Épisode 1
Ecrit par Mona Lys
1
MURIMA
Après vingt-deux ans je dors et me réveille dans un lit confortable avec des draps aux bonnes senteurs. En prison ce n’était pas la grande classe. Rien n’était vraiment à sa place et on devait s’y adapter. La nourriture était infecte, il n'y avait pas vraiment de règle, ou du moins elles n’étaient pas respectées. Toute personne ayant une bonne somme d'argent obtenait tout de suite du pouvoir avec le soutien des gardes qui demandaient leurs parts. La prison c'est vraiment l'enfer sur terre. Penser à ces choses me donne un haut le cœur. Je suis libre donc je dois oublier le passé.
Après ma rencontre avec Djénéb, j'ai intégré la maison dans la nuit. Je devais avant tout me faire des affaires. Je n'avais pas grande chose à me mettre sur le corps et l'argent que j'avais avait suffi à peine pour mon séjour dans cet hôtel miteux. Djénéb m'a filé une bonne somme d'argent pour me faire une petite valise. J'avais besoin de tant de choses pour me sentir de nouveau intégrée dans la société. C'est donc à 20h que je suis revenue. Tout le monde avait déjà rejoint ses appartements. Étant crevée je n’ai pas eu le temps de visiter la maison. Néanmoins, du peu que j'ai vu je suis conquise. Mais je n'ai pas besoin de visiter cette maison pour la connaitre. Je la connais déjà parce que c'est moi qui ai dessiné les plans. Ou du moins j'ai expliqué à Derrick qui s'est charge de la faire dessiner pour nous. C'était notre projet à long terme, parmi tant d’autres.
Je finis de me préparer et je rejoins Djénéb à la cuisine. Elle s'affaire pour le petit déjeuner avec une belle jeune fille à qui je donnerais vingt-trois ou vingt-quatre ans. Djénéb et moi faisions partie en quelque sorte de la même bande. Si moi j'avais été recueillie par un dealer, elle, c’était par un proxénète. Un ami à Josky. Malgré son jeune âge il a fait d'elle une prostituée. Il m'a fallu quitter la haute société pour la plus misérable pour me rendre compte que la vie n'est pas du tout rose. Moi qui étais une fille à papa, qui ne manquais de rien, je me suis retrouvée du jour au lendemain dans la rue après la mort tragique de mes parents dans un crash d'avion. Mes parents n’étaient certes pas riches à l’extrême mais nous occupions néanmoins une très bonne place. Place qui a dégringolée après les obsèques. Étant enfant unique, personne ne voulait me récupérer. Toutes les deux familles se sont désistées, chacune espérant que l'autre me prenne. Finalement un oncle paternel m’a pris avec lui et sa famille mais c’était uniquement pour que je sois la bonne à tout faire. Ils en ont toujours voulu à mon père de s’être installé en Angleterre avec moi et ma mère sans les prendre eux aussi. J’ai été maltraitée dans ma propre famille jusqu’à ce qu’un jour, après une bastonnade pour avoir égaré l’argent du marché, j’ai fugué. J’ai passé un long moment dans un bas quartier avec des jeunes drogués de mon âge qui m’ont initié. Ça a été ainsi jusqu’à ce que Derrick me sorte de là, me ramène ici et qu’à mon tour je sorte Djénéb de la prostitution. Elle avait 13 ans quand je l'ai prise avec moi après qu’elle ait réussi à échapper à son “patron’’ qui était une connaissance à son père resté au Niger. Elle a fui la pauvreté dans son pays pour finalement être obligée d’assouvir les fantasmes sexuels des pervers. Rien que des pédophiles. Avec l’accord de Derrick elle est venue vivre avec nous en tant que la nounou de Travon que j’ai eu à 18 ans. Elle et moi c'est donc une longue histoire de reconnaissance et d'amour.
‒ Bonjour les filles.
Djénéb m’embrasse chaleureusement. L'autre fille parait surprise.
‒ Tu as bien dormi tantine ?
‒ Oui.
‒ Viens, je te présente. (Elle me tire) Tantine elle c'est Aurelle, Aurelle elle c'est…
Se souvenant qu'elle ne doit révéler mon identité, elle cherche quoi dire.
‒ Je suis la nouvelle employée, terminé-je en lui tendant la main qu'elle serre chaleureusement.
‒ Bonne arrivée tantine…
‒ Murima.
‒ Je vais t'appeler tantine.
‒ Comme tu voudras Aury.
Nous échangeons toutes un sourire. Je leur demande de m’expliquer le fonctionnement de la cuisine. Comment se font les programmes culinaires, les goûts de chacun et autre.
« Bonjour. »
La voix nous fait nous retourner vers elle. Se tient au pas de l’entrée une jeune femme très sophistiquée. Teint noir, taille moyenne sous laquelle elle a ajouté des talons. Elle est très belle.
‒ Bonjour Madame, la salut les filles.
‒ Bonjour Madame, dis-je pour faire comme elles.
‒ Mon Dieu combien de fois vais-je vous dire de m’appeler Imelda. J'ai vingt-sept ans, pas 60.
Sa gestuelle et l’expression de son visage nous font sourire.
‒ Bon on va faire avec Madame Imelda c’est mieux, propose Djénéb.
‒ Ok, capitule-t-elle. Bon pour ce matin Travon veut juste boire un verre de jus de fruit. Il dit avoir des réunions importantes. Mais moi je vais prendre mon temps. Je n’ai d’ailleurs pas grand-chose chose à faire.
‒ C'est noté Madame, disent-elles.
La jeune femme darde son regard sur moi.
‒ Euh, vous je ne vous connais pas.
‒ Oui je suis la nouvelle servante.
‒ C'est une vielle amie, renchérit Djénéb. Puisqu'on avait besoin de mains supplémentaires, je lui ai fait appel.
‒ Ah ok. Soyez la bienvenue.
‒ Merci Imelda. Veuillez me tutoyer s'il vous plaît.
‒ De même pour vous aussi.
Elle continue de me regarder avec insistance.
‒ Je ne sais pas pourquoi mais tu me rappelles quelqu'un. Qui ? Je ne sais pas encore.
‒ Les gens se ressemblent vous savez.
‒ Tu as raison. J’insiste pour le tutoiement. Je vais en salle à manger. Et puis ce n'est pas la peine de monter rangée notre chambre, je m'en suis déjà chargée.
Elle ressort dans une démarche élégante.
‒ C’est la femme de Travon, me souffle Djénéb.
‒ Je l'avais deviné. Il a du goût.
J'aide les filles à transporter le petit déjeuner dans la salle à manger. Imelda y est déjà installée à la gauche d'un jeune homme qui manipule une tablette. Je ralenti mes pas en le regardant. Il n'a pas besoin de lever la tête pour que je le reconnaisse. C'est lui, mon bébé, Travon. Je pose le plateau que j'ai en main sans le lâcher du regard. J'ai l’impression de voir Derrick tant il lui ressemble, encore plus que lorsqu'il était enfant.
‒ Travon ! Chuchoté-je dans une émotion qui m'a prise aux tripes.
Il lève la tête et là l’émotion m’engloutit. J'oublie la situation délicate dans laquelle je suis et comme une automate je contourne la table jusqu’à lui. Il me regarde perplexe.
‒ Travon ! Dis-je de nouveau.
Je lève la main en direction de sa joue mais avant que je ne le touche il saisit ma main.
‒ Qu’est-ce qui vous prend ? Et qui êtes-vous ?
Je suis ta maman, ai-je envie de lui dire. Je suis celle qui t’a mis au monde et qui t’aime comme une folle. Il me fixe intensément. Un moment je crois qu'il m'a reconnu.
‒ Nous, nous nous sommes déjà vus non ? Questionne-t-il. J'ai l’impression de vous connaître.
Un raclement de gorge me ramène violemment sur terre. Je me souviens de la place que j'occupe dans cette maison. Je regarde la femme de Travon qui n'a pas l'air ravie de mon geste. Je m’éloigne de son mari.
‒ Je suis désolée. C'est juste que j'ai été perturbée par votre ressemblance avec un être qui m'était cher. Je ne crois pas que nous nous soyions déjà rencontrés.
‒ Que faites-vous donc dans cette maison ?
‒ Travon, c'est la nouvelle servante, répond à ma place Djénéb qui apparait dans mon dos.
Elle refait le même discours d'une vielle connaissance. Le visage d’Imelda se défait. Une autre personne entre dans la pièce. Une jeune fille. Elle s'assoit en manipulant son portable.
‒ Bonjour, bredouille-t-elle sans lever les yeux.
Je lève les yeux vers Djénéb qui me fait un oui de la tête pour me signifier que c’est Alexandra ma fille, la dernière de la fratrie. Elle est un mélange de moi et Derrick. Travon ressemble à son père, William avait pris mes traits quand il était enfant. Je ne sais pas si c'est toujours le cas. Et Xandra a fait un mélange de tous les deux même si les traits dominants sont ceux de son père.
‒ Aurelle sert-moi du café, ordonne-t-elle.
Je semble être la seule personne choquée dans cette salle devant son ton condescendant. Derrick l'a donc pourri à ce point ? Bien que je sois émue de la voir, j'ai bien envie de lui donner une petite claque pour lui retourner le cerveau.
‒ Ah au fait Aurelle, j'ai une tonne de vêtements sales dans mon panier à linge. J'ai aussi perdu une boucle d’oreille. Je crois qu'elle doit être sous le lit. J’aimerais bien la voir ce soir quand je rentrerais.
‒ Bien Madame.
Elle engloutie son petit déjeuner sans lâcher son portable. Elle est sérieuse cette petite ? Je retourne à la cuisine me remettre un peu de mes émotions. Djénéb me rejoint.
‒ Elle est ainsi insolente avec tout le monde ?
‒ Avec tout le monde non. Mais de façon générale elle est pourrie gâtée. C'est la princesse de la maison.
‒ Je vais devoir en parler avec Derrick pour corriger cela. Je refuse que ma fille fasse partie de ces jeunes filles sans cervelle. Alors dis-moi un peu les goûts de chacun.
Nous passons les dix prochaines minutes à discuter. Elle me fait signe qu'il est l'heure d’aller débarrasser. Je constate que ni Travon ni Alex n'ont lâché leurs appareils. Travon écoute à peine sa femme qui semble lui raconter quelque chose de drôle.
‒ Bon j'y vais, annonce-t-il sans un regard pour sa femme.
‒ Mais bébé tu n'as pas terminé ton jus.
‒ Ça va.
Elle baisse les yeux de frustration.
‒ Ok, bon, faites quelque chose de spéciale pour le dîner. Papa et sa femme rentre de leur lune de miel.
Cette annonce fait sursauter mon cœur. L'idée de revoir Derrick après Vingt-deux ans me rend nerveuse. Comment va-t-il réagir ?
‒ Je compte sur vous pour apporter un accueil chaleureux à la nouvelle maitresse de maison. J'y vais maintenant.
Il récupère son attaché case.
‒ Bébé tu…
Il suspend la phrase de sa femme en lui posant un baiser sur le front plutôt que sur ses lèvres qu'elle lui a tendues. Cette fois elle n'arrive pas à cacher sa frustration. Xandra embrasse sa belle-sœur sur la joue, dit au-revoir à Djénéb et part à son tour. Imelda est clairement abattue. C’est en silence qu’elle quitte la pièce. J’attends qu’Aurelle s’éclipse pour me tourner encore vers Djénéb.
‒ Il y a quelque chose qui ne va visiblement pas entre Travon et sa femme.
‒ Tout allait bien jusqu’à ce que le besoin d’enfant se fasse ressentir. Selon les tests, le problème viendrait d’Imelda. Travon donc pour éviter de ressentir le chagrin s'est plongé en entier dans le travail au point de ne plus accorder d'attention à sa femme.
‒ Juste deux ans et il agit déjà ainsi ? Il s'est marié par amour ou juste pour pondre des enfants ? Derrick est au courant de tout ça ?
‒ Tonton n'a vraiment pas le temps. C'est un homme beaucoup occupé. Il passe beaucoup de temps à l’entreprise et quand il rentre, il part s’enfermer pour des heures dans son bureau. Travon fait aussi comme lui.
‒ Ce n'est pas bon ça, chuchoté-je plus à moi-même qu’à Djénéb.
Le reste de la journée, je la passe à découvrir la maison. Djénéb me fait visiter chaque recoin. Je souris en parcourant les pièces du bas.
‒ Je devine qu'au premier se trouve les chambres des enfants avec deux autres chambres supplémentaires. Le deuxième étage est uniquement destiné à Derrick. C'est un appartement complet. Il y a un vaste salon avec du marbre au plafond et au sol, une terrasse au balcon avec jacuzzi, fauteuil et table à manger, il y a aussi la chambre, le bureau de Travon qui a une vue direct sur le jardin et une autre salle pour les jeux, billard et PlayStation.
‒ Comment tu sais tout ça ?
‒ Nous avons dessiné le plan ensemble. Nous avions décidé de faire cinq chambres pour enfants parce que nous comptions en avoir cinq. L’appartement était censé être notre havre de paix pour échapper aux enfants et nous retrouver rien que tous les deux. Les chambres d’amis et des employés devraient être en bas pour que nos enfants aient leur intimité. Il y a une grande piscine dehors ?
‒ Une très très grande piscine. Mais personne ne l'utilise vraiment. Chacun a sa vie dans cette maison. Il n'y a qu'aux diners que toute la famille se réunie. Après c'est chacun pour soi. Tonton reste tout le temps en haut. Et avant que Travon ne vienne avec sa femme, chacun dinait dans sa chambre.
‒ C’est quoi cette famille de merde que Derrick a pondue ? Ce n’était pas cette image de notre famille que nous avions.
J’essaie d’ouvrir une porte mais elle me semble condamnée.
‒ Pourquoi celle-ci est fermée ?
‒ Personne ne le sait. C'est la pièce secrète de tonton. Il refuse que quelqu’un y entre. Il garde même la clé sur lui.
‒ Il y entre ?
‒ De temps en temps. Et quand il ressort, il est saoul.
‒ Vraiment ?
‒ Oui.
Je suis surprise parce que d’autant je me souvienne, Derrick ne touchais jamais à l’alcool. Mais bon bref. Nous montons les escaliers pour continuer l'exploration. Tout est comme j'ai dit. Derrick n'a rien modifié à notre plan. Quand nous arrivons dans son appartement, j'ai un pincement au cœur. Ça aurait dû être à nous deux. Un lieu où nous passerions notre temps à nous aimer de toutes les manières possibles. Il m'avait promis me faire l'amour sur le billard quand nous en aurions un. Je vois un portrait d’une photo de mariage accroché au mur. Son mariage avec une autre. Je réprime un sentiment amer. Je prends un cadre photo de lui et les enfants encore petits et m'assois dans l'un des fauteuils super confortables.
‒ Parle-moi de sa femme.
‒ Nous l'avions connu un mois avant leur mariage. Il l'a présenté à la famille comme sa future épouse parce qu'il venait de lui faire sa demande.
‒ Comment ont réagi les enfants ?
‒ Comme je te l'ai dit hein, chacun vit sa vie donc ils n'ont pas vraiment eu de réaction. Ils ont juste donné leur accord pour le mariage et c'est tout. A peine s'ils ont échangé des mots avec elle. Avant la présentation elle n’était jamais venue ici.
‒ Quelles sont tes impressions la concernant ?
‒ Je dirais que c'est une femme en quête d'une vie luxueuse. Pour te dire la vérité, je ne crois pas qu'ils soient ensemble par amour. Tonton cherchait justement une femme pour combler le vide que tu as laissé. Les hommes d’affaires qui venaient ici ne cessaient de lui demander pourquoi il ne se mariait pas. Il a donc suivi leur conseil et s'est pris la première femme qu'il a rencontré. Elle a Quarante ans, sans enfants, mais très superficielle. Il n'y a que l’argent de tonton qui l’intéresse et lui sa compagnie. Peut-être que tu la connais. C’est celle que les parents de tonton voulaient pour lui.
‒ Ah je vois. Il doit l'aimer sinon il ne l'aurait pas épousé.
‒ Tonton n'a plus aimé une autre femme après toi.
‒ Qu’est-ce que tu en sais ? Tu n'es pas dans son cœur.
‒ Mais je le connais. Il s'est renfermé dans le travail afin d'assurer un avenir meilleur aux enfants. Il ne pensait même pas aux femmes.
Je ne sais pas trop comment prendre cette information. Mais bon bref, je ne suis pas ici pour faire des amourettes. Derrick a mis une croix sur nous quand il m'a foutu à la porte de notre maison. Aujourd’hui il a refait sa vie et moi je suis là pour mes enfants. Je veux me faire aimer par eux avant de leur dire la vérité.
*Mona
*LYS
Nous avons presque terminé le dîner. C'est un véritable festin que nous avons préparé là. Les goûts culinaires de Derrick n'ont changé en rien. Il déteste toujours autant les épices. Mais nous en mettons de côté pour les enfants. William et Xandra en aimeraient.
Le courant est très vite passé avec la petite Aurelle. C'est une vraie pipelette. Elle n'a pas manqué de me dire que je ressemblais à William. J'ai juste souri. Elle travaillait dans le supermarché où Djénéb a l’habitude de faire les courses de la maison. C’est ainsi que durant une conversation Aurelle lui aurait confié qu’elle en avait marre de son travail. Cette dernière lui a donc proposé de la rejoindre ici. Ça fait une Africaine de plus dans cette maison. Moi Gabonaise, Djénéb Nigérienne et Aurelle Ivoirienne.
Le vrombissement d'une voiture fait bondir mon cœur. Il est là !
‒ Ils sont arrivés, me confirme Djénéb. Nous allons les accueillir. Tu viens ?
‒ Euh non. Allez-y. Je préfère attendre plus tard pour me présenter.
‒ Ok.
Me retrouvant seule, je mets mes idées en ordre quant à l’attitude que je dois avoir à son égard. J'ai passé Vingt-deux ans à le détester de m’avoir abandonné au moment où j'avais vraiment besoin de lui. Je le déteste toujours. Il n'a pas eu confiance en moi, il ne m'a pas cru quand je lui disais que j'avais été piégée. Il ne m'a pas non plus cru quand je lui ai dit que jamais je ne l’avais trompé. Il m'a laissé aller en prison sans lever le petit doigt. Il n'est jamais venu me voir et ne m'a jamais contacté. Tout ce qu'il a fait c’était de me rapporter les papiers du divorce que j'ai signé avec beaucoup de rage et d'amertume. J’avais plus que besoin de lui, de son amour dans cette épreuve. Mais il m'a lâché. Peut-être que s'il avait été là je ne serais pas allée en tôle. Toutes ces années ont fait mûrir une profonde haine contre lui. Mon premier et unique amour. C'est cette haine qui m'a rendu plus que déterminée à purger ma peine et sortir retrouver mes enfants. J'avais une rage sans nom. Je rêvais du jour où je sortirais pour lui cracher à la figure toute ma haine et lui montrer que je suis ressortie plus forte que lorsque j'étais rentrée. Aujourd’hui, je peux dire que je le déteste autant que je l'ai aimé.
Les filles reviennent et m’informent que la famille passera à table sous peu. J’entends sans cesse la voix d'Alexandra qui est très heureuse de voir son père. Je vérifie une dernière fois les plats. Il y a un peu de tout.
‒ Tantine, je dois te présenter à la famille. Le dîner est le seul moment où ils se réunissent tous.
‒ Ok. William est-il arrivé ?
‒ Non.
‒ Ok.
Je ferme les yeux pour récupérer des forces.
‒ Ça va aller ? S’inquiète Djénéb.
‒ Oui. On y va.
Je prends un plateau, les filles prennent d'autres choses qui seront utiles pour le dîner. Je marche à la queue pour mieux préparer ma surprise. J'ai bien envie de lui faire avaler de travers la nourriture. Me rappeler qu'il a dit à nos enfants que j’étais morte me fait le détester encore plus. Ça ne lui a pas suffi de me laisser croupir en prison, il a encore fallu qu'il me fasse passer pour morte. L’imbécile !
Sa voix me parvient. Elle est devenue plus rock que dans mes souvenirs mais je la reconnais quand même. Je souffle encore un grand coup quand j’entends Djénéb annoncer la nouvelle employée. Je quitte dans l'ombre d’Aurelle et me montre à la famille.
‒ Bonsoir Messieurs dames.
Derrick qui buvait dans sa coupe avale de travers lorsque ses yeux rencontrent les miens. Il tousse à en devenir tout rouge. Sa peau blanche ne l'aide pas.
‒ Doucement avec le champagne papa, lui dit Alexandra en lui tapotant le dos.
Il boit une gorgé d'eau, s'essuie la bouche et relève ses yeux sur moi. J'ai dit que je le détestais ? Bah maintenant je suis troublée. Je suis en colère et troublée. En colère parce qu’il m'a abandonné, en colère parce qu’il a préféré détruire notre famille et tous nos projets plutôt que de croire en mon innocence, en colère parce qu’il a renoncé à notre amour. Et je suis troublée parce que même Vingt-deux ans plus tard, je l'aime encore. Il a embelli. La dernière fois que je l'ai vu il était plus svelte, les cheveux longs, un jeune de vingt-six ans. Mais aujourd’hui, malgré ses Quarante-huit ans, il est encore plus beau, avec une plastique plus développée, des cheveux courts, bruns, qui donnent plus d’éclat à ses yeux gris et leur confèrent un regard ténébreux mais sexy. Il n'avait pas cette magnifique couronne autour de la bouche. Il est devenu un homme. Un vrai.
Le temps semble s’être arrêté dans cet échange de regard entre lui et moi. Je vois de la surprise dans ses yeux. Oui il est surpris que je sois sortie de prison dix-huit ans plus tôt. Oui il est surpris de me voir toujours en vie. Oui surpris de me voir chez lui près de nos enfants.
Djénéb se racle la gorge pour mettre fin à cette atmosphère si pesante entre nous. Je jette un coup d'œil rapide aux autres et Dieu merci ils ont tous la tête dans leurs plats. Le reste du dîner demeure tendu pour Derrick qui ne cesse de bouger sur sa chaise. A peine s’il a touché à son plat. A chacune de mes apparitions, il me regarde avec un choc sur le visage. Je m'efforce de ne pas lui prêter attention.
‒ Euh comment vous appelez-vous déjà ?
Je tourne les yeux sur Alexandra qui agite ses doigts dans ma direction.
‒ Moi ?
‒ Oui.
‒ Murima.
Une once de tristesse traverse son regard. Mais très vite parce qu’elle continue comme si de rien n’était.
‒ Ah, vous avez le même prénom que ma défunte mère. Bref, servez-moi du jus.
Je regarde Derrick qui ne cesse de me regarder. Je prends sur moi et lui serre à boire. Étant assise près de son père, je me place entre les deux et dans un geste incontrôlé, je lui touche la main. Mon cœur manque un battement. Il bouge de sa chaise en se raclant la gorge. Je ne reste pas une minute de plus dans la pièce. Je sens qu'il me sera difficile de garder mes idées claires.
Le dîner terminé, j'aide les filles à nettoyer bien que Djénéb me demande de ne toucher à rien. Elle revient avec le dernier lot d’assiettes utilisées.
‒ Tonton demande à te parler. Il est dans son bureau. Tu peux retrouver ?
‒ Oui.
Je m'essuie les mains sur le torchon et m'y rends. Sa voix m’intime l’ordre de rentrer après que j'ai donné des coups. Je referme la porte derrière moi. Me retrouver seule avec lui dans une pièce m’empêche de mettre de l'ordre dans mes pensées. Je fais quand même l’effort. Il est de dos et regarde par la fenêtre. Il garde ses mains au chaud dans ses poches.
‒ Quand es-tu sortie ? Interroge-t-il sans se retourner.
‒ Il y a quatre jours. J'ai été libérée pour bonne conduite.
Un ange passe. Il repasse de nouveau.
‒ Que fais-tu ici ? De surcroit comme une employée ?
Je réprime un rire amer.
‒ Je suis ici pour MES ENFANTS. Et je n'aurais pas eu à jouer à la boniche si tu ne leur avais pas dit que j’étais morte. Non mais comment as-tu pu ?
Ma hausse de ton l’oblige à faire volte-face. Quand il pose son regard de félin sur moi, je perds pied. Je sers les dents pour rester stoïque sans rien laisser paraître.
‒ Que voulais-tu que je leur dise ? Que leur mère a été condamnée à Quarante ans pour complicité de meurtre, détention et consommation de drogue ? C'est ça que tu voulais que je leur dise ?
‒ Oui ! Dis-je d’un ton mordant. Oui la vérité aurait été préférable à la mort. Tu l'as dit, j'en avais pour Quarante ans donc j'allais finir par sortir. Peut-être vieille mais en liberté quand même.
‒ Je ne voulais pas qu'ils t'attendent désespérément.
‒ Dis plutôt que tu espérais que je meure en prison.
Je vois ses mâchoires craquer. Il passe nerveusement la main dans sa chevelure.
‒ Que veux-tu ? De l'argent ? Je vais t'en donner. Mais il est hors de question que tu restes ici.
Cette déclaration me fait un choc violent. Il contourne son bureau et sort d'un tiroir ce qui me semble être un chèque. Il soulève ensuite un stylo.
‒ Quoi ? Tu es sérieux ?
‒ J'ai souffert tout seul pour élever mes enfants. Je refuse que tu viennes foutre le bordel dans leur vie surtout avec ta satanée addiction à la drogue. Ils sont heureux sans toi.
‒ Ils sont heureux ? Vraiment ?
‒ Combien ?
‒ Travon se plonge dans le travail pour éviter d’affronter comme un homme le problème de fertilité de sa femme et de l'aider. Il délaisse sa femme, la rend malheureuse et tu me dis qu'il est heureux ?
‒ Tous les couples ont des problèmes.
‒ Alexandra est la fille la plus hautaine que je n'ai jamais vu. Elle n'a pas de vie en dehors de son portable. Connaît-elle-même la valeur de l’être humain ?
‒ C’est de son âge.
‒ Et William, paraît que ça fait une semaine qu'il est dans la nature à faire je ne sais quoi dans le seul but de noyer une dispute avec toi. Et tu me dis qu’il est heureux ? Qu'ils sont heureux ?
‒ Juste une journée que tu es là et tu crois déjà tout connaitre ? Je refuse que tu aies une quelconque place dans leur vie. Pour eux tu es morte et ça restera ainsi. Donne-moi un montant et tu vas refaire ta vie ailleurs.
‒ Ok. Puisque tu refuses la manière douce, je vais y aller à ton rythme.
Je tourne les talons.
‒ Où pars-tu ?
‒ Leur dire toute la vérité.
Je ne sais pas s'il s'est envolé mais à peine j’ouvre la porte qu'il la referme fortement. De son autre main il m'attrape.
‒ Tu ne me touches pas, hurlé-je presque en le tapant.
‒ Si tu l’ouvres je te tue de mes propres mains.
‒ Tu penses que c'est un plaisir pour moi de jouer à la servante ? Mais c'est la seule solution que j'ai trouvée lorsque Djénéb m'a dit qu'ils me croyaient morte. J’étais pourtant si enthousiaste de venir les retrouver. Comment as-tu pu me faire une chose pareille ? Ai-je une tombe ?
Il recule.
‒ Juste un faux acte de décès. Je leur ai dit que ta famille était retournée avec ton corps en Afrique.
‒ Wahoo ! Quel art du mensonge tu as.
Nous nous jaugeons du regard. Son regard est indéchiffrable pour moi. Je ne peux deviner ce qu'il ressent ni même à quoi il pense.
‒ Je ne veux pas de ton argent. Je ne veux absolument rien de toi. Je désire juste que mes enfants me connaissent. Je veux qu'ils apprennent à me connaitre et à m'apprécier avant de leur dire la vérité. Leur amour, c'est ce qui m'a permis de tenir en prison.
Son regard a vacillé au mot prison. De sa démarche pleine d’assurance il retourne à la fenêtre.
‒ Tu ne feras rien dans mon dos.
‒ Je n’en avais pas l’intention.
‒ Je te permets de rester dans cette maison parce que je sais que tu n’as nulle part d'autre où aller. Je ne crois même pas que tu aies un sou. Mais comprend que tu auras des limites. Tu es dans la peau d'une domestique alors restes-y. Jamais, au grand jamais, tu ne te mêle des problèmes de ma famille.
‒ De ton couple, Derrick. Je ne m’occuperai ni de toi ni de ton épouse. Mais je me mêlerai de tout ce qui touche de près ou de loin mes enfants. Je ne suis pas ici pour être spectatrice. Je veux jouer mon rôle de mère tout en restant dans l'ombre. Mais le moment venu, nous leur dirons toute la vérité. Je n’ai pas honte de mon passé. Que mes enfants sachent que j'ai été une toxico et une dealeuse de drogue ne me dérange pas.
Le silence se réinstalle dans la pièce.
‒ Où est William ? Et pourquoi se drogue-t-il ?
‒ C'est toi la junkie. Tu es la mieux placée pour savoir ce qui se passe dans sa tête.
Je prends sur moi cette assertion.
‒ Reste loin de moi. Évite-moi du mieux que tu peux. Je ne veux jamais te voir dans cette partie de la maison. Elle m'est uniquement destinée. Tu veux tes enfants ? Reste donc avec eux. Tant que je n'ai pas demandé de tes services tu restes loin. Est-ce clair ?
‒ Très clair.
‒ Bien. Tu peux t'en aller. Djénéb se chargera de te remettre ton salaire chaque fin de mois.
‒ Ok, Monsieur.
Je sors de là encore plus troublée que lorsque j'étais rentrée. Je sens encore le contact de ses doigts sur ma peau. Murima ressaisi-toi ! Tu es là pour tes enfants donc reste concentrée.
Nous nous apprêtions à aller au lit lorsque nous avons été convoquées dans le plus grand salon. Toute la famille est présente. Derrick se tient debout près de sa femme. Il a la main posée dans son dos. Cette image me met un goût amer dans la gorge. Je détourne les yeux.
‒ Je vous ai demandé de…
« Bonsoir tout le monde. »
Toutes les têtes se tournent dans la même direction. La personne qui a interrompu Derrick est un jeune et beau garçon, quoi que mal rasé. C'est William. Je le sais parce qu’il est ma photocopie. Son style vestimentaire montre clairement qu'il est un jeune rebelle. La chemise ouverte sur son torse tatoué où scintillent deux chaines en or, le jean déchiré des deux côtés des genoux, des timberlands. Ses cheveux et sa barbe sont broussailleux. Et pour boucler le tout, les boucles d’oreilles. Contrairement aux deux autres qui sont carrément blanc, lui il est beaucoup plus métissé. C’est un très beau garçon.
‒ Assieds-toi William, lui ordonne son père. Nous tenions une réunion de famille.
Il jette ses clés sur la table et se laisse tomber dans l'un des fauteuils. Il sort ensuite de sa poche un paquet de cigarette plus un briquet qui terminent aussi sur la table. Je lève les yeux vers Derrick. Il fait de même. Nous échangeons un regard avant de tourner nos têtes.
‒ Bien, comme je le disais, reprend Derrick, je vous ai réuni pour vous faire part des changements qui auront lieu dans cette maison. Il y a dorénavant une maîtresse de maison. C'est ma femme Pétra WILLAR. C'est elle qui dirigera cette maison avec ma complicité bien évidemment. (Il regarde les filles et moi) Tout ce qui concerne la cuisine et la gestion de cette maison, vous les verrez avec elle. Accordez-lui le même respect qu’à moi. Si elle ordonne, vous obéissez. (Il me fixe) Que chacun reste donc à sa place. Est-ce clair ?
‒ Oui Monsieur, répondent les filles.
‒ Bien. Les enfants, je compte aussi sur vous pour aider Pétra à s’intégrer dans notre famille.
Travon, Xandra et Imelda acquiescent.
‒ Bon ça va je peux aller dormir ? Lance avec désinvolture William en se levant.
‒ Non tu restes là, ordonne Derrick d’un ton ferme.
William se rassoit. Derrick se tourne vers sa femme.
‒ As-tu quelque chose à ajouter ?
‒ Oui, si tu me le permets.
‒ Vas-y !
‒ Ok. Les enfants, je voudrais vous rassurer déjà que je ne suis pas là dans l’intention de prendre la place de votre mère. Jamais je ne le pourrais. Je sais à quel point vous l'aimez même si…
‒ Tu peux arrêter de parler d'elle s'il te plaît.
La phrase d'Alexandra sonnait plus comme un ordre qu'une demande.
‒ Xandra ! Gronde Derrick.
Elle roule les yeux. Nos regards se croisent Derrick et moi. Le silence revient.
‒ Je suis désolée pour mon écart, se reprend Pétra. J’espère que nous nous entendrons tous bien. J'aime beaucoup votre père et je vous aime aussi. Je vous le prouverais chaque jour.
Elle tourne la tête vers nous. Son regard qui était doux, en apparence, devient sévère et menaçant.
‒ Maintenant, à vous les domestiques. J’attends de vous le sérieux dans le travail. J'aime que les choses soient bien faites. Je vous donnerai mon plan de travail. Je ne tolérerai pas des erreurs grotesques. A chaque petite erreur, il vous sera retiré sur votre salaire et si ça en devient trop je vous foutrai à la porte. Avec moi c'est la rigueur.
Elle marche devant chacune et s’arrête devant moi. Elle braque un regard de défi sur moi.
‒ Parait que c'est vous la plus âgée et la nouvelle gouvernante. Vous serez donc la première responsable des erreurs de vos collègues. Si je constate que malgré votre âge vous n'avez pas la maturité nécessaire pour produire un bon travail, je ne vous ferai pas de cadeau. Vous êtes la chef mais c'est moi qui commande. Est-ce que c’est compris ?
Derrick dans le fond se racle la gorge. Je dirige mes yeux sur lui. Il m'a l'air tendu. Lui il sait qu'elle genre de femme bagarreuse je suis. Jamais je ne laisse quelqu'un me rabaisser encore moins me piétiner. Je démarre généralement au quart de tour. Vivre dans les bas quartiers m'a formé. Autant je sais utiliser mes poings autant je sais utiliser une arme. Pas avec expertise, mais je sais viser et tirer. Et ça, Derrick le sait.
Je ramène mon regard sur sa femme qui me défie toujours du regard pour je ne sais quelle raison.
‒ Oui Madame. C'est bien compris.