Chapitre 48
Ecrit par Auby88
Aurore AMOUSSOU
Devant la coiffeuse, je me maquille.
La porte de la chambre s'ouvre. Dans le miroir, j'aperçois mon homme.
- "Maman, c'est toi la plus belle du monde. Aucune autre n'a la grandeur, n'est plus jolie …"
Je souris. Je sais que c'est exprès qu'il fredonne la chanson de Luis Mariano, reprise par Vincent Niclo.
- Message reçu, Femi. Je me dépêche.
- Je m'impatiente, moi ! Tu en as encore pour longtemps ?
- Non, juste cinq minutes.
- Une demi-heure, tu veux dire. Ah les femmes ! Pourquoi vous vous compliquez autant la vie ? Tu sais pourtant que je te trouve belle, même sans maquillage !
- Je le sais, mais un peu d'artifice en plus ne fait pas de mal !
- Bah, si tu le dis. Sauf que le temps lui ne s'arrête pas quand tu te fardes autant !
- Femi ! Ok. Je fais vite. Promis ! Au fait, où est Arabella ?
- En bas, assise devant la télévision. Il n'y a pas que moi qui m'impatiente, tu sais ! A plusieurs reprises elle m'a demandé : "Papa, on va chez mémé quand ? ".
En parlant, il l'imite. Je m'exclaffe.
- Dis Femi, t'a prévenu ta mère que je serai avec vous ?
- Encore faudrait-il qu'on quitte la maison ! me répond-t-il en ricanant.
- C'est bien drôle !
Je réitère ma question.
- Elle sait que je viens avec vous ?
- Non !
Je dépose mon pinceau et tourne mon faiteuil roulant vers lui.
- Femi ! Tu m'avais pourtant dit que tu l'en informerais !
- Je l'ai fait mais tu la connais. Elle ne veut voir que son fils et sa petite-fille.
Je soupire.
- Vous devriez y aller sans moi. Je n'ai pas envie de l'agacer.
Il me fixe.
- Arrête de me regarder ainsi, Femi ! Je t'ai promis de ne plus considérer ta mère comme un "problème majeur" pour moi, et je tiendrai parole. Mais ce n'est pas pour autant que je dois toujours lui imposer ma présence ! Elle risque de croire que je veux lui tenir tête et me détester davantage.
- C'est possible, mais moi je ne bouge pas d'ici sans "ma femme" !
Sur ma joue, il vient déposer une bise furtive.
- D'accord, je viens avec vous, comme convenu. Au fait, c'est tellement chou de t'entendre m'appeler "ta femme". Je me sens plus qu'une reine.
- Tu l'es. Tu es ma reine !
- Là, tu vas me faire pleurer et mon maquillage va couler.
Il sourit puis va s'asseoir sur le bord du lit.
A travers le miroir, je contemple l'homme derrière moi. C'est vrai qu'il peut parfois sembler dur, trop rigoureux, trop sérieux mais je ne connais personne d'autant attentionné, aimant, motivateur comme lui. Mon Femi, mon amour. Oui, je l'aime chaque jour un peu plus.
Et dire que je pensais ne pouvoir aimer autre homme que Steve, que je croyais qu'il était ma vie et que c'en était fini pour moi. Faux, totalement faux car aujourd'hui, je ne me souviens même plus du goût de ses lèvres sur les miennes, de ses préférences et de bien d'autres détails le concernant.
Avec du recul, je me rends compte que je ne l'ai jamais vraiment aimé. Oui, je n'ai jamais vraiment aimé Steve. Je restais juste attachée à lui parce qu'il a été mon premier homme. On sait combien cela a de l'importance pour une femme. On s'imagine même qu'on se doit de rester liée, pour toute la vie, à celui qui nous a faite femme.
Cependant, ce n'est pas obligatoire. En tout cas, c'est ce que je retiens de ma propre expérience.
Femi, quant à lui, je l'aime vraiment, réellement, profondément. L'amour vrai, c'est celui-là qui se construit jour après jour, qui résiste au temps, qui demeure malgré les disputes et les obstacles, qui vous fait dépasser vos limites, qui vous donne plus d'assurance en vous, qui vous fait sentir plus belle malgré vos défauts physiques, qui vous fait comprendre que vous n'êtes pas seule, qui vous aide à devenir meilleure, qui vous amène à aimer la vie et le monde qui vous entoure, qui vous fait beaucoup sourire.
L'amour vrai, c'est aussi celui-là qui sait vous pardonner, qui vous respecte, qui sait être ferme avec vous pour votre bien .…
Entre Femi et moi, il y a cette connexion que je ne saurais décrire. Elle va au-delà du charnel. C'est comme si nos âmes étaient enchaînées, destinées à rester ensemble. Je n'ai pas de mot pour décrire ce que je ressens chaque jour quand je le regarde, quand je me réveille près de lui, quand il m'embrasse, quand il me fait l'amour, quand…
C'est juste magique !
Nos yeux finissent par se croiser. Je détourne vite la tête et continue mon maquillage. Trop tard, il m'a déjà remarquée. Il se lève du lit et revient vers moi.
- Pourquoi me regardes-tu ainsi ?
- Rien, je t'assure.
- Tu n'aurais pas une idée derrière la tête, toi ?
- Moi ! Mais . . non ! bredouille-je. C'est juste que ... je ne peux m'empêcher de ... te contempler encore et encore.
- Pourquoi ? demande-t-il en ajustant un pan de mon boubou.
Je le remercie avant de poursuivre :
- Eh bien, parce que tu me rends tant heureuse, parce que chaque jour à tes côtés, je gagne en force et en maturité, parce que je …
Il ne me laisse pas finir ma phrase.
- Cette force, tu l'as toujours eue en toi.
- Mais sans toi, je n'aurais ...
A nouveau, il m'interrompt.
- Je te le repète : Ta force, tu l'as toujours eue en toi.
Je hoche la tête. Je n'ajoute plus un mot même si, au fond de moi, tout me crie que si je n'avais pas connu Femi après mon accident, je serais restée une femme en rage contre son handicap, renfermée, égocentrique et aigrie.
Il se rapproche plus près de mon visage et s'apprête à m'embrasser quand on entend :
- Vous n'avez pas fini de vous faire des bisous ! Mais quand est-ce qu'on va chez mémé ? Je m'ennuie, moi !
Elle garde ses bras croisés et affiche une mine sérieuse.
Ah les enfants ! Ils ne cesseront jamais de nous étonner ! Je n'ai qu'une envie, devenir toute mini à l'instant. Je feins n'avoir rien entendu et me retourne vers la coiffeuse. Je laisse Femi lui répondre.
- Arabella ! Je t'ai toujours dit de frapper à la porte avant d'entrer, n'est-ce pas ?
- Euh, j'ai oublié, moi !
A travers le miroir, je la vois ouvrir grand ses yeux comme à chaque fois qu'elle ne veut pas reconnaître sa faute.
- Alors, tâche de t'en souvenir la prochaine fois, sinon je me ferai le plaisir de te donner de bonnes fessées ! C'est compris ?
Plutôt que de juste dire Oui à son père, elle continue sa plaidoirie.
- Mais papa, ce n'est pas ma faute si j'oublie ce que tu me dis ! Je suis encore petite, moi !
Il la fixe. Je suppose qu'il ne sait plus quoi lui dire.
- Va en bas voir si j'y suis.
- Mais tu es ici devant moi !
Je presse ma main sur ma bouche pour ne pas rire. Il soupire longuement avant d'ajouter.
- Va nous attendre en bas !
- Tu me chasses encore parce que vous …
Avant qu'elle puisse sortir une nouvelle bêtise de sa bouche, qui pourrait contrarier son père, j'interviens.
- C'est bon, je suis prête ! Comment me trouvez-vous ?
- Tu es très jolie, maman !
- Nous avons assez bavardé ! Il est temps d'y aller ! conclut Femi en nous pressant.
* *
*
Nous sommes assis dans la voiture, sur le point de démarrer. Je suis à l'arrière avec Arabella qui est assise dans son siège-auto.
- Tout le monde est confortablement assis ? demande Femi avant d'allumer le moteur.
Arabella et moi répondons en choeur.
- Oui, Papa !
- Vous voulez que je vous raconte des blagues ?
Nous lui répondons avec joie.
- Ouiiiiiiiiiii.
Rien qu'à l'idée de l'entendre, je souris...
Enfin, on vient d'arriver à Porto-Novo. Nous avons été retardés par les embouteillages. Depuis tout ce temps, c'est la deuxième fois que je viens dans cette ville, capitale administrative et politique du Bénin. Femi souhaite qu'on y vienne plus souvent pour qu'Arabella découvre la ville où il est né ainsi que tous les sites touristiques dont elle regorge. Alors pour nos prochaines visites, nous irons entre autres au musée Honmè, ancien palais royal rénové où l'on peut apprendre l'histoire de tous les rois de Porto-Novo ; au musée da Silva qui retrace l'esclavage ainsi qu'à la forêt sacrée du Royaume de Porto-Novo, transformée en Jardin des Plantes et de la Nature.
A Porto-Novo, c'est la fête à gogo toutes les fins de semaine. Toutes les occasions sont bonnes pour des réjouissances : anniversaires, mariages, cérémonies de dotes, enterrements, baptêmes, sorties de "revenants" …
D'ailleurs, nous sommes présentement coincés dans une ruelle animée par un "revenant". Le "revenant" appelé "Egungun" en yoruba, "Kluto" en fongbé et "Kouvito" en goun (langue beaucoup parlée à Porto-Novo), représente l'esprit du mort qu'on suppose revenu pour se manifester aux vivants.
J'avoue que depuis toute petite, je reste effrayée par les klutos, tous types confondus. Et c'est encore le cas maintenant quand le kluto, accompagné de ses gardiens "mariwo", s'approche de notre voiture. Moi je tremble presque tandis qu'Arabella semble émerveillée.
- Aurore, voyons ! Tu es assez grande pour être ainsi terrifiée ! Restez à l'intérieur. Je descends.
- Tu ne devrais pas, Femi !
- Aurore ! Je suis un habitué des lieux, je te rappelle.
Il sort de la voiture. On dirait qu'il parle avec eux. Puis il leur glisse quelques billets, esquisse avec eux quelques pas de danse et revient dans la voiture. Je vois le kluto me faire la main. Mais je suis encore trop troublée pour répondre à sa salutation.
- Démarre-vite Femi. Fraye-toi vite un chemin. Je veux quitter cet endroit.
- Poltronne ! achève Femi en se moquant de moi.
- Depuis quand tu t'entends si bien avec eux ?
- Aurore, c'est la peur qui te rend autant amnésique ou dois-je encore te rappeler que je suis né ici et que j'ai grandi ici ? Tout ça fait partie de moi, de ma culture. Et puis, en tant que ma femme, tu …
- Ce n'est pas la peine de finir ta phrase, j'angoisse déjà.
- Sacrée Aurore ! Ce Kouvito là, c'est le plus pacifique de tous et tu trembles ainsi. Regarde-le, il ne fait que danser. A ce rythme, tu risques de te faire pipi dessus quand tu rencontreras ceux qui peuvent être violents.
Arabella et lui se raillent de moi.
- Oui, moquez-vous bien de moi. C'est pas vous ohhh !
Ce n'est que lorsqu'on parvient à quitter la ruelle que je retrouve mon calme. Et là, je ris de moi-même à gorge déployée.
* *
*
Nous venons d'arriver devant la maison familiale de Femi. La demeure semble avoir été entièrement rénovée. J'inspire profondément tandis qu'il se gare devant le portail.
- Gonflée à bloc ? me demande-t-il en me regardant à travers le miroir.
Je devine aisément qu'il fait allusion à sa mère.
- Oui, gonflée plus qu'à bloc ! réplique-je en souriant grandement.
- C'est parfait !
Nous descendons tous. Femi presse le bouton de la sonnerie. Comme je m'y attendais déjà, c'est avec la mine froide que sa mère m'accueille au portail. Devant ses yeux froids qui me dévisagent, j'affiche un large sourire.
- Bonjour maman, j'espère que vous allez bien !
Elle me lorgne longuement. Je suis sûre qu'intérieurement, elle se dit :
"Qu'est-ce qu'elle fait là ? J'avais pourtant dit à mon fils que je ne la voulais pas chez moi ! "
Je suppose que c'est à cause d'Arabella qu'elle n'a rien dit. Je réponds quand même.
- Vous êtes sans doute surprise de me voir ! N'en voulez surtout pas à Femi. C'est moi qui ai insisté pour le suivre. J'avais envie de vous revoir.
De sa bouche, j'entends un faible "tchrouuu". J'ai peut-être trop parlé. Il vaut mieux que je me taise. Nous la suivons au salon. Je balaye la pièce du regard. Beaucoup de choses ont changé ici. Le sol est carrelé, les murs peints et les meubles en cuir. Il y a aussi un écran plasma, là devant moi.
- Je vous apporte de l'eau, mes très chers ! dit la mère en direction de Femi et Arabella.
Elle ramène un plateau contenant une carafe d'eau et ... deux verres. Je la regarde faire. Elle pose un verre devant Arabella puis un autre devant Femi qui le pousse aussitôt devant moi. Elle repousse le verre vers son fils après l'avoir bien lorgné. Pour une fois, son attitude me fait sourire. Femi s'apprête à renvoyer le verre vers moi. Je cligne vite des yeux. Heureusement, il me voit et arrête son geste. L'objectif c'est de supporter sa mère, pas de l'agacer ou la mettre en colère. L'eau n'est qu'un petit détail. Et puis, je n'ai pas soif.
- Comment vas-tu, maman ?
- Bien, mon fils ! fait-elle en s'asseyant.
Sur ses genoux, elle prend Arabella.
- Comment va mon adorable petite-fille ?
- Je me porte bien, mémé. J'étais pressée de te revoir.
Elle lui sourit.
- Toi aussi, tu m'as beaucoup manqué...
Telle une statue, je suis. Ma "belle-mère" parle à l'un, à l'autre mais pas à moi. Par moments, j'essaye d'intervenir dans la discussion. Sans succès. Là, je désespère.
Je suis sur le point d'abandonner quand j'aperçois les sœurs de Femi : Olayinka et Fumilayo. Elles viennent d'entrer au salon.
Avant même de saluer leur frère, elles viennent de part et d'autre de mon fauteuil.
- Hé, belle-soeur, il y a longtemps qu'on ne t'a pas vue hein !
- Tu es partie en France sans même penser à nous oh ! Mais on n'est pas rancunières oh !
Toutes deux me sourient. C'est comme si Dieu, "LE PÉPÉ BARBU DU CIEL", comme l'appelle affectueusement Arabella, me faisait un clin d'œil de là-haut.
- Vous deux-là, ouste ! A la cuisine ! ordonne leur mère.
Elles ne prêtent même pas attention à elle.
- Ecoute belle-soeur, faudra que tu nous offres tout ce que tu nous avais promis !
J'écarquille les yeux. Je ne me souviens pas leur avoir promis quelque chose. Mais tout ça m'amuse.
- Tu ne t'en rappelles pas, c'est pas grave ! On va te rafraîchir la mémoire tout à l'heure.
Intérieurement, je souris. Ces filles ont vraiment le don d'égayer les cœurs, comme leur grand-frère.