Chapitre 3 : Une rencontre inattendue
Ecrit par Auby88
"Toute rencontre nouvelle est susceptible d'éveiller l'impensable.
Jacques Salomé ; Bonjour tendresse (1992)"
Dès l'aube, avant les premiers cocoricos, les religieuses de l'orphelinat de la Charité d'Abomey-Calavi et d'autres dévots de la maison ont délaissé leurs lits pour les bancs de la chapelle. Les yeux tournés vers une statue érigée en l'honneur de la mère du Christ, les mains égrenant le chapelet, tous récitent en choeur une cinquantaine d'Ave maria. Avec la même piété, tous assistent à l'office matinal, écoutent l'homélie du prêtre et communient à la table sainte.
C'est ainsi que commence chaque journée avec les nonnes. Cica s'y est habituée. Près d'elles, la jeune femme a grandi. De leurs rites, elle connaît les moindres détails. Elle aime leur vie de communauté, leur rigueur au travail, leur sens de l'organisation, leur serviabilité, leur vie consacrée à la prière, excepté leur voeu de chasteté. D'ailleurs, c'est l'une des deux raisons pour lesquelles porter la longue robe immaculée ne lui a jamais traversé l'esprit. Elle le criait à toute personne qui voulait la persuader d'entrer au couvent. Quant à la deuxième raison, elle demeure un secret bien gardé entre soeur Anne et elle.
Soeur Anne est sa protectrice et la directrice adjointe de l'orphelinat. C'est grâce à elle que Cica, en dépit de ses vingt-trois ans, réside encore à l'orphelinat. Car selon la règle en vigueur dans l'institution, l'âge de départ est fixé à dix-huit ans, sauf pour les aspirantes à la vie religieuse. Les jeunes adultes étant jugés aptes à voler de leurs propres ailes, ils sont guidés soit vers les études universitaires, soit vers les métiers manuels.
Soeur Anne est celle qui a materné Cica. Leurs chemins se sont croisés, pour la première fois, aux portes de l'orphelinat. Cica était encore un bébé. Soeur Anne, alors postulante religieuse, l'a retrouvée là, étendue dans une corbeille. Elle s'est aussitôt liée d'affection pour la petite. C'est elle qui a insisté pour qu'on l'appelle Cica, qui signifie or en langue Fongbé, argumentant qu'elle avait un sourire en or. Aujourd'hui, Cica est devenue la gentille, humble et serviable jeune femme que tout le monde apprécie à l'orphelinat.
- Cica, que fais-tu là ? demande soeur Grâce, la directrice de orphelinat.
Cica, étendue sur son lit, se redresse promptement.
- Tu devrais être dehors à t'occuper de la propreté de la maison. As-tu oublié que nous recevons un hôte particulier aujourd'hui ?
- Je m'en souviens, répond-t-elle en s'étirant.
- Mobilise le nombre de personnes que tu voudras. Allez ! Depêche-toi.
- Détendez-vous, ma mère !
Elle quitte le lit et vient près de soeur Grâce :
- Je vous assure que tout sera prêt pour dix heures.
La religieuse soupire.
Dix heures sonnent, onze heures puis midi… Soeur Grâce s'impatiente. A plusieurs reprises, elle demande à Cica de surveiller l'entrée de l'orphelinat.
C'est un réel supplice pour la jeune femme que de rester devant le portail, pour guetter l'arrivée de tous ces égoïstes donateurs, qui s'amènent avec plein de reporters. On se doit pourtant de donner sans s'afficher, sans rien attendre en retour.
A contrecoeur, elle obtempère à chaque fois. Car elle est consciente que la survie de l'orphelinat dépend de ces aumônes, intéressées ou pas. Il faut prendre soin des enfants, les nourrir, renouveler les vieux bâtiments, payer les frais d'électricité et d'eau potable...
Ce n'est que dans l'après-midi, vers seize heures qu'une luxueuse voiture s'arrête devant le portail. Un homme et une femme en descendent. Cica s'étonne de ne voir aucun reporter. L'homme, métis à vue d'oeil, porte un polo gris sur un pantalon noir. La femme, blanche au teint bronzé, est élégante dans sa robe empire. Cica s'approche d'eux lorsque l'homme finit de donner des instructions au chauffeur. Elle les salue, leur souhaite la bienvenue en affichant son plus beau sourire. L'homme hoche juste la tête sans prêter attention à elle ; tandis que la femme toise Cica, depuis les sandalettes qu'elle porte jusqu'au foulard noué sur sa tête...
Au bureau de soeur Grâce, elle conduit l'homme et s'éclipse. C'est samedi, la chorale des enfants répète. Cica se dépêche de rejoindre ses petits élèves. Elle est en retard.
En marchant, elle se remémore une scène assez drôle. Sandra, comme elle a entendu l'homme l'appeler, s'est plainte par rapport aux pierres répandues çà et là dans la cour de l'orphelinat et qui rendent la marche difficile. En employant un ton sarcastique, l'homme lui a suggéré de descendre de ses échelles et de marcher pieds nus. Vexée, la femme a préféré l'attendre dans la voiture...
Dans le bureau de Soeur Grâce.
- Asseyons-nous monsieur Richmond, commence la directrice. Je suis ravie de vous rencontrer ! Infiniment merci pour les dons que vous nous faites parvenir. Dieu vous bénisse au centuple.
- Merci, soeur Grâce. Avant tout propos, je tiens à vous présenter mes excuses. J'ai eu des imprévus ce matin et j'ai oublié de vous en informer.
- Ce n'est pas bien grave, mon fils ! Je vous offre à boire ?
- Non. Ne vous dérangez pas ! Pouvons-nous visiter les enfants ? demande-t-il en se levant de la chaise. J'aurais souhaité m'entretenir beaucoup plus avec vous au sujet de l'orphelinat, mais je suis pressé. J'ai des entrevues radiophoniques et télévisuelles à faire tout à l'heure.
- Je ne vous retiendrai pas davantage, répond soeur Grâce en se levant à son tour.
Samedi, c'est en général le jour des ateliers : Théâtre, cuisine, danse, bricolage, chorale...
La visite commence par l'atelier de théâtre. Richmond sourit en voyant ces enfants reprendre la nativité du Christ avec cette candeur qui leur est propre ; les uns oubliant leurs discours, les autres distraits par sa présence. En sortant de l'atelier de théâtre, il entend une voix, une voix de femme, envoûtante avec un timbre et un vibrato uniques. Il ne peut s'empêcher de s'exclamer :
- Je la veux !
- Pardon ?
Soeur Grâce ne comprend rien à ce qu'il vient de dire.
- Vous entendez cette version française de "Joy To the World (Joie dans le monde)" ?
- Oh ! Oui. La chorale des enfants répète en avance pour Noël. Nous pouvons y aller si vous le souhaitez.
- Je vous suis.
A présent figé sur le seuil de la salle de répétition, Richmond écoute la maîtresse de chant, qui fait les couplets pendant que les petits choristes reprennent les refrains. Elle chante divinement bien. Il ne la voit que de dos. Sandra vient par derrière lui, pour lui rappeler qu'ils sont en retard pour leurs rendez-vous. Il ne l'entend pas.
- Ricky, on doit y aller ! renchérit-elle en lui tapotant l'épaule.
- Je viens de trouver celle qui remplacera Alice.
- Quoi ! Tu es vraiment sérieux là ? Nous avons dépensé une fortune pour lancer les auditions, payer les frais d'interviews et tu veux tout arrêter pour cette ringarde ! Tu peux trouver mieux, tu sais !
- Tu me déranges, Sandra ! Annule tout. L'argent n'est pas un problème. Et si tu n'es pas capable de m'attendre, rentre avec Charles !
- Je ne me ferai pas prier pour cela !
Elle est manifestement irritée par ses propos. Elle se met à marmonner. Il ne l'écoute plus.
Quand la soprano finit son interprétation et se retourne, Richmond reste stupéfait. Face à lui, se trouve la jeune femme à l'entrée de l'orphelinat, celle qu'il a dédaignée tout à l'heure. Il hésite à lui faire son offre. Mais lorsqu'elle vient vers eux, en souriant, il se décide. Soeur Grâce les présente l'un à l'autre, et s'éclipse.
- J'aimerais que vous intégriez mon groupe de jazz.
- Un groupe de jazz ?
Cica reste perplexe. Elle écarquille les yeux.
- Oui, vous serez la chanteuse.
- Je regrette, mais je ne peux accepter votre offre.
Il la fixe.
- Vous serez très bien rémunérée.
- Ce n'est point une question d'argent, monsieur. Je ne suis simplement pas intéressée.
- Repensez-y. C'est une opportunité unique.
- Je dois y aller, monsieur. Excusez-moi.
Il retient sa main, y glisse quelque chose.
- Bonne journée ! achève-t-il en quittant la salle.
Elle demeure interdite, ne dit aucun mot. Vers sa main, elle baisse les yeux et découvre une carte de visite.