Les Chroniques de Naïa Chapitre II - #2

Ecrit par BlackChocolate

Chaque jour qui passait me rapprochait de mon voyage. Depuis cette nuit où il y eut cette réunion de famille improvisée, papa faisait en sorte de rentrer plus tôt pour le dîner ou pour bavarder avec nous. Il passait moins de temps enfermé dans son bureau ou sa chambre. C’est lui qui s’occupait des préparatifs du voyage, et il disait que tout allait bon train. De mon côté, les cauchemars n’avaient pas encore cessé, mais il y en avait de moins en moins.

Un matin, comme d’habitude, papa avait quitté la maison très tôt pour se rendre au boulot. A mon réveil, mes frères dormaient encore. Jeannette, la nouvelle femme qui s’occupait du ménage, était dans la cuisine où je me rendis pour prendre le petit déjeuner. Jeannette était une belle femme. De grande taille, effilée, elle avait un superbe teint « café au lait ». C’était la première fois que je prêtais attention à son physique, malgré les nombreuses semaines pendant lesquelles je l’avais côtoyé. Elle avait presque toujours le sourire, et ses traits fins me rappelaient Aichatou, la peulh de ma classe.

- Jeannette : Bonjour Naïa. Tu as bien dormi ?

- Moi : Oui, merci.

D’habitude, la conversation s’arrêtait là. Mais ce ne fut pas le cas cette fois.

- Moi : Toi aussi tu as perdu des gens pendant la guerre ?

Elle mit quelques secondes à me répondre. Je compris aussitôt que j’avais touché un point sensible.

- Moi : Désolé, tu n’es pas obligée de répondre tu sais.

- Jeannette : Non, ça va. Ce n’est juste jamais facile pour une mère de parler de la mort de son enfant. Elle s’appelait Vanessa et elle avait 8 ans. Elle a disparu et je ne l’ai plus jamais revu. Je l’ai cherché partout où je pouvais. J’ai accepté de coucher avec plusieurs hommes pour qu’ils me donnent un indice sur l’endroit où elle pouvait se trouver. A chaque fois, ils n’avaient jamais d’informations concrètes, mais profitaient de moi. Son père était mort quelques mois avant le début de la guerre, et elle était tout ce qu'il me restait. Mais ils sont partis avec elle. Ils ont emmené ma petite fille.

La femme de ménage se mit à pleurer à chaudes larmes, et moi aussi. Une minute plus tard, nous continuions de pleurer, chacune se remémorant les horreurs de cette guerre. Vanessa n’avait peut-être pas eu la même chance que moi. Si je n’étais pas tombée sur ce fameux portable, qui sait ce qu’il en serait advenu de moi. Si mon père n’était pas une personnalité politique, qui sait ce qui serait arrivé. J’avais droit à une seconde chance, et je devais faire en sorte d’en profiter.

- Jeannette : Désolé ma fille. Je ne voulais pas te faire pleurer.

C’était la première fois qu’elle m’appelait « ma fille ».

- Moi : Oh non ! C’est ma faute. Je n’aurais pas dû parler de ça, dis-je en sanglotant. Moi aussi j’ai beaucoup souffert pendant cette guerre tu sais. J’ai même été... violée.

Ça y est. C’était sorti. Je venais d’en parler à quelqu’un pour la première fois. Jeannette était restée bouche-bée, tétanisée par ce que je venais de lui raconter et pensant probablement à ce que ça fille aurait pu endurer.

- Jeannette : Mon Dieu ! Pauvre enfant !

Après avoir fait un rapide signe de croix, elle me serra dans ses bras. Ce n’était pas les bras de ma mère, mais cela me procura néanmoins une sensation de sécurité.

- Moi : Tu es déjà au courant pour mon voyage ?

- Jeannette : Oui, ton père m’en a parlé il y a quelques jours. Il s’inquiète beaucoup pour vous.

- Moi : Je sais…

- Jeannette : Tu comprends donc sa décision ?

- Moi : Oui. Et de toute façon aurais-je vraiment eu le choix ?

J’ai toujours été une femme qui n’aimait pas qu’on lui impose ce qu’elle devait faire. Mais à cette époque, j’étais encore mineure, et mes parents avaient le droit de prendre toutes les décisions qu’ils jugeaient bon pour moi. Heureusement, j’ai eu des parents qui savaient toujours prendre de bonnes décisions. Cependant, tous les enfants n’ont pas cette chance. Eh oui, certains parents prennent parfois des décisions bonnes à leurs yeux et à ceux de la société/tradition, mais qui en fait sont très mauvaises pour le bien-être de l’enfant. C’était par exemple le cas de ma camarade de classe Leila qui avait perdu la vie parce que ses parents avaient décidé de l'exciser. Elle avait le même âge que moi. Ce matin-là, nous étions tous en classe et le maitre Gustave donnait une leçon d’histoire-géographie lorsque Leila arriva en retard, avec l’un de ses parents qui l’avait accompagné pour justifier son retard. Le cours se poursuivit immédiatement après que l’élève en retard se soit installée. Quelques minutes plus tard, on entendit le bruit de la sonnerie qui annonçait la récréation. Le maitre Gustave qui n’avait pas fini sa leçon de la matinée ne nous libéra que 5 minutes plus tard, après que certains élèves aient commencé à ronchonner. Mais il sortait toujours le même argument :

- Il faut battre le fer quand il est chaud. Vous êtes en classe d’examen, pas à la maternelle.

Leila n’était pas sortie de la classe, ce qui n’était pas de ses habitudes. Elle avait le front et les bras posés sur la table, le regard fixant le sol. J’étais devant la classe avec quelques amis, dégustant le goûter que ma mère m’avait préparé lorsqu’elle cria. Nous n’avions pas réagi sur le coup, mais à la suite du second cri, tout le monde se précipita dans la classe. Leila était allongée sur le sol, l'uniforme plein de sang. Trois élèves coururent prévenir le maitre mais il était déjà trop tard. Elle n’avait pas pu supporter les douleurs, et l’excision avait entrainé une hémorragie d’après ce que le maître Gustave nous raconta quelques jours plus tard. La mort de Leila avait entrainé à l'époque beaucoup d'indignation et de dénonciations, mais jusqu’aujourd’hui cette pratique continue en Afrique. Je pensais à la mésaventure de Leila lorsque la voix de Ghislain qui se tenait à l’entrée de la cuisine me ramena à la réalité :

- Ghislain : Bonjour sœurette. Et papa ?

- Moi : Bonjour. Je ne l’ai pas vu à mon réveil.

- Ghislain : Ok. Bonjour Jeannette. On mange quoi ce midi ? J’ai déjà raté le petit déjeuner.

- Jeannette : Du riz créole

- Ghislain : Ce sera avec du poisson pour moi s’il te plait

- Jeannette : D’accord

- Moi : Je vais dans ma chambre. Tu pourrais m’aider à tresser mes cheveux plus tard Jeannette ?

- Jeannette : Oui, bien sûr. Je te rejoins dès que j’aurai fini de faire le déjeuner.

- Elle sourit, et je sortis de la cuisine en sachant que je pouvais compter sur elle.

De retour dans ma chambre, je ne savais plus quoi faire. Après quelques minutes dans le lit, je m’endormis pour ne me réveiller que lorsque Jeannette frappa à la porte. Lorsque papa rentra le soir, il me fit des compliments sur ma nouvelle coiffure puis annonça à la famille que tout était prêt pour mon départ et que mon vol était prévu pour le lendemain. Je devais être la première à partir, ce serait ensuite le tour de mes frères. Une fois de plus, il fallait quitter la maison. Mais cette fois, c’était sans arme sur la tempe et sans horreur. De nouvelles aventures m’attendaient tout simplement.

LES CHRONIQUES DE NA...