Mots Fêlés Acte III

Ecrit par Fortunia


Le bal était ouvert.

C’était mal connaître ces individus de penser qu’ils se laisseraient aller à se trémousser sur un rythme endiablé. Des gens bien comme il faut comme ça, ça ne dansait pas sur du coupé-décalé, du Bikutsi ou du Makossa, non. Ça dansait sur des rythmes plus lents, plus posés, plus élégants, des danses de salon en somme. Les couples tournoyaient au milieu de la piste de façon synchrone, à croire qu’ils avaient tous pris des cours de danse.

Et bien sûr, je me prêtai au jeu.

Je dansais avec une jeune fille que je rencontrais pour la première fois, comme c’était le cas pour plus de la moitié des gens présents à cette soirée. Elle était jolie. Sa peau d’ébène luisait sous la lumière des lustres suspendus sur le plafond en voûte de la salle. Ses cheveux tissés en queue de cheval lâche libéraient un visage délicat sur un cou fin. Sa robe blanche et noire en tissu léger libérait ses épaules brillantes et ma main sur sa taille pouvait en imaginer ses courbes. Elle était désirable sans doute aucun. Elle me regardait sans détourner le regard. Ça me plaisait.

— Pardonnez-moi, je ne crois pas que nous nous soyons présentés, entamai-je.

Elle me gratifia d’un sourire dévoilant des dents éclatantes.

— Je ne suis pas la seule à qui vous avez accordé une danse. Après une ou deux, on oublie un peu les présentations de circonstances.

— Surtout qu’en réalité, je suis assez désavantagé. J’étais été exposé aux yeux de tous.

— Vous marquez un point. Appelez-moi Keena.

Keena était charmante. Elle avait de la conversation, et de l’humour. Le temps d’une danse, elle me captiva. Mais la file de convives que je devrais faire voltiger était longue. Je lui dis au revoir d’un baisemain, chose que je ne faisais que très rarement. Elle le méritait. Et lorsque je relâchai sa main, elle m’adressa un dernier sourire avant de m’offrir la vue de son dos dénudé par sa robe.

Je soupirai avant de saisir une nouvelle main à mener sur la piste de danse. Et une autre. Et une autre encore, jusqu’à ce que je n’en puisse plus.

Les pieds en feu, je profitai de l’intermède pour me dérober à la soirée. Une fois la porte de la salle de réception close, je poussai un soupir de soulagement. Dans le hall, seuls quelques serviteurs qui veillaient toujours à ce que tout soit en ordre se faisaient remarquer. Je desserrai ma cravate mais rien n’y fit. Je crevais de chaud à l’intérieur de cette maison.

— Tu ne sembles pas à ton aise, mon cher Alexandre.

Je levai la tête pour adresser un regard respectueux à ma tante,  Ornelle Adama, qui descendait l’escalier en colimaçon menant à l’étage et dont l’apparence sous la lumière d’or des lustres restait beaucoup plus stricte que celle de son mari. Son chignon serré tirait son visage et sa longue robe style empire était d’un noir profond, comme ses yeux.

— J’ai juste besoin de souffler un peu, ma tante.

Elle m’adressa un mince sourire équivoque de ses lèvres écarlates.

— Je vois, il est vrai que trop d’attention peut être… étouffant.

— Je ne vous le fais pas dire. Sur ce, je vais aller prendre un peu l’air.

J’étais sur le point de pousser la double porte donnant vers l’extérieur lorsqu’elle m’interpella de nouveau.

— Comment dois-je t’appeler dorénavant ? Fiston ? Tu dois être fier, dis-moi. Tu auras ce que tu as toujours voulu.

Je me tournai vers elle avec un grand sourire.

— Une famille aimante ? Bien sûr, je suis comblé de joie.

— Ne joue pas à ça avec moi, Alexandre. Tu as une famille qui croupit quelque part dans un bidonville de Yaoundé. Ils attendent juste que tu cesses de jouer au grand et réalises que ta véritable place est à leur côté. Dire que tu es même prêt à te débarrasser de ton nom. Ta cupidité n’aura pas eu de limite, mais ne te leurre pas, ton sang reste celui de la plèbe.

Un tic nerveux faillit me trahir, mais mon sourire ne déserta pas mon visage.

— De quoi parlez-vous, ma tante ? Vos savez comme moi que mes parents m’ont abandonné aux bons soins d’oncle Gérard. D’ailleurs, ça fait des années qu’ils n’ont pas fait signe de vie. C’est vous ma véritable famille. Vous ne devriez pas être aussi belliqueuse envers votre futur fils.

— Tss, un jour, tu cesseras de jouer au plus malin en croyant que tout le monde gobe tes propos fallacieux. Joyeux anniversaire, Alexandre.

La discussion, si elle en était une, était close. Et ma tante pénétra à nouveau dans la salle de réception sans plus jeter un regard derrière elle. Quant à moi, je m’évadai, poussai la porte et descendis deux à deux les marches du perron de pierres taillées. Les yeux clos, je tentai d’effacer de ma mémoire les mots venimeux de ma tante dont le désespoir de ne pas pouvoir enfanter s’était transformé en haine. Mais elle ne réussit pas à m’enlever la satisfaction d’arriver bientôt à mes fins.

Je déambulai dans la vaste cour, peu pressé de retourner à l’intérieur, au milieu de cette foule qui m’importait peu. Aux abords de la barrière toute en barres de fer forgé et pointues, des lampadaires diffusaient une lumière blanchâtre et fantomatique. Au-delà, tout n’était qu’obscurité. Les gardes faisaient leur ronde et d’ici, nul n’aurait pu imaginer qu’une soirée avait lieu dans la villa. De là où je me trouvais, la façade de marbre blanc s’élevait du haut de ses deux étages. Elle respirait la prestance des occupants des lieux et un jour, elle m’appartiendrait.

J’en tremblais d’impatience.

— Alex…

Un murmure s’éleva dans l’obscurité qui berçait l’extérieur de la propriété, troublant ma quiétude. Une silhouette se détacha de l’ombre et pénétra dans le cercle lumineux des lampions. Une femme à l’embonpoint notable, le corps et les cheveux enroulés dans de sordides pagnes, s’approcha. Son visage ridé par la fatigue et la pauvreté et noirci par la crasse s’orna d’un sourire.

— Alexandre, mon fils, tu ne me reconnais plus ? Tu m’as oubliée, mon enfant ?

Sa voix avait la douceur de la ferraille que l’on broyait. Cette mère d’un ridicule alarmant qui avait traîné sa carcasse jusqu’au paradis, elle avait osé…

— Qu’est-ce que tu es venue faire ici ? Je t’ai formellement interdit d’arriver jusqu’ici !

Ses yeux enfoncés dans ses orbites brillèrent de larmes contenus.

— Pourquoi tu te comportes comme ça avec moi ?

Elle frotta ses yeux avec son pagne et tira quelque chose entre les plis de sa jupe improvisé : un petit paquet enveloppé dans des feuilles de papier journal. Elle se rapprocha de la grille et passa une main entre les barreaux pour m’offrir son présent.

— Je ne peux même plus fêter l’anniversaire de mon enfant ? Chaque année, je n’ai rien, mais cette fois, j’ai quelque chose. Prends, je l’ai fait pour toi, pour que ça aille avec tes beaux habits.

Son sourire auquel il manquait quelques dents, ses doigts sales et racornis, son odeur de poisson pourri. Sa vue me dégoûtait, son être tout entier me dégoûtait. J’écartai sa main d’un revers de la mienne et son paquet atterrit doucement sur les pavés de la cour.

— Je n’ai pas besoin de tes cadeaux à cinq francs ! J’ai déjà tout ce dont j’ai besoin ici. Je te l’ai déjà dit, oubliez-moi ! Je ne suis plus un Kouegni et bientôt, ce sera officiel. Oncle Gérard a décidé de m’adopter et vu que je suis majeur, vous n’aurez pas votre mot à dire.

Cette nouvelle, au lieu de l’attrister davantage, la fit sortir de ses gonds et elle agrippa les barreaux avec force.

— Tu es sorti de mon ventre, Alexandre, ne l’oublie pas. Tu es la chair de ma chair, le sang de mon sang. Tu resteras mon fils, que tu le veuilles ou non. Un jour, tu regretteras de rejeter ainsi la main qui t’a nourri pour celle qui t’a dressé.

— Va-t-en ! Disparais, toi et tes sottises ! Retourne dans ton trou avec ta famille et disparaissez !

Le choc fut peut-être trop grand pour elle. Elle n’osa plus répliquer. Dans ses yeux, vibraient la colère et autre chose : le désespoir d’une mère déchue. Elle disparut dans la nuit, emmenant avec elle les vestiges d’une vie miséreuse que je haïssais.

Je regardai son paquet échoué sur le sol avec dédain. Quelqu’un viendrait sûrement le ramasser dans la matinée. Rien ne saurait me détourner de mon objectif. Pas même cette femme. J’en étais là de mes réflexions, m’apprêtant à retrouver le confort de la villa, lorsque la voix de la belle Keena se fit entendre dans la nuit.

— Vous y êtes allé un peu fort, non ?

Sa soudaine apparition me fit tiquer. Vraisemblablement, elle avait assisté à la scène qui venait d’avoir lieu. Mais pour une fois, je n’avais pas envie de jouer le jeu, de feindre et d’enjoliver les choses.

— Je ne vois pas en quoi ça vous regarde.

— Ton masque est enfin tombé, Alexandre.

Sa voix avait changé. Loin de la sensualité qu’elle avait démontrée durant notre tour de danse, elle était sifflante, orageuse. Elle s’approcha de moi. Elle était près, mais me dépassa. Elle courba l’échine et m’offrit la vue de son derrière tandis qu’elle ramassait le cadeau laissé par ma mère. Keena le sortit de son emballage et laissa un faisceau de lumière blanche en dévoiler le contenu.

Un mouchoir blanc avec mes initiales brodées dessus.

— Elle s’est donné du mal pour venir jusqu’ici et te l’offrir et toi, voilà ce que tu en fais.

Elle avait beau être aussi belle qu’une fleur, fourrer son nez dans mes affaires la rendait moins attirante.

— J’étais prête à te laisser tranquille, mais tu ne mérites pas ma clémence.

Je n’eus pas le temps de réagir que déjà, ses ongles transperçaient ma gorge. Elle me serrait d’une seule main sans que je ne comprenne comment. Les lampadaires se mirent à clignoter et avant qu’ils ne s’éteignent complètement, les yeux de Keena se mirent à briller. Elle était enveloppée d’une aura étrange.

Tu ne mesures pas la portée de tes paroles ! Mais je te promets qu’à partir de maintenant, tu réfléchiras à deux fois avant d’ouvrir la bouche !

Sa voix était encore différente. Profonde. Violente. Haineuse. Happé par la lumière au fond de ses yeux et par cette aura qui émanait d’elle, j’étais paralysé.

Tu apprendras la douleur d’être rejeté, toi qui as été adulé pour tes belles paroles. Que tes mots ne soient que malheur et leur portée horreur. Avant que ce bout de soie ne soit entièrement teinté de rouge, ton âme ne t’appartiendra plus. Et je te le promets, tu regretteras ce que tu viens de faire.

Ses lèvres frôlèrent mon oreille tandis que le murmure de sa haine pénétra mon tympan et s’infiltra dans mon corps.

Puisse ce que tu as volé te sois repris et que tu sois puni pour tes fautes.

Je sentis les fibres de sa voix se propager en moi et d’un coup, je perdis connaissance.

Lorsque je m’éveillai le lendemain, dans ma chambre, un serviteur m’apprit que toute ma famille était morte…

A Suivre...

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Le rejet de la mère d'Alexandre était vraiment dur à écrire. Ça me rendait si triste. J'ai même hésité à poster cette partie tel quel. ????????

J'espère que cette partie vous a plu quand même. Oui oui, on va entrer dans un peu de mysticisme. ????

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