Chapitre 28 : La dame de fer

Ecrit par Auby88

"Je suis extraordinairement patiente, à condition que j’obtienne ce que je veux à la fin.

Margaret Tchatcher, la dame de fer ; avril 1989"


Madame Vanessa AKOWE est l'une de ces femmes que l'on qualifie de dame de fer. Elle donne l'impression d'être un mélange bien dosé de Marylin Monroe et Margaret Tchatcher.

Elle inspire l'autorité partout où elle passe, s'impose par son allure, son élégance, sa coquetterie — qui d'ailleurs ne laisse aucun homme indifférent — et ses manières de bourgeoise. Elle marche bien droit, fièrement et est le plus souvent élégamment vêtue de tailleurs faits par des couturiers de renom. Elle possède un visage ovale symétrique, ce qui est bien rare, un nez fin et bien droit. Pour conserver ce don naturel et paraître toujours jeune, elle s'adonne autant que possible à des séances de lifting.


Assise dans l'un des grands canapés de son séjour, madame AKOWE semble préoccupée. Elle tripote les luxueuses bagues qui ornent ses doigts. De temps en temps, elle épie la demoiselle en face d'elle qui semble scotchée au magazine de mode sur ses genoux.


Satine, puisque c'est d'elle qu'il s'agit, ne sait même pas que sa mère est assise devant elle. Depuis que Cica l'a initiée aux accessoires de mode, elle est devenue une créatrice amatrice qui reste à l'affût des derniers modèles en vogue pour pouvoir s'en inspirer ainsi que des formations disponibles dans le domaine. Bien sûr, elle fait tout cela parallèlement à ses études en gestion d'entreprise.


Madame AKOWE s'impatiente. Les minutes s'écoulent et Satine ne quitte pas sa revue des yeux. N'en pouvant plus, elle le lui arrache des mains.

- Maman ! Qu'est-ce qu'il y a ? Je suis en plein travail là !

Satine est désorientée.

- Je sais, mais pour l'heure, je requiers toute ton attention.

- Tu es pire qu'un tyran, maman !

- Ce que j'ai à te dire ne peut que t'intéresser.

Satine fixe sa mère.

- C'est à propos de la petite amie de Richmond.

Satine écarquille ses yeux en amande.

- Qu'est-ce que tu lui veux encore à Cica ? Tu ne penses pas l'avoir assez humiliée la dernière fois pendant ton cocktail ? Pourquoi ne peux-tu pas les laisser vivre en paix et heureux ? Tu  …

- Je t'ai assez entendue, Satine ! réplique-t-elle sur un ton empreint d'autorité. Mes intentions envers elle sont bonnes.

Satine demeure sceptique.

- Certes, j'ai été ouvertement contre leur relation mais ce n'est plus le cas à présent. Je reconnais qu'ils sont faits l'un pour l'autre. Cela fait six mois maintenant que leur idylle dure.

- Si tu penses réellement ce que tu dis, pourquoi tu laisses Sandra rester ici ? objecte la fille.

- Sandra est comme ma fille, je ne peux l'abandonner seule dans un pays qui n'est pas le sien.

- Elle peut toujours rentrer au Canada. Elle n'a jamais aimé notre pays.

- Ben ! Elle reste convaincue que Richmond reviendra vers elle. Elle l'aime encore et je ne peux l'en dissuader.

- Qu'est-ce que tu veux concrètement maman ? Qu'est-ce-que tu attends de moi ?

- Que tu m'en apprennes plus sur Cica, puisqu'elle deviendra ma belle-fille.

- Ton entrain envers elle est trop subit, trop soudain.

- Nous avons tous droit à une deuxième chance.

Elle prend les mains de Satine. Ses yeux semblent l'implorer.

- Je suis ta mère. Je ne veux que le bonheur de mes enfants, crois-moi. Je ne pourrai jamais vous faire du mal, ni laisser quelqu'un vous en faire. Je vous aime beaucoup.

- Je sais maman, reconnaît Satine qui est émue par les mots de sa mère

- Je m'excuse d'avoir été peu courtoise tout à l'heure. Qu'est-ce que tu veux savoir sur Cica ?

- Sa couleur préférée, les mets qu'elle aime, ce qu'elle déteste … Bref, dis-moi tout sur elle.


Madame Vanessa écoute sa fille débiter un flot de paroles sur Cica. Son sourcil se hausse sur certains détails de la vie de Cica pendant que d'autres ne lui font aucun effet.

Elle prend quand même le temps de l'écouter, d'esquisser un sourire forcé pour enfin s'exclamer :

- C'est une fille extraordinaire ! Une orpheline qui, malgré sa pauvre condition et le décès de son ex petit-ami, a su se relever. A-t-elle un deuxième prénom ? Tu sais bien que je n'accommode pas trop aux prénoms indigènes.

Satine se gratte la tête quelques secondes.

- Isabelle ou Izzy, je crois bien. C'est ainsi que j'ai entendu une postulante religieuse l'appeler une fois.


Les yeux de la mère se remplissent d'effroi. Elle se lève précipitamment.

- J'ai besoin de prendre l'air.

- Tu vas bien, maman ? demande Satine qui s'inquiète.

- Oui, je vais bien ma chérie. J'ai juste eu une soudaine bouffée de chaleur comme toutes les femmes ménopausées. Je monte prendre mes médicaments.

Satine demeure perplexe.


Madame Vanessa monte une à une les marches de l'escalier et se rend dans sa chambre. De dessous son dressing, elle sort une petite boîte contenant une clé. Elle se précipite dehors.

Dans la serrure de la chambre voisine à celle de Satine, elle insère la clé, ouvre doucement la porte et sent un frisson s'emparer d'elle. Elle a l'impression que Jonas est encore là. Elle entre et prend soin de refermer à clé.


Dans la pièce, trois murs sur quatre sont pleins de poèmes et de posters de poètes d'horizons divers : Ronsard, Baudelaire, Césaire, Senghor, la fontaine, Victor Hugo, Aragon, de Lamartine, José García ...et d'autres plus récents. A part cela, il y a des portraits de Jonas bébé, enfant puis adolescent. Contre le quatrième mur, repose une grande bibliothèque, pleine de livres, avec au milieu un petit creux carré ouvert et destiné à poser des cadres pour photos.

Jonas adorait écrire et lire, passer des heures entières dans sa chambre à ne faire cela, quand il rentrait du collège. Il collectionnait poèmes, essais, nouvelles, romans de tous genres venus des quatre coins du monde. Son père lui en rapportait à chaque fois qu'il revenait d'un voyage. Monsieur AKOWE prenait soin de demander à chacun de ses trois enfants ce qu'ils voulaient. Richmond préférait des parfums chers ou des CD de chanteurs célèbres ou d'autres trucs pour frimer devant ses copains et les filles ; Jonas préférait les livres tandis que la petite dernière — qu'il avait prénommée Satine car il la voulait toujours douce et brillante comme du satin — demandait des robes ou des maisons de poupée. Le père se plaisait toujours à les satisfaire. Il revenait les bras chargés de présents pour tout le monde, y compris son épouse et Samson, son fils de coeur.


De petites toiles d'araignées se remarquent dans les coins du plafond. Le dernier nettoyage remonte à trois mois. Madame Vanessa veille chaque fois à ce que rien ne soit déplacé.

- Jonas, mon bébé ! murmure t-elle en touchant une photo sur laquelle on voit un bébé endormi dans ses bras.

Elle se souvient de sa surprise à la maternité quand on lui avait remis son bébé.


- Vous avez sans doute dû vous tromper. Ce bébé est noir !

- Il n'y a aucune erreur, lui avait assuré le médécin qui l'avait césarisée. C'est bien votre bébe, madame AKOWE. Je suppose que vous vous attendiez​ à voir un bébé métissé comme le premier !

Elle hoche la tête.

- Ce sont des probabilités rares mais qui arrivent au sein des couples mixtes comme le vôtre. Certains enfants peuvent être métis, tandis que d'autres blancs ou noirs. Alors détendez-vous et admirez cette vie dans vos mains !

Elle soupire longuement et jette les yeux sur cet petit être qui semble lui sourire. Elle touche sa petite main et il serre son doigt. Elle sourit. Elle le regarde de plus près et se rend compte qu'il a des yeux en amande comme elle ainsi que des fossettes naissantes aux joues. Par contre, il a les traits et les cheveux crépus de son père.  Elle se sent d'autant plus comblée quand son mari franchit le seuil de la chambre d'hôpital avec un bouquet de fleurs en main. Il lui dépose un bisou sur le front et vient s'asseoir près d'elle.

- Celui-là est ma photocopie ! s'exclame-t-il.

- En effet, il te ressemble beaucoup.

Il s'empresse de prendre son enfant dans ses bras.

- Toi, tu t'appelleras Jonas qui signifie colombe en hébraïque. Parce que je veux que tu sois toujours gentil, optimiste, enthousiaste, franc, simple et que tu aies la crainte de Dieu ! Quant à ton grand frère Richmond, qui viendra tout à l'heure, il sera comme son prénom l'indique un protecteur pour toi, une personne serviable et altruiste sur qui tu pourras toujours compter. Vous serez les meilleurs amis du monde !

Madame AKOWE approuve les propos sages de son mari.

- Exact, ils seront les meilleurs amis du monde !

Ils rient. La porte s'ouvre à nouveau pour laisser place à un beau petit garçon de deux ans, métis, aux cheveux en boucle qui tient la main de sa nounou et qui garde une tétine en bouche.

- Viens, Richmond ! dit le père. Viens voir ton petit-frère.

Le petit garçon s'approche, prend la main du bébé et sourit.


Madame Vanessa contemple une photo de Jonas adolescent. La confrontation vive qu'il y avait eue entre eux deux lui revient à l'esprit.


Jonas, devenu grand, idolâtrait sa mère. Elle était son modèle, sa confidente jusqu'à ce qu'il apprenne sur elle une vérité qui bouleversa leurs rapports et le cours de son adolescence paisible. Il s'était mis à la fuir, à se retrancher jour et nuit dans sa chambre. Il revenait quelques fois avec des bleus au visage comme s'il s'était battu.


Un jour, il entre sans frapper dans la chambre de ses parents, ce qui restait contraire à ses habitudes.

- Maman, il faut que nous parlons.

- Tu aurais dû frapper avant d'entrer ! Où as-tu laissé tes bonnes manières ce matin ?

- Je me fiche de tout cela, maman !Comment as-tu pu faire cela à papa, alors qu'il t'aime plus que sa propre vie ?

Il est visiblement en colère.

- Tu baisses le ton quand tu t'adresses à moi, Jonas ! ordonne-t-elle. De quoi parles-tu ?

- De ceci.

Il lui jette des photos. Des photos compromettantes d'elle avec un jeune homme.

Elle est ahurie.

- Tu me fais suivre, c'est cela ? Comment as-tu eu ces photos ?

- Cela importe peu. Dis-moi comment tu as pu te rabaisser autant ?

Elle demeure muette.

- Maman ! Comment as-tu pu coucher, pas une mais plusieurs fois, avec le meilleur ami de Richmond, cet hypocrite de Samson qui joue au bon devant mon frère alors qu'il le déteste en réalité. J'ai dejà essayé de prévenir Richmond mais il est trop occupé à se faufiler sous les jupons féminins.

Elle le regarde, sans mot dire.

- Tu sais pourquoi j'ai ces marques dans le visage ? Parce que beaucoup dans l'école savent que tu couches avec lui. Ce salaud n'a pas hésité à me le dire en face, à se moquer de moi. Je suis la risée de tous d'abord parce que je suis le fils noir d'une mère blanche et aussi à cause de tes agissements.

Elle s'approche de lui, essaye de le toucher mais il évite son geste.

- Je ne savais pas que tu en souffrais autant mon fils, je te demande pardon. Je te promets de régler tout cela à ma manière. Mais je te supplie de ne pas en parler à ton père.

- Je ne sais pas pendant combien de temps encore, je pourrai garder ce secret. Samson est comme un fils pour papa !

- Je te jure que c'est fini entre lui et moi.

- Je l'espère vraiment, maman.

Devant lui, elle déchire toutes les photos et les brûle.


Peu de temps après, ne pouvant plus supporter de croiser le visage de son père et le regard souriant de Samson qui continuait sans vergogne de déambuler dans leur maison, sous l'oeil de sa mère qui ne disait rien,  il s'était mis à boire et avait préféré s'en aller de la maison. Il souhaitait fuir son monde et boire en toute liberté, toutes les bouteilles ayant étant cachées sous les ordres de père.

Il revint quelques mois plus tard, mais resta distant de tous et n'avait d'yeux que pour une certaine Izzy dont la mère avait vu la photo dans ses affaires. Et puis un jour il est reparti, puis plus rien. Elle l'a revu sur un lit d'hôpital dans un état grave.

Elle se rappelle brièvement de la silhouette de l'adolescente que son mari réprimandait ce jour-là, cette Izzy. Elle l'avait aperçue par la fenêtre de la chambre d'hôpital. Ils étaient tous là encore quand le coeur de Jonas avait lâché. Izzy avait été jetée dehors. Depuis, plus jamais, elle n'avait eu de nouvelle d'Izzy.


Quand son mari, rongé par la perte de son fils et le fait que lui médécin émérite n'avait pu le sauver, avait succombé, elle n'avait trouvé d'autre solution plus intéressante que de faire d'Izzy un bouc émissaire. Izzy était la victime expiatoire parfaite car inconnue des autres membres de la famille. A Satine et Richmond, la maîtresse de maison avait raconté une histoire fausse, selon laquelle c'était cette fille peu recommandable qui avait poussé leur frère dans l'alcoolisme et qu'il avait de l'alcool dans son sang le jour de sa mort. Elle avait tellement pleuré ce jour-là, semblait si convaincante qu'ils l'avaient crue. Madame Vanessa était certaine qu'elle ne reviendrait jamais croiser leurs chemins. Du moins, elle l'espérait car cette Izzy savait beaucoup de choses sur elle. Jonas lui avait dit qu'il s'était confié à cette fille.  


Madame Vanessa semble chercher quelque chose. Elle ouvre tous les tiroirs de la chambre, les boîtes dans le dressing. Dans l'une d'elles, elle voit des photos de Jonas et Izzy. Elle manque tomber à la renverse.

Izzy et Cica sont identiques, malgré les années qui séparent les deux visages. A moins qu'elles ne soient jumelles, elle n'a plus aucun doute sur l'identité réelle de cette Cica qui vient d'entrer dans leur vie.

- Pardonne-moi Jonas, mais je dois le faire ! C'est elle ou moi, tu comprends ! Je me dois de préserver l'unité de ma famille envers et contre tous !


Quelqu'un frappe à la porte.

- Maman, tu es là.

Elle range précipitamment les photos.

- Un instant, Satine.

Elle lui ouvre la porte. Satine regarde sa mère. Elle est toute chamboulée.

- Maman ! Tu pleurais ?

- Oui, mon bébé. Tout à l'heure quand tu parlais de Cica, j'ai eu de la nostalgie. Je me suis rappelée de Jonas. Il avait le même charisme, la même douceur, la même gentillesse et la même émotivité.

Elle fond en larmes en parlant. Satine aussi coule des larmes.

- Maman, tu te fais du mal en ressassant tout cela.

- Je sais mais je ne peux m'empêcher d'y repenser, surtout à cette fille qui l'a mené droit au mur. Je suis sûre qu'elle est quelque part entrain de refaire sa vie pendant que nous souffrons continuellement d'avoir perdu Jonas ainsi que ton père.

- Tu devrais oublier cette fille, maman. Car de toute façon, la revoir ne ramènera pas Jonas.

- Garde toujours à l'esprit que cette fille est mauvaise. J'ai un mauvais pressentiment. J'ai peur qu'elle se ramène à nouveau dans nos vies.


Satine ne sait quoi dire, face à cette soudaine peur de sa mère. Elle la console sans comprendre pourquoi cette fille préoccupe sa mère après tant d'années. D'ailleurs, quel intérêt aurait-elle à revenir dans leurs vies ?


Mère et fille restent là, toutes les deux, l'une réconfortant l'autre. Elles se remémorent tous les bons souvenirs qu'elles ont eus avec Jonas.




 



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