Chapitre 3 : Cérémonie nocturne (2)
Ecrit par pretoryad
Kalé
Je ne perdis aucune seconde pour
m’atteler à la tâche. Le temps était certainement mon pire ennemi. Dali venait
de quitter l’appartement. Il était temps ! Je ne voulais absolument pas
qu’il découvre que je l’avais mené en bateau avec mon histoire de filtre
d’amour. S’il y avait bien une chose que je ne pourrais jamais lui accorder,
c’était le cœur de Nélia.
Celui-ci
m’appartenait. Et ça, il n’avait nullement besoin de le savoir. Je savais bien
qu’il était amoureux d’elle depuis une éternité, mais il n’était pas fichu
d’utiliser son foutu cerveau — dont son père était si fier — pour l’aborder
tout simplement ! Ce dont il avait sûrement besoin, c’étaient des cours de
drague. Pauvre ignorant ! Aucune magie ne pouvait agir sur le cœur d’un
individu.
Devant
la porte entrouverte, je jetai un coup d’œil sur le grand lit au centre de la
pièce au décor austère. Elle était là, paisiblement endormie, le visage si
innocent que j’eus un doute, l’espace d’un instant, sur mes réelles
motivations. Ce sentiment se dissipa à la pensée de l’épreuve de passation qui
m’attendait. J’étais si angoissé à l’idée de décevoir mon père que j’étais prêt
à tout pour réussir cette épreuve !
Je soupirai doucement avant de me
rendre dans la douche afin de dépouiller mon corps de toute souillure
charnelle. Puis, le corps revêtu d’un boubou noir à capuche, je m’introduisis
dans la chambre muni d’un sac de sport. La pièce était éclairée par les rayons
argentés de la pleine lune, et la jeune fille était toujours endormie.
L’horloge murale indiquait minuit. Je
n’avais plus que sept minutes pour installer mes objets. Ce que je fis sans
plus tarder.
Je sortis sept bougies noires de mon
sac que je plaçai tout autour du lit ; une bouteille d’eau de mer que je
m’empressai d’ouvrir ; un verre en cristal que je remplis à moitié d’eau ; une
dague avec manche en bois de cerf que j’utilisai pour m’infliger une coupure
peu profonde au doigt afin de récolter sept gouttes de mon sang que je laissai
couler dans le verre d’eau qui perdit de sa transparence.
Sept
minutes après minuit, les bougies s’allumèrent subitement. Je me tins debout face
à la pleine lune, la tête recouverte d’une capuche et le verre d’eau à la main
que je levai vers la lune, comme pour trinquer avec elle. Mon visage semblait
disparaître dans l’obscurité du tissu, malgré l’éclat de la lune. Je prononçai
ensuite trois fois cette formule magique d’ouverture au monde des esprits :
Ô Grand
Maître, Souverain des Ténèbres
Moi, Kalé
Dagary, successeur d’Odong Dagary
Grand-Myste
sacré par ton Éminence
Je fais appel
à ton pouvoir obscur
Pour
imprégner mon astre dans son génie
Un
faisceau de lumière vint se poser sur mon visage qui s’offrait à la lune,
m’envahissant de sa chaleur énergétique. J’en absorbai l’énergie jusqu’à ce
qu’elle disparaisse comme elle était apparue. Puis je me dirigeai vers le lit
et m’assis près de la jeune fille qui semblait paisiblement endormie. Je portai
le verre d’eau à ma bouche et en bus une gorgée, les yeux rivés sur le visage
serein de Nélia.
J’approchai
ensuite le verre du front de celle-ci puis j’en versai le contenu sur le sommet
de son crâne. Elle émit un léger mouvement de la tête avant de se rendormir. Je
recouvris ensuite son front de signes cabalistiques, invisibles à l’œil nu,
tout en répétant sept fois cette incantation pour accéder à son génie :
Esprit
de l’eau
Puissance de
la mer
Je
t’invoque par son nom
Souveraine
Mamissi
Cette fois encore, la lune fit
apparaître un rayon fluorescent qui illumina le visage de Nélia, et l’eau
s’évapora subitement. Je ressentis alors une vague d’énergie pénétrer ma main
puis se propager dans tout mon corps. C’était le signal. La main bien à plat
sur le front de Nélia pour bénéficier de l’énergie de la lune, je me penchai
au-dessus d’elle pour embrasser ses lèvres pleines.
Il y eut comme un déclic et les bougies
s’éteignirent subitement. Aussitôt, une chaleur intense m’envahit tout entier.
Mon corps ne fut plus qu’un brasier prêt à exploser. C’était le sort de
proscription que chaque sirène recevait à la naissance afin de conserver leur
virginité jusqu’à la manifestation de leurs pouvoirs entre seize et dix-sept
ans.
Si la fille perdait sa pureté avant
d’avoir hérité de ses dons, elle perdrait une partie de ces derniers au profit
de son amoureux. Si ce dernier venait d’une famille occulte, il pouvait voir
ses pouvoirs décupler. Autrement, il pouvait perdre la raison. Pour moi, tout
cela était trop attrayant pour faire marche arrière.
D’ailleurs, je n’avais rien à craindre.
Je m’étais préparé à cette situation à maintes reprises. Je devais juste me
concentrer et tout irait comme prévu. Je devais garder mes lèvres sur les
siennes pendant quatre-vingt-dix secondes pour activer la potion que Dali lui
avait fait boire. Elle se réveillerait ensuite et libérerait mes lèvres,
brisant ainsi le charme.
À partir de là, je supposais qu’elle prendrait le
temps de se ressaisir, puis elle m’apercevrait alors et se jetterait aisément
dans mes bras. Le reste suivrait son cours. Du moins, je l’espérais. Encore
trente secondes. Je trouvais le temps horriblement long. En attendant,
j’essayai de m’imprégner du baiser malgré ce sort dont je ressentais les élans
dans mon corps.
Elle
avait des lèvres douces et chaudes. Je ne pouvais malheureusement pas m’y
attarder dans ma condition. Le temps s’était écoulé à mon grand soulagement.
J’attendis qu’elle se réveille et libère enfin mes lèvres. Mais rien ne se
passa. Il n’y eut aucun mouvement de sa part. Mes lèvres restèrent collées aux
siennes, comme liées pour l’éternité.
Tandis
que le baiser se prolongeait, je sentis mes poumons se vider peu à peu de leur
souffle. La panique m’envahit alors. Je me mis à transpirer à grosses gouttes.
Je devais réfléchir, et vite ! Je levai les yeux vers Nélia et m’aperçus
qu’elle dormait encore. Comment pouvait-ce être possible ?
Dali m’avait assuré lui avoir donné la mixture.
C’était
donc le moment où elle était supposée se réveiller et libérer enfin mes lèvres
qui me paraissaient être en feu. Sa léthargie m’obligea à passer au plan b. Je
levai les yeux vers la lune, mais déjà sa lumière perdait de son ampleur. Et
l’énergie déversée par celle-ci s’était dissipée depuis un moment. Ma force
s’amenuisait. Je devais donc agir rapidement.
Je
tentai de détacher mes lèvres de celles de Nélia, mais c’était comme si elles
étaient scotchées aux siennes, et elles étaient douloureuses dès que j’essayais
de bouger ma bouche. J’insistai mais mes
lèvres ne se détachèrent pas. Et je sentis que mes forces m’avaient
complètement abandonné. L’emprise du génie de Nélia sur moi était beaucoup trop
forte.
Il
me fallait toute la concentration dont j’étais capable uniquement pour
respirer. Je sentis ma résolution s’effriter. La vie m’abandonnait peu à peu.
Je fermai un instant les yeux, comme pour préparer mon âme au départ. C’est
alors que je l’aperçus. Dali. L’image imposante de mon cousin, me fixant d’un
sourire narquois, me fit sortir de ma torpeur. L’enfoiré ! Il avait essayé
de me doubler !
L’instant d’après, je sentis une force
irradier de mon corps qui aviva ma colère. Mes instincts reprirent enfin le
dessus. Puis je sentis mes lèvres se libérer. Ma respiration se fit plus
régulière et mon cœur se mit à battre à un rythme normal. Enfin, je me levai du
lit et repris ma place en face de la fenêtre.
D’une voix caverneuse, j’invoquai mon
totem et prononçai, par la même occasion, une sentence contre Dali :
Pour qui
sonne le glas
Forme
enténébrée emporte mon astre
Pour qui
sonne le glas
Sang pour
sang sera son désastre
Je
levai la tête vers la lune, et la lueur de ses rayons inonda mon visage,
conférant à mes yeux une teinte rouge incandescente. Mon corps fut saisi de
violents spasmes tandis qu’il se métamorphosait en un corbeau somptueux. Puis
d’un battement d’ailes, je pris mon envol et disparus à travers la petite
fenêtre de la pièce. Mon boubou jonché sur le sol, comme seule preuve de mon
passage.