Chapitre 6 : Au studio 8

Ecrit par Auby88

"J'ai beau chercher

Je ne peux pas trouver

D'autres garçons à aimer

Que celui que j'ai rencontré

A Blue Bayou…

Mireille Mathieu"


" Tu ne sauras jamais ce dont tu es capable si tu n’essaies pas - film Cherry Blossoms"


Le studio 8 demeure incontestablement le meilleur du pays, en termes de nouvelles technologies et de rapport qualité/prix. Il dispose de vastes locaux de répétition et d'enregistrement pour les musiciens. Fabrice, le propriétaire est un ami de longue date de la famille AKOWE. Béninois par alliance, puisque marié à une autochtone, il s'est épris du pays et ne l'a plus quitté.

Devant le grand immeuble qui abrite le studio, Charles dépose Cica puis repart. Sa patronne a expressément besoin de lui. Cica a à peine le temps de le remercier, que Charles démarre en trombe. Elle fouille son sac, cherche son téléphone et le trouve éteint. Maintes fois, elle appuie le bouton d'allumage, mais rien ne se produit. Consternée, elle laisse échapper un long soupir. Heureusement, en levant les yeux, elle s'aperçoit que l'enseigne du studio est accrochée au niveau du deuxième étage.


La secrétaire, derrière son bureau, semble plus occupée à converser de futilités au téléphone qu'à l'écouter. Elle est méchamment maquillée avec les paupières barbouillées de fard appliqué à forte dose, le fond de teint un peu trop clair pour sa couleur de peau et les longs faux cils enduits de mascara. Avec insistance, Cica renouvelle sa requête.

- Ne voyez-vous pas que je suis occupée ? grogne son interlocutrice. De toute façon, nous ne faisons pas d'aumône ici, ajoute-t-elle en la reluquant.

- Vous faites une grosse erreur, mademoiselle​. J'ai rendez-vous avec monsieur Richmond AKOWE pour une répétition avec son groupe de jazz ! Il doit sûrement m'attendre.

La secrétaire raccroche le téléphone et fixe longuement l'intruse.

- Et moi, je suis la reine d'Angleterre ! J'ai mieux à faire qu'écouter vos blagues stupides. Vous êtes-vous bien regardée ? Vous ressemblez à une clocharde ! Allez, circulez ou j'appelle la Sécurité !

Cica jette furtivement un regard sur sa robe, dénichée parmi les vêtements que les âmes charitables offrent à l'orphelinat. Pas toute neuve, cependant belle avec les motifs fleuris qui l'ornent. C'est d'ailleurs la plus belle robe qu'elle possède. Elle brûle d'envie de riposter, mais se ravise. Dans son vieux sac à main, elle cherche en vain la carte de visite de Richmond pour la brandir, mais ne la trouve pas. Elle l'a sûrement oubliée à l'orphelinat, sous son oreiller.

- Écoutez-moi, je vous en supplie​. Je vous dis la vérité. Dites-moi où je …


Sa phrase demeure incomplète. La femme ne l'entend plus. Derrière son bureau, elle se redresse et ajuste son décolleté. Un large sourire se dessine sur son visage.

Ne sachant plus quoi faire, remontée contre elle-même encore plus que contre cette femme qui la juge du fait de son apparence, Cica entreprend de s'asseoir sur l'une des chaises de la pièce. En se retournant, elle percute quelqu'un par inadvertance.

- Vous ne pouvez pas faire attention en marchant ? lui lance l'homme.

Elle lève la tête.

- Vous, Cica !

Il la scrute de la tête aux pieds.

- Monsieur Richmond ! Enfin, je vous trouve.

Elle est un peu rassurée.

- J'étais ici depuis neuf heures, mais cette dame ne m'a pas prise au sérieux.

- C'est bien normal qu'elle vous traite ainsi ! réplique-t-il en employant à nouveau un ton sérieux. Votre robe est toute froissée et vous n'aviez guère besoin de ce foulard sur votre tête. Nous ne sommes pas au couvent !

Elle semble perdue.

- Je pensais que c'était ma voix et non mon apparence qui comptait, répond-t-elle faiblement en ôtant son foulard.

À la vue de ses cheveux mal coiffés, il lui suggère de remettre son foulard.

- Votre apparence importe beaucoup si vous voulez que l'on vous respecte. Arrêtez de faire cette triste mine ! Je tiens à ce que vous soyez toujours présentable !

Elle baisse la tête.

- Suivez-moi, reprend-t-il. Aujourd'hui, je tolère votre retard.


Ils passent devant la secrétaire qui reste bouche bée, empruntent un couloir et entrent dans l'une des salles aux portes blindées.

- La princesse daigne finalement apparaître, lance quelqu'un !

- Cica, je te présente Samson, le batteur.

D'un bonjour timide, elle le gratifie. Avec Arsène, le contrebassiste et Michel le pianiste qu'ils appellent "le vieux" par respect, elle fait connaissance. Mais à son aise, elle n'est définitivement pas. Richmond est dehors, occupé à converser au téléphone.

Samson chuchote quelques mots dans les oreilles d'Arsène, et tous deux se marrent en la regardant.

- Ne te laisse surtout pas intimider par eux !

C'est Michel qui s'adresse à elle. Le quinquagénaire au crâne dégarni et à la barbe grisonnante se tient à côté d'elle. Il lui propose de s'asseoir sur la chaise vide, posée près de lui. Elle accepte.

- Richmond nous a parlé de tes prouesses vocales. J'ai bien hâte de t'entendre chanter.

Elle mime un sourire.

- Nous pouvons commencer, avertit Richmond en entrant dans la salle de répétition.

- Cica, montre-nous ce que tu as dans le gosier, reprend Samson. Parce qu'à part cela, je ne vois vraiment pas pourquoi Richmond t'a choisie.

- Emerveille-nous, Cica ! renchérit Richmond.

Elle angoisse terriblement. Elle se lève, balbutie quelque peu puis sans entrain, sans originalité débute un chant sacré.

- Chante-nous autre chose, Cica ! On n'est pas dimanche ! ricane Arsène, le jeune homme svelte.

Elle demeure muette et baisse la tête.

- Richmond, c'est le pire choix que tu aies fait ! s'exclame Samson. Tu aurais dû continuer les auditions. Cette fille est banale. Elle n'a rien d'extraordinaire dans la voix.

- Voyons, Cica ! Ne me fais pas honte devant mes amis ! J'ai placé mon espoir en toi.

- Vous la stressez tous avec vos remarques désobligeantes ! intervient le vieux.

- Je parie que cette fille n'a jamais travaillé avec un orchestre, enchaîne Samson.

- Richmond, tu nous as fait perdre notre temps ! poursuit Arsène.

Richmond, déçu par Cica ne la défend pas. Il commence à regretter son choix. Peut-être, s'est-il trop vite emballé pour cette inconnue.

Cica, quant à elle, est submergée par un flot d'émotions : colère, peur, déception… Elle souhaite que la terre sous ses pieds s'ouvre et l'engloutit. Elle a hâte de s'enfuir de ce lieu malsain.

Soudain, de cette citation que soeur Grâce répète souvent sans se rappeler le nom de l'auteur, elle se souvient : « Tu ne sauras jamais ce dont tu es capable si tu n’essaies pas ».

C'est cette religieuse qui l'a convaincue d'accepter l'offre de Richmond, de tenter sa chance même si le répertoire qu'elle connaît le mieux est celui sacré. Et puis, l'argent qu'on lui paierait servira à financer des projets qui lui sont chers.


Au milieu des railleries, elle lève la tête, et avec une voix chaude, forte, unique, colorée, pénétrante, envoûtante, stupéfiante, elle interprète "A Blue Bayou".

Les voix se taisent. Les oreilles se dressent. Les regards vers elle convergent... Les mains l'applaudissent.

- Bienvenue au Panthers Jazz Band, Cica ! dit Richmond.

- Tu as passé le test d'entrée avec succès, conclut Samson en lui tendant la main. A contrecoeur, elle lui tend la sienne.

- Bande de machos, hypocrites à l'excès ! vocifère le vieux. Tu es née pour briller, ma fille ! Ne l'oublie jamais !

Elle se surprend à sourire, réconfortée par cet homme, en qui elle voit déjà un père.





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