et Aruna ? C’est vrai qu’il est dans la quarantaine mais c’est un bel homme et il possède trois grands magasins. 

- Il a déjà trois femmes et on sait tous qu’il s’occupe de chaque femme avec la recette d’un magasin. Si je suis la quatrième avec quoi va-t-il me nourrir et nourrir ma famille ?

- Tu es difficile hein. 

- Non pas du tout. On t’achète au prix auquel tu te vends, ajoute-t-elle en éclatant de rire. 


Nous finissons de manger et nous lavons les mains dans l’un des lavabos fixés au mur. 


- Il commence à se faire tard. Tu veux que je t’appelle un taxi ?

- Non, l’ami d’Idris va venir me chercher dans une dizaine de minutes. 

- Ah. Il a mis un taxi à ta disposition ? Il n’aime plus ceux de SOGATRA ? 

- Un des chauffeurs m’a draguée une fois et il n’a pas apprécié. Donc il préfère quand c’est son ami qui vient. 

- Tu ne veux toujours pas conduire ? 

- Ca va faire quatre fois que je rate les cours de conduite donc il a dû trouver une solution. 

- Sinon, à part ça mon beau-frère va bien ? On n’a même pas eu le temps de parler de lui. Tu es venue finir ma salive à me faire parler des gens comme Diouf ou Aruna.  

- Ton beau-frère va bien, je la rassure en vérifiant sur mon téléphone s’il ne m’a pas envoyé un message. 

- Je vois ça. Ton sourire en dit long. Ça se voit qu’il prend bien soin de toi, tu as pris des joues. Je n’entends même pas de rumeurs sur lui depuis cinq ans que vous êtes mariés. Tu as vraiment de la chance Zeina. Garde-le en lieu sûr. Dans notre communauté, les bons musulmans ne courent pas les rues.


Je souris pour que Bintou ne devine pas à quel point ce qu’elle vient de dire me choque et me soulage. 

Entendre des rumeurs de remariage est le pire qui puisse arriver à une première épouse. Ou peut-être le pire est-ce de découvrir que tout le monde est au courant sauf soi. Une de mes connaissances a subi cela. Son mari est rentré au Sénégal et il est revenu avec une deuxième épouse. Elle n’a même pas eu le temps de s’accoutumer à l’idée qu’il fallait déjà qu’elle fasse de la place à cette étrangère. Toute sa belle-famille savait ce qui se tramait et personne n’a jugé utile de la prévenir. 


On se marie à l’homme de ses rêves. On est heureuse puis on se rend compte qu’en tant que femme de musulman, la première place dans le cœur du mari n’est pas garantie par le rang de première épouse. Il peut en prendre une autre s’il n’est pas satisfait par moi. La chance que j’aie, je la chéris tous les jours et je n’oublie jamais de remercier Allah dans mes prières. Par reflexe, je remets mon foulard en place. 


*

**


Ce n’est pas le taximan qui est venu me chercher mais Idris lorsque par message je lui ai fait savoir que je souhaitais rendre visite à sa mère avant de rentrer. Lorsque nous dépassons les feux des Charbonnages, je constate qu’il est fatigué. Je le vois à ses gestes brusques au volant, ses réponses pas très polies à ceux qui klaxonnent derrière lui. J’espère que sa mère nous laissera repartir aussitôt venus. Il faut dire que ça fait deux mois que je n’ai pas mis les pieds chez elle. Je ne suis pas sure de l’accueil qu’elle nous réservera étant donné que c’est la première fois depuis cinq ans de mariage.


- Pourquoi tu es si nerveuse ?

- Je suis sure qu’elle va mal me recevoir. 

- Ecoute c’est moi qui t’es dit d’arrêter les visites, donc tu n’as rien à te reprocher. On reste dix minutes et on s’en va. 

- D’accord. 

- Il va peut-être falloir que tu arrêtes de la laisser de mener par le bout du nez. 

- Hum. Tu as de la chance. Tu es un homme. Tu n’as aucune idée de ce que c’est d’avoir une belle-mère comme la tienne.    


Il ne commente plus jusqu’à ce que nous arrivions. Comme prévu, après les salutations d’usage, elle ne daigne pas me sourire une seule fois tandis qu’elle couve son fils de sourire mielleux et le couvre d’amuse-gueules commandés directement à Dakar. J’aurai peut-être dû penser à lui apporter un petit cadeau. Mais je me suis décidée sur un coup de tête à affronter la dragonne. 


Elle prend des nouvelles de la structure familiale qu’elle ne dirige plus et dont son fils a pris la tête avec brio alors que rien ne le présageait, lui qui a toujours été au service de quelqu’un. Il lui fait état des nouveautés de l’année, des employés licenciés, des marchés obtenus avec l’Etat, les sociétés privées ou les particuliers. Puis le téléphone d’Idris sonne. Il s’absente du salon pour répondre à son client. 


- Ca fait longtemps que vous êtes venus. J’espère que ce n’est pas toi qui empêche mon fils de venir voir sa mère, demande-t-elle en plaisantant à demi.

- Non maman. Pas du tout. J’ai été un peu malade. 

- Tu ne pouvais pas me le dire. Je serai venue te rendre visite. 


Nous savons toutes les deux que c’est faux et jugeons nécessaires de ne pas continuer sur cette voie.


- Tu ne veux toujours pas lui faire d’enfants ? 

- Non ce n’est pas ça maman. 

- Alors c’est quoi ? Toi et moi savons à quel point il prend soin de toi et toi tu refuses de le rendre heureux et de lui donner une descendance. Moi je veux des petits enfants. Quand penses-tu devoir t’y mettre ? 

- Maman…


Elle se lève lourdement de son fauteuil pour aller se servir elle-même à boire. Je me lève pour l’aider mais elle me fait signe de rester assise. Malgré ses cheveux grisonnants et son corps alourdi par les années, elle reste une femme imposante qui sait mettre mal à l’aise ou menacer à volonté.


- Il a un peu maigri et il me semble préoccupé, tu es sur que tu t’occupes bien de mon fils ? 

- Oui maman. 

- Cette année il faudra lui faire un enfant ou j’en déciderai autrement…

- Je ne comprends pas maman.

- Si toi tu ne veux pas lui faire des enfants, je suppose qu’une seconde épouse saura en faire.


Au moment où je m’apprête à répondre, Idris entre dans le salon. 


- Maman il faut qu’on y aille. Il se fait tard et Zeina a eu une longue journée.

- Une longue journée à quoi faire ? Tu lui as pris une ménagère et elle ne travaille pas. Ce n’est pas comme s’il y avait du monde chez vous.

- Elle s’occupe de la maison et de moi. Et c’est bien assez fatigant puisque moi je n’y fais quasiment rien, lui oppose Idris tout en lui souriant. 


A voir leur relation tendue depuis notre mariage, jamais je n’aurai su à quel point elle le menait à la baguette avant notre union. C’est Bintou qui m’a raconté à quel point ça jasait parce qu’elle profitait un peu trop de la disponibilité et de la gentillesse de son petit. Tout le monde pense que c’est moi qui le monte contre sa mère alors que c’est loin d’être le cas. J’essaie d’être autant que faire se peut soumise à ma belle-mère. Après tout c’est elle qui l’a convaincu de m’épouser. Je lui en suis reconnaissante. Mais c’est comme s’il refuse depuis le mariage de lui accorder la moindre parcelle d’autorité sur lui ou moi. Cela me met souvent dans une position inconfortable quand je pense au lien qui unit souvent le fils sénégalais à sa mère. 


- Elle n’est même pas venue m’aider pour préparer la fête de Salif, bougonne-t-elle. 

- Qui est Salif ? 

- Un de tes neveux éloignés. On a organisé la fête ici. Tout le monde était là sauf ta femme. 

- Peut-être parce qu’elle n’est pas censée être à ta disposition. Elle a une vie aussi tu sais. Il me semble que Salif a de la famille autre que ma femme pour organiser une fête ailleurs que chez lui. 

- Mais pourquoi tu me parles comme ça ? demande sa mère en se levant brusquement. Comme si je traitais ta femme comme une esclave. C’est moi qui ai encouragé votre union, qui lui ai appris comment te satisfaire. Tout ce que je veux c’est votre bien. 

- Je n’ai jamais dit le contraire maman. Mais c’est elle qui a souhaité venir te rendre visite alors que moi j’étais trop fatigué pour ça. C’est elle qui se soucie de ta santé quand moi j’oublie d’envoyer l’argent de tes médicaments. Elle ne fait pas tout ça pour que tu lui reproches de ne pas être venue nettoyer le poisson de la fête d’un Salif qu’elle ne connait pas, lui reproche-t-il en haussant le ton.


Je tire légèrement sur le bras d’Idris pour le calmer.

 

- Je ne suis pas ton ennemie Idris. Tout ce que je fais c’est veiller sur tes intérêts. Comme toutes les mères. Ton père nous a laissé, paix à son âme et je me suis battue toute seule pour que tu réussisses. Et aujourd’hui c’est comme ça que tu me remercies ? 

- Alors puisque j’ai été élevé par une mère aussi formidable que toi, tu comprendras que ton formidable fils prenne la défense de sa formidable femme.


Sa mère le regarde longuement puis sourit l’air d’apprécier ce qu’il vient de dire. Je ne sais pas si c’est feint ou sincère. Mais à vrai dire pourquoi devrais-je m’en soucier ? Je prends la main d’Idris dans ma mienne. Quelques instants plus tard, nous partons. 


Dans la voiture, Idris pose sa main sur mon ventre et le caresse, les yeux brillant de joie. Le changement d’humeur est surprenant après sa répartie cinglante à sa mère. Son geste est plein d’amour et ça me réchauffe le cœur après tout ce que nous avons traversé les années passées. Je sais que dans le cœur de sa mère, tant que je ne porterai pas sa descendance, je ne retrouverai jamais le respect qui l’animait à mon égard quand nous nous sommes mariés. Et dire qu’elle vient de me menacer de trouver une autre épouse à son fils.

    

- On ne reviendra que lorsque tu auras accouché. 

- Elle va t’assassiner si elle découvre qu’on lui a caché que j’étais enceinte. Pourquoi tu es si dur avec ta mère ? 

- J’apprends de mes erreurs passées Zeina. 


Je ne comprends pas ce qu’il veut dire par là mais je n’insiste pas. Idris a ses méandres dans lesquels il ne fait pas bon de se perdre.et puis, il ne doit plus y avoir de place pour les larmes dans nos vies. Je  suis enceinte de deux mois. 


Depuis cinq ans, tout le monde me demande quand est-ce que mon mari et moi ferons des enfants. Comme si nous étions deux être trop égoïstes pour penser à fonder une famille. Mais nos blessures nous les gardons pour nous.    

Depuis cinq ans, personne ne se doute que j’ai traversé trois fausses couches et que c’est la question la plus douloureuse qu’on peut me poser : quand  est-ce que vous allez faire des enfants.

The Love between us