CHAPITRE 10

Write by Maylyn

Ayant pris l’habitude de me réveiller à 6h durant mes années scolaires puis universitaires, mon horloge interne ne fit pas une exception en ce dimanche pluvieux. Ne voulant pas risquer de réveiller Kady à cette heure matinale et essuyer ses foudres, je décidai de paresser un peu encore au lit. Tout en regardant la pluie tomber par la fenêtre de ma chambre, je me mis à repenser à ces huit dernières années. Que le temps passe vite ! Il me semblait que ce n’était qu’hier que je quittais la maison, laissant mes parents et Yélé devant le perron. Et pourtant, huit années s’étaient écoulées depuis. Huit années au cours desquelles j’avais d’abord obtenu un Master Of Architecture puis le diplôme de Doctor of Philosophy in Architecture pour enfin avoir l’immense privilège d’exercer dans un grand cabinet newyorkais d’architectes, privilège que j’ai pu obtenir grâce à Papa, l’un des dirigeants, Nick Scott, étant un ami à lui. J’avais au préalable commencé comme stagiaire durant mes études et apparemment j’avais fait mes preuves puisque dès le doctorat en poche, j’ai immédiatement été embauché. Bien que mon travail fût situé en plein cœur de Manhattan, j’avais préféré rester à Brooklyn, dans le quartier chic de Park Slope. Je vivais dans un brownstone appartenant à mes parents. En effet, mon père, sollicité par Nick pour l’aider dans la rénovation de plusieurs de ces maisons en grès quelques années auparavant, en amoureux des belles et anciennes bâtisses qu’il est, avait profité pour s’en offrir une à un prix dérisoire vu les coûts exorbitants qui se pratiquaient dans les environs.

Huit années qui avaient aussi vu Yélé grandir et s’épanouir dans son boulot de Top Model international. Car oui, elle avait réussi à le devenir. Bien que nous ne nous étions pas vus en vrai depuis des lustres, nous bavardions au moins trois fois par semaine via Skype et durant des heures, ma pipelette de sœur me racontait sa vie trépidante faite de voyages dans le monde, de podiums, de paillettes, de séances de shooting photo, de créateurs et de marques de beauté qui la convoitaient, de tapis rouges, de sa proximité avec les membres de la jet-set,…Bref du monde de la mode et de ses privilèges. Je me demandais toujours où elle trouvait le temps de continuer ses études par correspondance et pourtant, elle respectait la promesse faite à Maman : après un BAC scientifique obtenu avec «Mention Assez Bien», elle était aujourd’hui titulaire d’une Licence Professionnelle en Commerce et Marketing. Elle projetait même de se reconvertir dans le stylisme ou la cosmétologie lorsqu’elle «aurait marre du mannequinat » d’après ses dires. Pour le moment, elle en profitait bien apparemment. Je pouvais m’en rendre compte puisque je la suivais de loin, conservant tous les magasines, tous les articles, toutes les photos la concernant. Et c’est ainsi que je l’avais vu devenir progressivement cette jeune et belle femme de 22 ans qui incarnait la grâce et l’élégance. Quelque soit le vêtement dans lequel elle était photographiée, quelque soit la pose dans laquelle la surprenait les paparazzis, elle restait sublime. Du reste, ceux-ci étaient très intrigués par cette jeune albinos d’origine africaine qui avait su s’imposer dans ce monde si fermé et si sélectif qu’est celui de la mode. Curiosité qui était d’autant plus accrue par le mystère qui demeurait autour d’elle concernant sa vie privée. Elle évitait toute interview qui n’ayant aucun rapport avec son métier et quand il arrivait quelques rares fois qu’elle soit obligée de répondre à une question d’ordre privé, elle restait évasive. En gros, tout ce que le monde savait sur elle, c’était qu’elle était la fille du célèbre architecte ivoirien Désiré Aka et la nièce des deux non moins célèbres jumelles ex Top Models Natacha et Natalia qui régnaient désormais sur le monde du stylisme africain. Quelques mauvaises langues s’attelaient d’ailleurs à mettre son succès fulgurant sur le compte de sa famille connue. Heureusement, la grande majorité des médias s’accordaient à reconnaître que famille connue ou pas, il lui avait fallu du courage et de la persévérance pour arriver là où elle était à ce jour. On ne lui connaissait aucun petit ami officiel bien qu’elle fût souvent accompagnée d’un homme différent sur la plupart des photos. Elle m’avait promis que ce n’était que des amis pour la plupart et quelques flirts sans conséquence pour d’autres et bien que cela me dérangea un peu, je préférais cela. Elle n’avait que 22 ans donc tout le temps de se trouver un homme bien et responsable qui prendrait soin d’elle, un homme loin de cet univers de strass et paillettes et qui aurait la tête sur les épaules, un homme comme…

-Vu l’air que tu as, j’espère être l’objet de tes pensées.

C’était Kady qui venait de se réveiller et me regardait avec ses yeux verts. Oui des yeux verts ! Les lentilles étaient sa nouvelle lubie. Je préférais de loin ses beaux yeux presque noirs mais je devais avouer qu’elles lui allaient plutôt bien. Voyant que je tardais à répondre, elle reprit avec un soupçon d’énervement dans la voix :

-Ou alors je me trompe ?

-Non, bien sûr que non Bébé ! Mentis-je. Tu sais bien que tu demeures la reine de mes pensées ajoutai-je, mon plus beau sourire à fossettes à l’appui.

-J’espère bien ! Renchérit-elle mi-amusée mi-perplexe. Quelle heure est-il ? 9h40 ! Je me suis levée tôt aujourd’hui on dirait.

Nous éclatâmes de rire. C’était un sujet sur lequel je la taquinais beaucoup. Lorsqu’elle sortait en boîte ou dans des soirées avec ses amis, elle rentrait toujours aux aurores et ne se réveillait qu’à Midi au moins.

Me levant pour me rendre à la salle de bain, j’applaudis en lui disant ironiquement :

-Bravo Mademoiselle Sissoko ! Vous mériteriez un prix !

J’eus juste le temps de refermer la porte de la salle de bain pour éviter le coussin qu’elle lançait vers moi. Puis je l’entendis rire en s’écriant :

-Idiot !
Après un gloussement, je me débarbouillai puis je regagnai la chambre. Constatant son absence, je sus qu’elle était dans la cuisine, faisant sans doute du café. Affublé de mon pantalon de pyjama, je descendis au rez-de-chaussée. Elle était là, me tournant le dos en train de préparer deux tasses bien fumantes. Même habillée d’un shorty et d’un débardeur, elle était belle. M’approchant sans bruit, je passai mes bras autour de sa taille et mis le nez dans son cou.

-Hummm tu sens super bon !

-Et toi l’after-shave à la menthe !

La retournant en la tenant toujours dans mes bras, je simulai une mine offensée :

-Non mais quelle insolence !

-Mais je suis insolente Monsieur ! Et capricieuse ! Et vindicative ! Et…

Je l’interrompis avec un long baiser puis, profitant de ce moment d’inattention, je lui pris la tasse de café qu’elle tenait entre les mains.

-Eh c’est MA tasse !

-M’en fous !

-Et ça l’amuse ! Non mais quel gamin tu fais parfois !

-Arrêtes de lever les yeux au ciel comme ça ! On dirait ta mère.

-Laisse ma mère tranquille et rends-moi ma tasse.

-Viens la prendre. Enfin si tu y arrives, déclarai-je d’un air guilleret en levant le bras très haut.

Sachant le combat perdu d’avance, elle me fit un doigt d’honneur. Ce à quoi je répondis par un rire moqueur. Elle se servit une autre tasse et nous nous assîmes face à face autour de la table à manger.

-Alors et ta soirée d’hier ?

-C’était FAN-TAS-TIQUE ! Tu as vraiment loupé quelque chose Bébé ! Il n’y avait que du beau monde ! Attention hein, pas n’importe quel gogol qui s’imaginerait se taper l’incruste ! Que la crème de la crème ! Malheureusement, une idiote de serveuse a renversé un verre de vodka sur ma nouvelle robe Versace ! Mais je m’en suis occupée, crois-moi !

-Et quel a été le châtiment de ta victime cette fois ? 

-Alors écoute ça : tout d’abord, je l’ai bien engueulée pour attirer l’attention de tout le monde et ensuite, Lisa a eu l’ingénieuse idée de la déshabiller pour utiliser ses vêtements comme chiffon. Ce que Keith et Marco se sont dépêchés de faire. Mon Dieu ! Tu aurais dû voir sa tronche ! C’était trop drôle de la voir essayer de remettre ensuite ses guenilles. Et pour terminer, Pinky a appelé la société de service traiteur pour exiger qu’elle soit renvoyée ! Bien fait pour elle !

Et tandis qu’elle pouffait de rire, je la regardai, scandalisé encore une fois. Je détestais cette Kady là. Nous nous étions plusieurs fois même violemment disputés à cause de cette manie que ses amis et elle avaient d’humilier les autres « juste pour rire ». Elle avait promis de changer pourtant mais je constatai encore une fois qu’elle avait failli à sa parole.

-Quoi ?

-Non rien. C’est juste que je ne vois pas ce qu’il y a de drôle.

-Oh ne commence pas d’accord ? C’était juste pour rire. Elle s’en sort plutôt bien même ! Heureusement pour elle, je ne lui ai pas demandé de me rembourser la robe qui soit dit en passant est irrécupérable. Elle se trouvera un autre job et puis c’est tout. Bref, c’est la raison pour laquelle je suis rentrée à 2h. Je ne pouvais pas rester là-bas avec ma robe tâchée non ? Et avec sa forme de mastodonte là, Pinky ne pouvait certainement pas me prêter une autre robe ! 

Puis passant du coq à l’âne comme elle savait si bien le faire :

-Oh Chéri tu aurais dû voir son nouveau loft ! Il est SEN-SA-TION-NEL ! Et la vue sur Manhattan était à tomber ! Il faut absolument qu’on emménage là-bas !

-Et voilà, ça recommence ! 

-Mais oui, ça recommence ! Allez Bébé, accepte please !

-Non Kady, on en a déjà parlé des centaines de fois. Et ma réponse demeure la même : NON !

-Mais pourquoi ?

-Eh bien parce que je ne veux pas vivre aux crochets de ton père !

-Mais cet appart sera rien qu’à nous ! Papa le mettra à mon nom !

-Félicitations alors !

Moi qui pensais passer une journée tranquille…Et voilà qu’elle se remettait à me parler de vivre ensemble dans l’appartement que lui avait promis son père. Je sentais une énième dispute poindre son nez parce que nous n’arrivions jamais à nous mettre d’accord sur le sujet. Ce qui exaspérait Kady plus que tout, elle à qui personne- y compris moi la plupart du temps- n’osait dire non. Mais sur ce point, je comptais ne rien lâcher. J’avais même espéré pendant un moment qu’elle accepte au contraire de venir vivre avec moi. Après tout, c’était ce qu’elle avait toujours désiré non ? Mais c’était mal les connaître, elle et son esprit de contradiction. Elle avait évoqué comme motifs de refus le fait qu’elle n’aimait pas la décoration et que puisqu’elle n’était pas vraiment « chez elle », elle ne pouvait pas la changer. 

A la suite de mon exclamation ironique, elle me fixa de son regard vert puis s’emporta :

-Ah bon ? C’est comme ça que tu me réponds ?

-Que veux-tu que je te dise d’autre ?

-Je ne sais pas moi ! Que tu y réfléchiras par exemple ?

-Je ne vais pas quitter cette superbe et grande maison située dans un quartier chic, sécurisé et chargé d’histoire pour aller m’installer dans un appartement sans âme et aseptisé au cœur de Manhattan seulement parce que Madame veut rester près de l’Upper East Side à cause de sa population snob et de ses boutiques de luxe ! Reste chez ton père alors puisqu’il y vit déjà !

-Et moi, je ne compte pas m’enterrer dans ce quartier naze de Brooklyn sous prétexte que Monsieur veut vivre dans un endroit aussi ennuyeux que lui !

-Arrête avec ta mauvaise foi tu veux ! Park Slope est un quartier aisé je te signale et il y a tout ce que tu peux rechercher ici comme distractions : restaurants, bars, boutiques et j’en passe ! C’est juste que tu es trop butée pour le reconnaître !

- Tu sais quoi PM, j’en ai marre de cette maison d’un autre siècle, j’en ai marre de ce quartier de merde et plus que tout j’en ai MARRE que tu contestes à chaque fois mes décisions !

-Quoi ? Que je conteste tes décisions ? Mais attends pour qui tu te prends ? Je ne suis pas l’un de tes valets qui te servent d’amis et que tu trimbale derrière toi à longueur de journée ok ? Et je t’annonce une nouvelle au cas où tu ne l’aurais pas encore compris : le jour où je quitterai cette maison que soit dit en passant j’ADORE, ce sera pour la MIENNE que j’aurai acheté avec MON argent ! C’est clair ?

-Oh oui très clair ! En fait, je comprends tout : au fond de toi, tu ne veux pas que nous vivions ensemble !

-Arrêtes de raconter des bêtises !

-Ce ne sont pas des bêtises ! Hurla-t-elle en se levant. Reconnais-le ! Tu ne veux pas vivre avec moi !

-Qui d’entre nous a été le premier à aborder le projet de vivre ensemble ? Qui t’a fait une demande en mariage DEUX FOIS en quatre ans ? Demandes en mariage qui ont été à chaque fois refusées !

-Mais je ne VEUX PAS me marier ! C’est mon droit non ? Et puis quoi encore ? Après tu me demanderas de te faire des gosses aussi pendant qu’on y est ? 

-Bien sûr ! 

-Mais tu rêves mon pauvre ! Pas question que je bousille mon corps pour un caprice !

-Un caprice ? Tu compares un enfant à un caprice ? 

-Oui ça en est un ! Mais si tu es aussi chaud que ça pour en avoir, on pourrait toujours en dénicher un du trou dans lequel tes parents ont sorti ta chère…

Avant qu’elle n’ait terminé sa phrase, j’étais debout, penché vers elle, le visage à quelques centimètres du sien et le regard glacial. Je lui murmurai calmement :

-Ne t’avise surtout pas de terminer ta phrase sinon je risquerais d’oublier l’éducation que m’ont inculquée mes parents et le fait que tu sois une femme ! C’est la deuxième fois que tu essaies et c’est la deuxième fois que je vais te le conseiller mais attention Kady, il n’y aura pas de troisième fois : je ne permets à PERSONNE d’injurier ou de rabaisser MA sœur en ma présence. Est-ce assez clair ?

-Mais…

-Est-ce que c’est CLAIR ?

-Oh c’est bon j’ai compris ! Maintenant pousse-toi, je vais prendre une douche. Je suppose qu’on ne déjeune pas ensemble ce midi ajouta-t-elle une fois sur le seuil de la porte.

-Pas faim !

-Je m’en serais douté ! Eh bien, je ne vais pas rester dans cette piaule lugubre avec un mec qui boude pendant qu’il fait un magnifique soleil dehors. Je préfère encore aller retrouver mes amis. Ce sont peut-être des valets mais avec eux au moins je m’amuse !

La laissant s’en aller, je pris les tasses pour les laver et essuyai la table sur laquelle du café était versé de la tasse de Kady durant notre énième dispute. Puis je ramassai la chaise qui était tombée dans ma précipitation à me lever et me rassis, préférant attendre qu’elle s’en aille avant de monter prendre une douche. Je n’avais même pas remarqué que la pluie avait cessé. Pourquoi ne pouvions-nous jamais passer une journée entière tranquille, sans cris ni insultes ? Je commençais sérieusement à saturer !

Cinq minutes plus tard, j’entendis ses pas rapides dans les escaliers puis la porte d’entrée qui claqua. Et alors que j’atteignais les escaliers, on sonna. Pensant que c’était Kady qui avait sans doute oublié quelque chose, je me retournai pour aller ouvrir.

-Tu as encore oublié quelque chose je sup…

Quelle ne fut pas ma surprise de voir devant ma porte une magnifique jeune femme vêtue toute de blanc : de hauts escarpins sublimaient la courbe de ses chevilles fines et de ses jambes galbées, une robe tailleur à la coupe recherchée qui s’arrêtait juste au-dessus des genoux la seyait parfaitement, une parure de perles ornait son poignet, son cou gracile et ses petites oreilles et un grand chapeau la protégeait du soleil. Mais tout cela n’était rien en comparaison de ce sourire innocent et coquin en même temps dont elle seule avait le secret, ce sourire qu’elle ne réservait qu’à ses proches, ce sourire qui m’avait tellement manqué !

-Hello Grand-Frère Chéri !

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