Portraits de femmes : Assa Ba - 2

Ecrit par Pullar Debô

[Vendredi Matin]

Dans le grand séjour de notre villa, on pouvait sentir à plein nez l’odeur délicieuse des crêpes au miel ou encore au chocolat. La table à manger déjà bien garnie, attend patiemment d’être occupée. Dans quelques minutes, Awa et Adam feront leur entrée. Fidèles à elles-mêmes, elles commenceront par se chamailler, avant de finir par se liguer, ensemble, soit contre leur père Omar, qui leur interdira peut-être la sortie au parc de demain, ou, moi, leur très chère mère, pour qu’elles changent de vêtements afin que les enseignants ne se trompent pas en les désignant. Même si pour moi, il est absolument impossible de ne pas savoir les différencier.

Adam, par exemple, a toujours un regard timide fuyant, et ce geste presque inné de se mordre les lèvres quand elle réfléchit. C’est la plus calme, mais pas la moins dangereuse ou la plus gentille. Awa, elle, me ressemble fortement. J’ai toujours pensé, que la nature nous a reproduits, Omar et moi, à travers elles. Elle est plutôt réservée, mais directe quand il faut dire les choses et a une toute petite tache noire, assimilable à un grain de sable, sous le nez.

  • Je ne pense pas que Michelle soit un exemple. Sincèrement, si elle n’avait pas été première dame, qu’aurait-elle changé dans le monde ?

  • Moi, je dis « Tout ». Ce n’est pas Barack qui l’a faite, c’est elle, qui a fait de lui, le président de l’un des états les plus influents du monde. Le premier président noir américain de l’histoire des Etats Unis d’Amérique. Je ne pense pas non plus que s’il avait rencontré et épousé une Mélania Trump, qu’il aurait réussi à se hisser haut et à marquer l’histoire de cinq continents. La femme, Adam, la femme est celle qui construit le monde. En gros, nous sommes si nulles, et incapables d’assumer le bon rôle qu’on n’arrive pas à réaliser quelque chose de merveilleux.

  • Bonjours maman, dis-lui, que le féminisme a trop de poids pour elle.

  • Bonjour mes amours. Vous avez onze ans, et je suis incapable de tenir un débat avec vous, alors on va se contenter de manger et d’aller chacun à ses occupations.

  • Je crois qu’on tue nos génies avec les cours…

  • Eh bien, ma chère Awa, je crois que vos génies ne survivront pas non plus à l’inactivité. Mange… Papa, vous déposera à l’école.

  • Maman, nous serons en retard !

  • Je vous signale que votre petit déjeuner est déjà un retard en soi, pour moi. Votre père vous dépose. Point. Je vous aime et soyez sages à l’école !

  • Comme toujours… On t’aime aussi maman (Disent-elles en chœur, quelle bénédiction !)

Je pose, à chacune son tour, un bisou sur leur front. Je file au boulot. Omar les rejoindra après pour le petit-déjeuner.

J’ai eu mon rendez-vous avec Mr Eyesé hier, pendant la pause. Nous avions été au KAPO, un restaurant ivoirien chic. Je lui ai parlé des opportunités et les avantages liés à la création de compte dans notre banque. Il m’a coupé net et m’a dit qu’il était déjà bien rassuré de nous avoir choisi mais qu’il ne désirait pas évoquer boulot autour de la table. Il m’a expliqué que même s’il avait trouvé des partenaires pour implanter une usine au Mali, il ne s’était pas vraiment bien adapté au pays.

  • Quand je vous ai vu, j’ai su que vous serez d’une bonne compagnie pour ma femme quand elle viendra me rejoindre avec les enfants.

Je me suis sentie mal pour avoir eu de si mauvaises pensées pour lui, et de l’avoir jugé aux premiers abords.

  • Pourquoi ?

  • Elle a à peu près votre âge. Une magnifique femme. Voyez-vous, je n’ai pas vraiment poussé mes études assez loin pour tenir une telle compagnie tout seul. Elle m’y a aidé pour beaucoup.

  • Je vois…

  • Elle a l’air aussi solide que vous ne l’êtes en affaire. Quand j’ai vu sur votre bureau, la photo de votre famille, j’ai compris à quel point vous y êtes attachés. J’ai cinq enfants. Des merveilles.

  • Les enfants sont toujours source de bonheur.

  • Je vous l’accorde. Appelez-moi Fred.

Il m’a confié qu’ils sont bons chrétiens et qu’en rien la religion ne peut être un problème pour que les deux familles s’attendent.

Je ne me rappelle plus la dernière fois où Omar et moi, avions reçu des gens à la maison. Ahmed, son meilleur ami, venait souvent avec sa femme, Mira, une sénégalaise. Mais je suppose que chacun de nous s’est lassé de ces rencontres et a fini par ne pas y trouver d’intérêt. Peut-être cela pourrait changer notre quotidien de côtoyer du monde ?

  • Allô ?

  • Rassures-moi pour ce soir, ça tient ?

  • Ce soir ?

  • Assa Ba, je te promets de garder mon calme si tu te ravises dans les prochaines secondes.

  • Oh. Le diner, la sortie pour vendredi soir. Nous sommes déjà vendredi… Désolée, ça m’était complètement sorti de la tête. Bien-sûr que ça tient. Laisse-moi juste le soin de prévenir Omar.

  • Est-ce que ça va ?

  • Je vais bien. Je te rappelle ? Je vais essayer de le joindre et là, je dois me garer.

  • D’accord. Je vais passer au bureau et ensuite me faire une beauté. J’ai besoin d’un bon massage pour entamer ce week-end, on ne sait jamais !

  • Tu n’es plus si jeune Kadia.

  • Ni trop vieille d’ailleurs. Ma jeunesse me rattrape. Bye !

Dans la société dans laquelle je vis, lorsqu’une femme est mariée, elle n’a plus de vie. Elle ne peut plus sortir avec ses amies comme elle le désire, ni fréquenter tout le monde, encore moins se balader toute seule la nuit. Nos sorties entre « filles », nous ne l’avons jamais troqué contre le mariage. Nous sommes restées nous-mêmes, telles qu’ils nous ont épousées et acceptées.

Et depuis son divorce, Kadia essaie tant bien que mal de s’imposer des limites. Elle sort peu, sauf quand elle a un rendez-vous ou qu’elle amène Ibou voir un film. Vivre seule avec son fils n’a pas été une épreuve aisée. Ses voisins la voyaient du mauvais œil. Une mère célibataire veut forcément dire un passé malsain. La vérité c’est qu’il est plus facile de juger que de chercher à comprendre les choses.

  • Un diner. C’est tout.

  • Je suppose qu’elle s’ennuie… Et puis, toi, ça te fera du bien de sortir. Je vais rester avec les filles.

  • Il y’a ce film animé qui passe au cinéma ce soir, peut-être que tu pourrais les amener le voir. Adam en parlait hier soir au diner.

  • Peut-être oui. On verra bien. On trouvera de quoi s’occuper. Je te laisse, j’ai un rendez-vous et je suis déjà bien en retard. Passe une excellente journée Mme Keita.

  • Merci, toi aussi Mr Keita.

Est-ce que les jumelles sont heureuses ? Est-ce qu’elles ressentent souvent ce qui se passe dans notre couple, les phases que nous traversons ? Souvent ces questions m’effraient tellement, que je coupe court à toute pensée me menant vers elles.

Mais je désire de tout cœur qu’elles le soient, comme je le fus en famille, avec Ami et Birame. Nous avions reçu tant d’amour de nos parents qu’on ne pouvait imaginer un foyer autrement qu’en havre de paix et en nid douillet d’amour. Puis quand on se marie, on se demande pourquoi on n’offre pas la même énergie positive que père et mère, le furent. Mais le secret réside dans les cœurs…

Le soir, j’ai regagné la maison plutôt. J’ai, enfilé une combinaison noire qui épousait parfaitement ma taille, et a formé un chinon avec mes cheveux. Quelques coups de pinceau et le tour était joué.

Alors que j’enfilais mes talons, Omar entre dans le dressing.

  • Tu es magnifique. Cette combinaison te donne dix ans de moins.

  • Je… Je devrais peut-être me changer…

  • Non, c’est parfait voyons, tu es très belle. Heureusement que j’ai baissé les armes face à Kadia, sinon j’aurais été extrêmement jaloux.

  • Il y’a onze ans de cela.

  • Quinze pour être exact, quand nous nous sommes rencontrés à la fac. J’ai l’impression que c’était hier.

  • Sauf que nous n’avons plus vingt-ans…

  • Mais tu restes la plus belle femme que je n’ai jamais rencontré Assa. Laisse-moi t’aider avec ces chaussures.

Il s’accroupit avant que je n’ai eu le temps de parler et saisit mon pied gauche dans ses mains. Nos regards ne faisaient qu’un alors que je sentais ses doigts se promener dans le creux de mon pied. C’était plaisant et relaxant. Je me souviens qu’au cours de ma grossesse, il me massait ainsi les pieds jusqu’à ce que je m’endorme. Enfin il pose un bisou sur mon gros orteil et m’aide à enfiler la chaussure. 

  • Je te laisse y aller. Passe une bonne soirée.

  • Toi-aussi. Avec les filles vous avez décidé quoi ?

  • Je vais les massacrer avec leur PS4. On va passer une soirée tranquille : rester à la maison et se faire livrer des pizzas.

  • Un super programme… Je vous envie presque.

  • Non. Kadia et toi, vous devez vous amuser. Mais pas trop quand même, nous n’avons plus vingt-ans…

Je souris et lui pose un bisou chaste sur les lèvres avant de récupérer mes clés. Ce soir, on dine à L’Escale de Noé. Un bar-restaurant très animé et tendance.

J’arrive trente minutes plutôt que l’heure du rendez-vous et me commande un verre de mojito vierge. Kadia ne manquera pas de venir en retard, mais cela me permettrait de rester seule un moment et de vraiment me vider la tête.

Dans l’attente, la place se remplissait tout doucement. Tout âge y passe. Mais je sens un coup de vieux. Nous sommes vendredi et les couples sillonnent la ville la nuit, pas comme le samedi, mais quand-même.

  • Si j’étais lui, je n’oserais jamais pu faire attendre une femme aussi belle que vous. Au risque de voir, des hommes comme moi l’approcher.

Vingt-et-trois ans tout au plus, je ne lui accorderais même pas le quart de siècle. Même si son corps lui donne plus, sa voix et sa posture n’enlèvent aucun doute. A cela, on ajoute les clins d’œil très enfantins et déplacés qu’il lançait depuis l’autre bout de la salle.

  • Je suis flattée… Mais désolée, vous devriez rejoindre vos amis.

  • Dure. Je ne suis pas votre genre ?

  • Disons que depuis près de quinze ans je ne suis pas libre (En lui dévoilant mon annulaire gauche)

  • Oh désolé… Quinze ans ? Et je parie que vous ne devez certainement pas être de mon âge ?

Je souris et fais non de la tête en buvant dans mon verre. Il a l’air d’avoir pris un seau d’eau, mais reprends tout de même la parole.

  • C’est très gênant… Mes excuses. Vous… Vous ne portez pas votre âge, en fait vous faites très jeune.

  • Pas vingt-et-cinq ans quand même ?

  • Oh que si. J’avais parié sur ça pour au moins espérer… Vous êtes une très belle femme madame et votre mari est un chanceux.

  • Merci. Deux jeunes filles viennent de s’assoir tout juste derrière votre table, elles feront peut-être l’affaire ?

  • Certainement. Mes excuses et excellente soirée.

Si jamais Kadia ne vient pas dans le quart d’heure qui suit, je risque de battre retraite. Mais à l’instant où le jeune homme regagnait sa chaise, elle fit son entrée. Belle et fidèle à elle-même : maquillée comme une poupée.

  • Les embouteillages ! Promis !

  • On commande, je meure de faim.

Nous avions parlé de tout et de rien. En allant du boulot aux enfants, de la cuisine à la mode… Je lui ai parlé de Mr Ayesé Fred.

  • Je me suis sentie tellement gênée… C’était malhonnête de penser ainsi.

  • Tu me le présentes ?

  • Quelle partie tu n’as pas retenu de ce que j’ai dit : là où j’ai parlé de sa femme et de leurs enfants ?

  • Sa femme qui n’est pas encore là. Il pourrait bien m’occuper un moment.

  • T’occuper un moment ? Seigneur, Kadia, que me dis-tu là ?

  • Facile. Toi, tu es mariée, tu prends ton pied au moins une fois par semaine. Que dis-je ? Non. Disons quatre fois par semaine.

  • Oh !

  • Et tu me demandes ce que je veux dire par « m’occuper un moment » ? Je ne veux pas non plus sauter sur tout ce qui bouge.

  • Parce que ce n’est pas le cas ?

  • Non. Je me réserve bien plus que tu ne crois. Au moins qu’on ne me traite pas de libertine pour rien.

  • Kadia…

  • Quoi ? Je suis divorcée. J’ai trente-et-quatre ans avec un gosse de 10ans. Dis-moi, que me proposes-tu ?

  • Tu es magnifique. Moi, je ne te donnerais pas cet âge-là et tu as le droit de vouloir plus car tu le mérites. On s’en fout de ce que peuvent penser les autres. Ecoute-moi : tu crois qu’il ne fait pas sa meilleure vie avec cette fille de vingt-et-deux ans ? Tu crois qu’il se soucie de qui te regarde ?

  • Je suis pathétique…

  • Non. Non, tu ne l’es pas. Tu es une femme qui a divorcé, mais qui aime toujours. Pour ça je ne te blâmerais jamais. Mais tu es aussi, une femme qui se construit, qui va de l’avant et qui s’en sort extrêmement bien. Ne baisse pas les bras, ne te presse pas…

  • J’aurais dû changer de psy.

Nous éclatons de rire et nous nous remettons à bavarder. A mettre en place des projets de voyage, ou des programmes sportifs que nous devrions commencer… Nous n’avions pas vue le temps passer. Elle avait raison, ça me manquait ces soirées, à se soucier de rien.

On s’est quitté aux environs de minuit. Il m’a fallu 1h pour atteindre la maison. Les enfants dormaient déjà, j’ai été faire un tour dans leur chambre.

Je me sers un verre d’eau dans la cuisine et finis par m’assoir sur un des tabourets de l’espace de travail. Je défile les photos que nous avons prises au cours de la soirée. Elles étaient réussies. Je zoome sur mon visage. « Vous êtes une très belle femme madame et votre mari est un chanceux ».

Ce n’était pas le premier. Toutes les femmes mariées sont draguées ou plaisent à quelqu’un, les hommes le savent-ils ?

Pensent-ils être les seuls à être exposés à tentation ? Mais alors que veulent-ils dire par « Ce sont les femmes qui courent derrière les hommes mariés » ? Et qu’en est-il de ceux qui courent derrière les femmes mariées ? Qu’en est-il de l’excuse « Je ne suis qu’un homme » pour justifier la tromperie ?

Alors la femme n’a pas de désir ? Elle est capable de toute refouler ? Je ne crois pas. Je ne pense pas. Mais nous sommes encordées à une moralité et décence que l’homme ne devrait certainement pas posséder.

Je ne l’ai pas entendu venir. Ni descendre les escaliers. Mais j’ai senti son parfum traverser la pièce, et m’envelopper. Je le sais, debout à l’entrée et appuyé sur le bord. Mes poumons, mon corps entier respire sa présence et ça me trouble. Un désir que je croyais endormi, se réveille.

  • Est-ce que ça va ? Je t’ai entendu garer la voiture, mais comme tu ne montais pas, j’ai eu… Je voulais savoir si tout va bien…

Je me tourne vers lui. Il porte ce tee-shirt large où se trouve le portrait d’un pirate borgne. Il l’aime. Je le déteste. Ça fait très ado. Mais là, je vois à travers ce qu’il porte ses muscles. Un corps qui reste de taille malgré les années…

  • Assa ?

Il est inquiet.

  • Qu’est-ce qui s’est passé au diner ?

  • C’était bien. Tu te rappelles notre premier voyage au Maroc, après la naissance des filles ? Tu avais insisté pour qu’on prenne un appartement au lieu d’aller à l’hôtel.

  • Plutôt joli l’appartement ? Tu avais aimé.

  • Très. On s’était bien amusé… Trois ans de mariage, et on en voulait encore…

  • J’en veux encore…

  • Je sais… Je sais. Et est-ce que tu te rappelles de la dernière nuit passée dans cet appartement ?

  • Si je me rappelle ? (En s’avançant vers moi) Comment oublier ?

Il s’approche de très près. Je peux sentir son souffle. Il prend mes mains et les écarte de mes cuisses. Il se fait une place entre elles, et finit par poser ses mains sur ma hanche.

  • Ce soir-là, nous avions diné tous les deux. Puis je t’ai amené danser. Le Club s’appelait « PEARL ». Tu portais cette magnifique robe rouge qui s’arrêtait juste là. (Il délimite la robe en dessinant un trait sur ma cuisse, et de l’autre main, il défait la chaine au dos de ma combinaison). Ensuite, nous sommes rentrés à l’appartement. Et toi, tu te rappelles de ce que tu m’as dit quand on s’est retrouvé dans la cuisine ?

  • Non…

Il souffla la phrase dans mon oreille et tout mon corps frissonna.

  • « Déshabille-moi et possède-moi comme tu le désires. Là. Tout de suite, aime-moi »

  • Omar…

Avant que je n’aie le temps de laisser, échapper un mot, il s’empare de mes lèvres. Voilà, nous nous sommes retrouvés, jeunes et peut-être, seulement peut-être, amoureux.

Nous fîmes l’amour sur la table de la cuisine, puis dans notre chambre et sous la douche avant d’aller se coucher au petit matin. Je ne me rappelle plus la dernière fois que ça nous était arrivé. Longtemps, je dirais…

La flamme s’éteint toujours. Un jour où l’autre. Et comment font ceux qui vieillissent et vivent heureux toute leur vie ? Je ne sais pas, mais ils ont surement du trouver le moyen de la raviver à chaque fois.

Quand j’épousais Omar, ma mère, qui ne nous avait pas encore quittée, m’avait dit qu’on ressemblait à ces couples qui trouvent toujours le moyen de s’en sortir. Qu’Omar et moi, nous nous complétions parfaitement. « Je le vois bien déjà votre mariage. Des périodes de silence, oui, mais aussi de la compassion, de l’amour aussi, beaucoup de patience et de passion. Vous saurez vous comprendre Assa, et n’oublie pas, aussi violente que fut une tempête, elle s’arrête et se livre au passé. Rien n’est éternel ».

Et lorsqu’elle est tombée malade et qu’en ce moment nous essayions ardemment d’avoir un autre enfant, elle m’a tenu la main et m’a conseillé de m’accrocher à ce qui fait battre mon cœur. « Tu n’aimes pas les combats difficiles, pourtant tu n’es pas fragile, au contraire… Seulement tu détestes aller à contre-courant. Mais tu risques de perdre tout en voulant le faire. Ce n’est pas forcement la solution, la plus simple qui est la meilleure. »

Aujourd’hui je sais. Tous ces essaies, ces tests, ces analyses, ces médicaments, ces piqures, je n’ai jamais voulu le faire. Je ne le désirais pas. Mais parce que je l’aimais, je voulais qu’il sache que je faisais des efforts. Mon corps ne me plaisait plus à force d’être traité comme un projet. On planifiait quand est-ce qu’il fallait faire l’amour, combien de fois il fallait le faire, comment il fallait le faire. Ce n’était plus parce qu’il me désirait ou que je le désirais, c’était parce qu’on devait avoir d’autres enfants. A tout prix.

C’est sans nul doute, un « tue l’amour ». Nos conversations tournaient autour de deux sujets : les jumelles et les traitements. Plus rien.

« Est-ce que t’as pris tes médicaments ? » « Oui » « Tu ressens les signes ? » « Non » « Tu les as vu ce mois-ci ? » « Oui » « J’ai lu quelque part que telle méthode est efficace »…

Le lendemain matin, il était enjoué. Moi aussi, je l’étais. J’avais rajeuni de dix ans, je pense. Les filles s’étaient levées tôt et avaient fait le petit déjeuner. Je ne sortirais pas aujourd’hui… J’ai proposé d’appeler Ami, ma sœur, pour qu’elle amène ses enfants, passer le week-end, mais Omar désirait rester en famille. Profiter de « nous ».

Nous avions pris le petit déjeuner dans une ambiance festive. Et avons ensuite débattu sur les espèces d’animaux en voie de disparition en Afrique de l’Ouest, avant qu’Awa, nous développe sa théorie selon laquelle si l’on compare la taille du cerveau de l’éléphant à sa masse corporelle, il serait alors le mammifère ayant le plus petit cerveau, alors que la souris possède le plus grand. J’étais hors de la conversation à partir de là. On se demande si elle ne voudrait pas être vétérinaire ou quelque chose de ce genre.

C’était une belle matinée…

Le téléphone d’Omar n’arrêtait pas de sonner. Il y jetait parfois un coup d’œil et revenait à la discussion. Parfois il me semblait même qu’il était agacé.

  • Est-ce que ça va ?

  • Oui, ça va… Ce n’est rien. Un employé qui dérange mais je vais régler ça le lundi.

  • D’accord. Je vais nous chercher du jus.

J’ai toujours cette impression quand il me ment, parce qu’en vrai, il ment très mal. Mais s’il dit que ça va, ça devrait m’aller aussi…

Une semaine après, j’étais submergée par mon boulot. J’ai raté le récital des filles à leur école et j’ai dû m’excuser en leur promettant qu’elles pouvaient sortir le week-end prochain avec leurs camarades. Ce qui a malheureusement créé une dispute entre Omar et moi.

  • Il fallait d’abord me consulter. Si tu n’es pas capable de trouver du temps pour les seules enfants que nous avons, n’essaie pas de céder à tous leurs caprices !

  • Les seules que nous ayons !? On en est toujours là ?

  • D’une manière ou d’une autre : oui !

  • Et bien cela me déçoit énormément ! Mais bon après dix ans, ça ne devrait pas !

La tension est tendue depuis et on essaie de calmer les choses au risque d’engendrer d’autres disputes. Il est revenu sur sa proposition de voyage, et je sais qu’il en a besoin, il a l’air extrêmement tendu.

  • Qu’est-ce qu’il fuit ?

  • La question se pose, tu crois ?

  • Il est sur le point de faire vos valises sans ton avis et te kidnapper.

  • Ami, ce n’est pas drôle…

  • Peut-être qu’il veut toujours… Enfin, tu vois ce que je veux dire ?

  • Tu peux le dire : essayer de faire tomber enceinte ? Ces temps-ci, nous avions tellement fait d’effort. Pourquoi gâcherait-il tout ce ça ?

  • Parce qu’au fond de lui, il espère toujours…

  • Je ne sais plus quoi faire… Je ne pense pas être capable de repasser par toutes ces épreuves, je n’en ai ni la force, ni l’envie.

  • Alors ne le fais pas. C’est simple.

  • Pas comme tu le crois…

Après la discussion avec Ami, j’ai décidé de lui en parler ce soir, au moment de se coucher, pour que les filles ne remarque rien. Je crois qu’avec le temps, mon silence a toujours été pris pour un « oui ».  

Je prends mon courage à deux mains quand il regagne le lit après avoir suivi un match de foot à la télé.

  • Tu as l’air tendu… Est-ce que ça va au boulot ?

  • Tout va bien au boulot.

Son ton est sec et son air est détaché. Le désintérêt qu’il montre à cet échange me glace mais ne me retient pas.

  • Est-ce qu’on peut parler ?

  • Je suis épuisé. J’ai eu une dure journée…

  • Dans ce cas parlons de ce qui a rendu ta journée si dure.

  • Je n’ai pas envie qu’on se dispute, Assa. Je veux juste m’allonger et dormir.

  • Et moi, malgré ma dure journée, je veux qu’on parle. Je veux savoir ce qui ne va pas. Omar, pourquoi est-ce que tu cherches à briser l’équilibre qu’on a réussi à maintenir jusque-là ? Tous ces efforts !

  • L’équilibre ? Tu es sérieuse ? Tu trouves vraiment qu’on s’en sort bien ? On se lève, on sourit, on se dit des mots gentils, un déjeuner par semaine, on est complaisant l’un envers l’autre, et tiens, on fait l’amour sur la table de la cuisine comme des adolescents, tu prends ton pieds et tout ça, tu le définis comme un « équilibre » ?

Il me choque. Ses mots sont durs, sa lame est aiguisée et elle me blesse. Je sens des perles salées rouler sur mes joues, je les essuie d’une main. La colère brule en moi, j’ai envie de lui sauter au cou, de mordre, de le taper, mais je reste là, envahie par la honte et le mal. Dans ses yeux, aucune compassion. Je cours me réfugier dans les toilettes.

  • Ah non ! Madame voulait parler, alors sors un peu qu’on finisse cette petite discussion ! Il est facile de fuir ses responsabilités ! Hein, Assa ? Sors de ces putains de toilettes !

J’ouvre la porte. Je suis hors de moi et le pousse de toutes mes forces en arrière. Je serais capable de l’étrangler, là, tout de suite.

  • Fuir mes responsabilités ? Comment oses-tu ?

  • Un an ! Tu m’as dit : « Je suis fatiguée, je veux qu’on arrête. C’est mon corps et je ne veux pas continuer ». Mais TU es MA femme, mon Dieu ! Ton corps M’appartient, tu entends ? Est-ce que c’est difficile pour toi de comprendre que je veux d’autres enfants ? Mais non, tu es si égoïste que tu ne penses qu’à toi-même. Moi, je ne compte pas !

  • Vas-t-en !

  • Assa ?

  • Si tu veux d’autres enfants, vas-t-en… Parce que vois-tu, accepter d’être traitée d’égoïste alors que j’ai donné pendant dix ans de mon corps et de ma santé mentale parce que monsieur ne se fait pas à l’idée que je peux plus avoir d’enfants, est tout ce que je peux t’offrir aujourd’hui ! Vas-t-en…

On se fixe, mais je ne soutiens pas son regard. Je lui jette son oreiller et ouvre la porte pour qu’il sorte. Ce soir, il dormira dans une des chambres d’amis.

  • Et au fait… Je n’étais pas la seule à prendre mon pied je te signale. Sale con !

Et je claque la porte derrière lui. La douleur que je ressens là, tout de suite, m’est si familière…[

Une histoire de femm...