Partie 3
Ecrit par Loranna Crew
Interdits, nous mettons une bonne seconde à réagir. Léo est la première à retrouver ses esprits.
- Non mais ça ne va pas la tête! lâche-t-elle, et si vous vous faites prendre ?
- Du calme poulette, c'est moi qui organise, tu te rappelles ?
Le père de Léo est flic, du coup Romain l'a surnommé poulette, elle qui déteste ce surnom ne bronche pas, elle se contente de le fixer d’un regard noir.
- Elle n'a pas tort, tu sais. renchérie, Justine.
- Ça va ! se rebiffe-t-il, si j'avais su que vous seriez aussi relou, je ne vous aurais rien dit.
- Calme-toi Rom', dis-je pour l’apaiser, tu sais bien qu'on ne fait que s'inquiéter pour toi ; en même temps, tu as raison, après tout, tu es le roi des plans fiesta impossibles.
Son visage se détend.
- Tu as prévu de le faire où ? je reprends, voyant que mon approche porte ses fruits.
- Ça, c'est un secret trésor, répond-il malicieusement. On a prévu de tenir les intéressés au courant 50 minutes avant le début de la sauterie, histoire de faire durer le suspense et de court-circuiter les cafteurs.
- Et d'éviter l'incruste ! lance Xavier, amusé.
- C'est cela même cher confrère. Acquiesce Romain.
- Confrère de qui ? Je ne suis qu'un humble balbutieur face à ta grande expertise.
- C'est vrai Romain, tu as raté ta vocation, tu aurais dû faire organisateur de soirée. le taquine Léo.
On se regarde par en dessous Justine, Xavier et moi. On a raté un épisode ? Il y a deux secondes, ils étaient sur le point de s'étriper !
- C'est vrai que j'ai un don pour ça, se rengorge Romain. T’inquiète, je garde ça pour plus tard. En attendant, je vous fais profiter gratuitement de mes talents, dit-il, en lui faisant un clin d’œil.
Notre expression interloquée est si flagrante que Xavier doit nous rappeler à l’ordre. Justine et moi dissimulons avec peine notre étonnement. J’ai le temps de voir reflétée dans son regard la même interrogation : comment est-on passés du presque pugilat au presque flirt ? C'est à n'y rien comprendre. Se passerait-il quelque chose sous nos yeux ? Je crois que nous ne tarderons pas à avoir notre réponse, Romain est très rapide.
Le repas terminé, nous débarrassons nos plateaux. Nous sortons en nous chahutant, et reprenons le chemin boisé quelques minutes. Arrivés à la première intersection, nous discutons un moment avant de nous décider à nous séparer.
Xavier, Romain et Justine ont option maths. Léo, qui a option chimie, se dirige vers son bâtiment. Moi, j'ai mon après-midi de libre, mon option physique a lieu vendredi. Je vais passer à la bibliothèque, histoire de réviser un peu.
Je m’engage sur le chemin en terre en fredonnant, étrangement heureuse. Dédaignant le sentier, je m’amuse à parcourir les derniers mètres sur l’herbe, en foulées légères. J’éclate de rire et fonce en mimant Usain Bolt.
Grisée par mon petit jeu, je bondis à l’angle du bâtiment, quand un obstacle inattendu se dresse sur mon chemin. J’ai à peine le temps de le voir. Mon sourire s’évanouit ; je n’ai pas le temps de l’éviter, je vais le heurter.
Je ferme les yeux, et serre les dents, anticipant le choc. Je ne suis pas préparée à sa violence. Mes poumons expulsent l’air si brutalement que je manque de m’étrangler. Des rayons de souffrance irradient dans ma tête en même temps qu’une lumière blanche explose sous mes paupières. Je bats l’air des mains, dans l’espoir de m’agripper à quelque chose, n’importe quoi pour m’empêcher de tomber. Mes doigts se referment sur le col d’une chemise. Je raffermis aussitôt ma prise. Et entraîne l’infortuné que j’ai heurté avec moi.
Je serre fortement les paupières, et me prépare à amortir le choc… Qui ne vient pas. Étonnée, je les rouvre et me retrouve face aux prunelles les plus étonnantes que j’ai jamais vues. Sublimes. C’est le terme qui me vient immédiatement à l’esprit. Je ne peux qu’être d’accord avec mon cerveau, cette créature a des yeux superbes. Des amandes bordées de longs cils noirs ; qui servent de faire valoir à des iris gris vert, dans lesquels brillent des éclats d’ambre. Dommage qu’ils soient dissimulés par des verres. Mon regret, trop vif, me surprend. Je devrais plutôt me préoccuper du sol…
Une information qui jusque-là m’avait échappé, remonte à mon cerveau. Si je ne suis pas tombée, c’est parce qu’il me tient. Il… Une bouffée de panique me serre la gorge ; le goût amer de la peur envahit ma bouche. D’instinct, je lâche son col et effectue une torsion, ce qui le surprend. Il me lâche lentement, sans se presser. Je serre les dents, résistant à l'envie de le pousser. Une fois libérée, je m’écarte de lui, suspicieuse et ... troublée. Malgré moi.
Je fais de mon mieux pour me dominer. Il n’est pas dangereux, je le sais. Je dois juste m’en convaincre.
Je l’observe pour m’en assurer. À en juger par sa mise, ce doit être l’un des nombreux thésards qui font des recherches sur le campus. Un malaise inexplicable s’empare de moi, ça vient de lui. C’est lui qui pousse mon corps à réagir de cette façon. Oppressée, je l’agresse à mon tour.
- Non mais ça ne va pas non? Vous ne pouvez pas regarder où vous allez?
Ce n’est pas bien, je le sais. Il n'a pas conscience de ce qu'il dégage. Mais je ne peux m’en empêcher, mon corps se sent agressé. L’angoisse qui m’étreint le cœur reflue un peu, mon hostilité aussi. Un éclair surpris traverse son regard, si vite que je me demande si je ne l’ai pas imaginé. Son calme me rend nerveuse. Mes bras tremblent presque, sous l'effet de la tension accumulée. Je limite leurs mouvements du mieux que je peux. Le silence s'allonge. En dépit du froid, des gouttes de sueur perlent dans mon dos. Je ne vais pas craquer, je ne peux pas. Il met fin à mon supplice en prenant enfin la parole.
- Vous tourniez à un angle à vive allure, vous auriez dû faire plus attention. Mais si vous marchez comme vous parlez, c'est sans doute la énième fois que cela vous arrive.
Plus que sa voix, son ton mesuré me surprend. Ses paroles me transpercent comme des lames, d’autant plus qu'il a raison. Il vient néanmoins de m’insulter, ce qui balaie le peu de culpabilité que je ressens. Après tout, je ne suis pas la seule à être en tort. Franchement, quelle idée de passer par ce chemin avec sa carrure, il n'aurait pas pu s'écarter ou, -mieux-, choisir un autre itinéraire? Oui je sais, je ne suis pas très logique, mais là je suis énervée et quand je suis énervée, je ne suis pas logique. La colère nuit à ma concentration.
Je le regarde plus attentivement. Mis à part ses lunettes et sa coupe de cheveux, il n'est pas mal du tout. Si on fait abstraction de l’aura dérangeante qui émane de lui, bien sûr. Je grimace. Il n’est vraiment pas mal du tout, il est très beau même. Soyons honnête ; c'est sans doute le plus beau représentant de genre masculin qu'il m'ait été donné de voir à ce jour, toutes sources confondues. En d'autres circonstances, je l’aurais admiré mais là ... là je suis énervée donc je vais lui en donner pour son grade. Je le toise à mon tour. De haut en bas, avec toute la morgue dont je suis capable.
- C'est à «moi » de m'excuser? Mais bien sûr, c'est moi le grand échalas qui passe par un chemin manifestement trop petit pour lui! Et qui est si maladroit qu'il renverse tout le monde sur son passage ! le raillé-je, dédaigneuse.
Son expression se modifie instantanément. Sa placidité disparaît et laisse place à un visage blême de rage. Oh oh, je suis dans de beaux draps on dirait ! Mon cœur bat à coups redoublés et mes membres se mettent à trembler, une réaction involontaire que je dissimule, amour-propre oblige. Et puis, « quand le vin est tiré ...».
Il se penche et m'agrippe fermement le bras. Cette fois, je ne peux retenir un mouvement de panique. Il est en colère Lara, c’est différent, essayé-je de me raisonner. Je ne peux cependant me défendre d’avoir peur, il est deux fois plus lourd que moi. Je pense que ça doit se voir sur mon visage, malgré tous mes efforts.
- Espèce de gamine insolente et bornée, vous allez vous excuser tout de suite. lâche-t-il sombrement entre ses dents.
- Sinon quoi? le défié-je.
Qui a dit ça? Je ferme les yeux en priant que cette énormité ne vienne pas de moi, sans grande conviction cependant. La personne qui a prononcé ces mots a ma voix. Ma grande gueule vient de me mettre dans une horrible situation, une fois de plus. Je devrais lui taper dessus. Je me promets de le faire si je m’en sors vivante ; ce qui pas sûr, vu l’expression meurtrière du gars en face de moi ; un vrai visage d’assassin !
Il me lâche soudain, l'air dégoûté, comme s’il avait touché des excréments. Non, je n'exagère pas, vous verriez son expression dégoûtée que vous tireriez les mêmes conclusions. C’est dans des moments comme celui-ci que je regrette de ne pas avoir le corps de Jean-Claude Van Damme. Je lui aurais mis une raclée, rien que pour ce regard. Dommage que les rêves ne puissent se transformer en réalité …
- Vous êtes une peste irascible et mal élevée. La prochaine fois faites attention et regardez devant vous, je ne voudrais pas que quelqu'un d'autre fasse les frais de votre maladresse. lâche-t-il, méprisant.
Ayant dit son fait, il me plante là, niant mon existence aussi sûrement que si j’étais une des nombreuses herbes du chemin. Hébétée, je le regarde s’en aller.