Chapitre 17

Write by leilaji

The love between us


Chapitre 17


Le soulagement. C’est ce dont je me rappelle avec précision. L’infirmière me disait quand pousser puis quand m’arrêter. Contrairement à ce que j’ai souvent entendu les femmes dire dans les couloirs, elle n’a pas été désagréable, ne m’a pas traitée de fainéante. Au début j’ai essayé de respirer comme un chien. Le halètement que j’ai vu tant de femme faire dans les films ne m’a pas aidé du tout. Au bout de cinq minutes, j’ai arrêté. La douleur venait par vagues successives de plus en plus fortes. Je me crispais d’avance à chaque fois qu’elle pointait le bout de son nez. Puis ce fut le soulagement quand l’enfant est sorti de moi. Un petit amas de chair qui pleurait. On me l’a montré la première seconde, déposé sur la poitrine la deuxième seconde, puis l’infirmière l’a emmené dans une autre salle pour les soins. Quel sentiment est-on censé ressentir au bout de deux secondes de rencontre ? Je ne sais même pas quand est-ce qu’elle a coupé le cordon ombilical. 


Dans certains films ou documentaires, j’ai vu des femmes pleurer de joie en voyant pour la première fois leur enfant. Elles étaient toutes émues et tendaient les bras pour les prendre avec elles. Moi, je n’ai rien ressenti. Pas d’élan ou de joie suprême. Juste du soulagement. J’étais apaisée, parce que je n’avais plus mal. Puis, il a fallu qu’on me recouse un peu. La sage-femme m’a dit de ne pas m’inquiéter parce que ce serait rapide mais sans anesthésie. C’était douloureux. Je fermais les jambes pour l’empêcher de faire et elle me les écartait d’une tape. A chaque fois qu’elle faisait le nœud avec le fil et tirait dessus pour en vérifier la solidité, j’avais envie de lui dire d’aller voir ailleurs si j’y étais. Mais je ne l’ai pas fait. Face à la femme qui vous a aidé à donner la vie, qui vous a vu dans un sale état, il est difficile de monter sur ses grands chevaux. J’ai donc serré les dents et joué les courageuses. 


Maintenant que je vois mon ventre, tout noir, fripé et ballonné, j’ai l’impression qu’il y a toujours un bébé dedans. Je dévie le regard à chaque fois. C’est étrange de ne pas se sentir à l’aise dans un corps auquel on est habitué. C’est moche.  


J’ai eu de la chance parait-il. J’ai accouché en deux heures de temps tandis que d’autres passent toute la journée avec des contractions douloureuses. On les entend gémir dans les couloirs, appeler à l’aide, hurler parfois. Je crois sincèrement que certaines salles devraient être insonorisées. C’est comme de faire entendre à quelqu’un la torture subie par une autre personne. Même aux plus courageux, ça coupe les jambes.  


Une infirmière m’a raccompagnée dans ma chambre tandis qu’ils s’occupaient de mon bébé. Elle m’a demandé si je souhaitais me laver. Je me sentais faible et fatiguée mais je ne voulais pas passer pour une saligotte, alors j’ai acquiescé. Avec ma perfusion à ne surtout pas bouger et mes vêtements qu’il fallait enlever, c’était trop de gestes compliqués à faire. J’ai eu un vertige tellement violent que j’ai cru que j’allais m’évanouir sur les carreaux de la salle de bains. Je me suis agrippée aux murs. L’endométriose m’avait déjà habituée à ces vertiges violents. Pour ne pas tomber, il faut s’agripper autant qu’on le peut à la réalité. Même si elle tournoie. Avec les dernières forces qu’il me restait. J’ai trainé mon corps jusque dans mon lit et j’ai fermé les yeux un bref instant. Une infirmière a cogné puis est entrée en poussant un petit berceau transparent dans lequel dormait, un bébé. Mon bébé. Elle l’a placé à coté de mon lit. Et je l’ai regardé. Il était sagement emmitouflé dans une couverture bleue achetée par sa grand-mère. Je me sentais lessivée et un peu perdue d’ailleurs face à ce minuscule bout de moi. 


On a cogné une seconde fois à la porte et la mère de Pierre accompagnée de Patrick sont rentrés dans la chambre. Elle m’a expliqué que Pierre allait arriver plus tard car il avait eu un gros souci au travail. Ça m’a soulagée de savoir que j’allais bientôt le voir et qu’il allait pouvoir rencontrer son fils qu’il avait tellement hâte de gâter. Irène m’a raconté qu’elle n’était pas loin de la clinique et qu’elle a donc pu arriver à temps pour voir naitre son premier petit fils. Puis elle s’est mise à raconter avec pleins de détails, la rencontre entre son petit fils et l’infirmière. Il parait qu’il s’est battu avec elle du haut de ses quelques heures de vie. Il ne voulait pas qu’on le touche. Elle en était fière comme si cela révélait déjà de cet enfant, un caractère bien trempé. Tout ce que j’ai fait, c’est sourire, encore et encore. C’est ce qu’on attend d’une mère. Qu’elle soit heureuse d’avoir donné la vie. 

Et le prénom ? Je n’en savais rien. C’était à Pierre de prendre la décision. On a jamais réussi à s’entendre sur un prénom commun donc à repoussait toujours à plus tard la décision à prendre.


Je me sens tellement fatiguée. Puis le bébé dort si bien. Je devrais peut-être le prendre dans mes bras. Mais il ne semble pas pressé de quitter le confort douillet de son berceau. Alors je le laisse tranquille pour qu’il me laisse à son tour tranquille. 


*

**


Je me réveille en sursaut sans vraiment me rappeler le rêve que j’ai fait. Je jette un coup d’œil au bébé qui dort toujours. Il est sage. Que dois-je faire maintenant ? Qu’est-on censé faire après avoir réussi à donner la vie ? Une douche. Il m’en faut vraiment une aujourd’hui. Et puis je me sens assez reposée pour ne pas risquer de m’effondrer dans la douche. Je me lève doucement pour ne pas le réveiller et je prends ma trousse de toilette cette fois. Elle contient des slips jetables, un savon, un gratte corps, une brosse à dent et de la pâte dentifrice. Une fois ma toilette finie, je regarde l’énorme serviette qu’il faut que je mette. Vu comment je saigne encore, j’espère qu’elle fera l’affaire. J’aurai peut-être dû prendre des couches pour adulte. Et étrangement face à ce dilemme, je me sens complètement désarçonnée. Mon corps n’est plus le mien. Il est tout sanguinolent et flasque sur le ventre. Moi qui ai toujours été musclée sans effort, ce ventre mou me fait horreur. Je crois que le pire, c’est les traces de vergeture. J’ai envie de rester enfermée dans cette douche pour toujours. 


Mais comme j’entends du bruit dans la chambre, je me dépêche d’y retourner à pas lents parce qu’à chaque fois que je me mets debout ou en mouvement, j’ai l’impression que mon utérus va tomber de mon corps. Ce n’est pas douloureux en tant que tel, juste malaisé de faire bouger ce corps qui en a expulsé un autre quelques heures auparavant. 


Pierre tient notre bébé dans ses bras. Il le regarde comme s’il était la huitième merveille du monde.

C’est la première fois que je le vois enfin en tant que père. Et je me rappelle encore de la discussion qu’on a eu tous les deux et de ce qu’il m’a révélé sur sa peur de faillir. Mais je ne pense pas qu’il faillira. C’est l’homme le plus déterminé que je connais. Quand il s’est promis de faire quelque chose, il va toujours jusqu’au bout. Je m’approche d’eux puis recule un peu pour leur laisser de l’espace. 


- Tu veux le prendre ? demande-t-il avec réticence. 

- Non. Je l’ai eu pendant neuf mois, je crois que tu peux le garder un peu. Par contre maintenant il faut vraiment se décider pour un prénom et un nom. 

- J’y ai réfléchi toute la nuit. Que penses-tu de David Engone ?

- Simple et facile. J’aime beaucoup David. Mais Engone c’est le nom de qui ?

- Celui de mon grand-père. Normalement on devrait y adjoindre le mien mais je sais que tu n’es pas fana des longs noms. Je sais aussi qu’on n’est pas marié et que je n’ai aucun droit de t’imposer mon nom, mais s’il te plait Manuella, gardons le nom comme ça. 


Je sais que je peux exiger de mettre seulement le mien parce que nous vivons ensemble mais il ne s’est pas présenté à ma famille. Le truc c’est que ma famille, je ne la fréquente pas. Alors les liens se sont distendus. On se dit bonjour si on se croise mais c’est tout. Quand ma belle-mère me traitait mal, personne n’est venu lui dire de me laisser tranquille. Mais quand mon garage a commencé à bien fonctionner, je les voyais tous les jours chez moi. Au début, je me disais que je devais les aider parce que j’en avais les moyens. Puis j’ai compris que c’était tout ce que j’étais à leurs yeux. Un moyen d’obtenir de l’argent. Ils prenaient d’une main et de l’autre me rejetaient, me traitait de pute, de lesbienne, de femme amorale. C’est Idris qui a réussi à me convaincre qu’il fallait arrêter les frais. Donc petit à petit, j’ai commencé à dire non. Non je ne continuerai plus à payer la scolarité de telle, non je ne paierai pas l’hospitalisation de tel, non je ne ferai pas ci, non je ne ferai pas ça. Et petit à petit, ils se sont éloignés de moi. Mais je sais aussi que pour moi, ça importe très peu. Ma famille c’était Patrick et Idris. Et aujourd’hui ma famille c’est Pierre. Il est important que mon enfant sache qui est son père et que son nom apparaisse dans son acte de naissance.  


- Est-ce qu’on peut ajouter un second prénom ? 

- Tu acceptes, pour le nom ?

- Oui, bien sûr. C’est ton fils. Ça ne me gêne pas qu’il porte ton nom.  

- Alors tu peux ajouter le second prénom que tu veux, dit-il en souriant de toutes ses dents. 


Le voir si joyeux me donne envie de sourire. C’est ça le bonheur ? Sentir son cœur se remplir de joie lorsqu’on rend quelqu’un heureux. 


- Sangoku, je propose après avoir fait semblant de réfléchir. 


J’avais parié avec Idris que mon premier gosse, que je pensais avoir vers 100 ans, porterait le nom d’un héros de manga. Et maintenant que j’ai un fils, un vrai, je me rends compte à quel point cette idée était stupide. Nous n’étions que des gamins en fin de compte. Mais la blague est belle à faire même si ce n’est pas vraiment du gout de Pierre. Alors je joue le jeu, pour voir jusqu’où il est prêt à aller pour que son nom soit sur l’acte de naissance de l’enfant. 


- T’es sérieuse. Sangoku ? C’est débile Manuella, dit-il en berçant son fils.

- Tu as dit que je pouvais lui donner n’importe quel prénom. Je peux ou je ne peux pas ? Après tout c’est MON fils aussi tu sais.

- Sangoku ? Tu as bien conscience que mon fils sera peut-être le futur président de ce pays ou un homme d’affaires très respecté et tu veux qu’on l’appelle Sangoku ?

- Oui. Ça déchire comme prénom.


Il soupire. Je remarque qu’il tient le bébé d’une manière étrange, le buste complètement penché comme pour le protéger de tout son corps. 


- Et si on l’appelle Messi, ça passe ? après tout c’est le meilleur joueur du monde. David c’est un peu trop sérieux pour moi. Surtout s’il prend la suite du garage. Alors que Messi, ça claque ! Un garagiste qui s’appelle Messi, tu sens qu’il te répare ta voiture en moins de deux…

- Tu te fous de moi ! demande-t-il en me regardant droit dans les yeux. 


J’ai du mal à garder mon sérieux alors il finit par comprendre et ses traits se détendent. 


- En réalité je pensais plutôt à David Patrick Engone, je propose après mure réflexion.

- C’est très gentil à toi de penser à lui.

- Il ne s’agit pas de gentillesse mais d’être … reconnaissante pour ce qu’il a fait pour moi. 

- Ok je comprends. C’est l’homme qui compte le plus dans ta vie en quelques sortes.


Je m’allonge de nouveau dans mon lit. Cette chambre, les murs blancs mis à part, pourrait être digne d’une chambre d’hôtel. Elle est sobrement meublée mais tellement spacieuse. Je dois le lui dire puisqu’on est maintenant une famille. Je dois le lui dire plus souvent maintenant. Il doit sentir à quel point je l’aime et à quel point je me sens perdue sans lui à mes côtés.  


- Tu es l’homme qui compte le plus dans ma vie, je réponds doucement en replaçant sur mon épaule le col de ma robe qui glisse un peu.

- Oh. Manuella c’est la première fois que…

- Dis rien. C’est la vérité.

- C’est la première fois que tu me dis un truc comme ça Manuella, insiste-t-il. 

- Mais peut-être que je devrais maintenant dire que David est l’homme qui compte le plus ? Ça fait plus maman de dire ça n’est-ce pas ? 


Ce lit n’est pas le plus confortable du monde mais il fait l’affaire. Pierre pose l’enfant avec délicatesse et pousse le plateau de petit déjeuner vers moi. Ça ne me dit vraiment rien, un bout de pain beurré et du lait. Je n’ai pas très faim. Je crois que je n’ai pas mangé depuis hier. Pierre s’assoit sur le lit. Il prend mon visage entre ses mains et pose ses lèvres sur les miennes en un baiser doux et tendre. Peut-être le plus tendre qu’il m’ait donné depuis le début de notre relation. Il pose son front contre le mien et ferme les yeux. 


- Merci mon amour. Merci pour tout. 


Je ne sais pas pourquoi ses remerciements me font monter les larmes aux yeux. Je n’ai pas vraiment eu l’impression tout au long de cette grossesse d’avoir fait quelque chose pour lui. Non, j’avais juste l’impression d’avoir, pour un moment, fait de la place à quelqu’un qui maintenant s’est éloigné de moi. C’est bizarre à dire mais je me sens comme une postière qui a pris soin d’un courrier puis l’a livré à la bonne adresse. Mon travail a été fait. Mais pourquoi je me sens aussi mal ? Je prends de grandes inspirations pour ne pas me mettre à pleurer pour de bon et Pierre continue de me parler. 


- Regarde où nous en sommes aujourd’hui. Tu m’as donné le plus beau des fils. 


Chaque mot est recherché avec soin, pour me faire comprendre à quel point ce qu’il a me dire est important. Il pose un baiser sur mon front puis me serre très fort dans ses bras. A m’étouffer.    


- C’est vrai qu’au début, je me disais que ça n’allait pas marcher, que j’étais simplement en train de perdre mon temps. Tu me rendais dingues avec ton indépendance et j’avais l’impression que tu me faisais payer pour celui avec qui tu aurais préféré être.

- Non ce n’est pas vrai.


Lui et moi savons à quel point c’est faux. Dans notre relation, il en a plus bavé que moi. C’est lui le pilier, le centre, le sens.  


- Si Manuella. Tu m’en as fait baver. J’ai dû me plier en quatre pour que tu me donnes une chance. Je n’avais encore jamais autant galéré pour plaire à une fille. Mais ce n’est pas grave.       

- Parce que tu as tenu bon ? 

- Ouep. Je n’abandonne jamais, dit-il en me souriant.

- Tu me fais passer pour une chieuse alors que j’ai couché avec toi dès le premier jour. Ce qui techniquement fait de moi une fille facile. Mais si tu le dis à notre fils, je te promets que je te coupe les couilles. 

- Si je l’avais dit tu serais folle furieuse …

- Oui. Dis-toi qu’il y a une cinglée qui t’aime et qui ne te lâchera pas de si tôt.

- Et toi et notre fils, je ne vous abandonnerai jamais mon amour. OK ? 


Je le serre plus fort dans mes bras. Je ne suis pas la reine des petits surnoms amoureux et Pierre non plus d’ailleurs même s’il lui arrive de m’appeler : « ma belle ». C’est la première fois qu’il m’appelle : « mon amour » et je me sens honorée par ça. C’est bête mais j’ai l’impression de clore un chapitre pour en commencer un nouveau.


- Je t’aime Pierre. Comme je crois que je n’ai aimé personne auparavant. Tu as fait de moi une femme.

- Je t’aime aussi. 


Une infirmière entre pour voir comment nous nous portons, le bébé et moi. Pierre et moi nous séparons. Elle est souriante et gentille. Elle nous taquine un peu, nous dit que ce n’est pas un endroit pour faire un autre bébé puis elle s’en va après m’avoir donné quelques recommandations de base. Je regarde Pierre qui me fait un sourire d’enfant. Puis il m’explique qu’il a donné de l’argent à toutes les infirmières pour être sûr qu’elles prennent soin de moi. Parce qu’il sait que je suis une tête de mule et qu’il est important qu’il prenne les devant avant que je n’en énerve une.   


- Il faut que j’y aille. Les congés de paternité ce n’est pas vraiment ça. J’ai droit à deux trois jours alors que toi tu peux te taper trois mois. 

- Je suis ma propre patronne. Je dois bosser pour être payée. Donc je n’ai pas de congés.

- On en a déjà parlé toi et moi. 

- Et on ne va pas remettre ça sur le tapis. D’ailleurs pourquoi tu n’étais pas là hier ? 

- Premièrement parce que tu n’étais pas censée accoucher hier.

- Oui c’est vrai. 

- Par ailleurs, depuis hier, Carter me prend la tête, ça devient vraiment gênant.


Je souris tout en tirant mon plateau repas vers moi. Les hommes et cette manière de redevenir de petits garçons lorsqu’ils ont une femme en chasse devant eux.


- Ne t’en mêle pas. 

- Quoi ? J’ai rien dit moi. 

- Tu fais ta tête des mauvais plans. Ne t’en mêle pas Manuella. Si je travaille si dure c’est parce que la place de DGA s’est libérée tout dernièrement. Et je la veux, je la mérite. J’ai fait toute ma carrière dans cette boite et un jour je sais que je la dirigerai. Mais en attendant, être DGA, je ne cracherai pas dessus. Et il parait qu’il va y avoir un conseil d’administration demain. Ils vont me nommer j’en suis sûr. Il n’y a que mon nom qui circule dans la boite. Donc ne fais rien Manu. Elle est dans le conseil d’administration, donc sa voix compte lors du vote. C’est surement pour ça qu’elle se permet certaines choses parce qu’elle sait que quelque part, pour le moment je suis obligé de me tenir à carreau.    

- Je viens d’accoucher, que veux-tu que je lui fasse ?

- Laisse-moi régler ça.


I ce qui m’énerve c’est le manque de conviction dans sa voix quand il me le dit. Comme si au fond de lui il sait que jamais il ne pourra se débarrasser d’elle. Il ne dit plus rien, pose un baiser sur la joue de David et puis me donne un chargeur neuf pour mon téléphone. 


- Si tu as besoin de quoi que ce soit tu m’appelles.

- OK.

- Je vais retirer les papiers et certificats et voir si je peux déclarer David aujourd’hui à la mairie. 

- Tu sais que c’est une galère pour obtenir les actes de naissance dans ce pays. 

- Non. Je connais quelqu’un qui connait quelqu’un qui s’occupe de ça. Je l’aurai dans trois jours maximum.  J’avais déjà pensé à tout ça depuis.


Je soupire. Apparemment Pierre est bien plus prêt que moi à être parent. Son téléphone sonne et le nom de Carter apparait. Je le lui prends des mains juste après qu’il a coupé l’appel. Une nouvelle photo arrive juste après dans son whatsapp avec une invitation plus qu’explicite. 


Une fois Pierre parti, je prends le temps de recharger mon téléphone, réponds à un appel de Patrick, l’informe que mon fils portera son nom puis raccroche avant qu’il ne réagisse. Puis j’envoie un mail à une connaissance qui me devait un service pour avoir réussi à vendre sa vieille voiture. Mon plan mis à exécution, je me recouche et me réveille quelques heures plus tard avec l’idée qu’il est temps de changer David. Je n’ai jamais changé de couche de ma vie. La première a été mise par une infirmière qui n’a même pas jugé nécessaire de me montrer comment elle a fait. Je sors la couche du sac. Elle est toute minuscule. David ne pèse pas grand-chose alors ça lui ira surement. Mais dès que je le touche, il se met à geindre. Il a l’air tellement fragile que j’hésite à insister. Mais il faut vraiment que je le change. Je passe un doigt sur sa peau douce, bien plus claire que la mienne et j’essaie pour la première fois de déterminer à qui il ressemble. Je ne trouve rien de commun entre ce visage et celui de Pierre ou le mien. Mais je me rappelle encore de Patrick bougonnant sur le fait que le petit ressemblait déjà à son père. Je compte ses doigts et souris en constatant combien ils sont minuscules. Je ne sais comment le prendre dans mes bras. Il est si petit. Je penche la tête sur lui et inspire fort. Il sent… l’innocence, la douceur et un soupçon de talc peut-être. Je lève la tête et me concentre de nouveau sur la couche. Pourquoi ne les vendent-ils pas avec un manuel pour les mamans comme moi ? Celles qui n’ont jamais eu de petites sœurs, de petites cousines ou de nièces à langer.


Tout ça va être long et je me sens déjà fatiguée.


La porte s’ouvre sur la mère de Pierre qui entre les bras chargés de divers objets. Dès qu’elle constate mon incapacité, elle se charge elle-même de changer son petit-fils. Elle me montre comment faire pour que la couche ne soit ni trop serrée, ni trop lâche. Elle meuble le silence dans lequel je suis enfermée en me proposant de me faire l’eau chaude. Je ne sais pas quoi lui dire. Je ne sais même pas en quoi ça consiste. 

Je sens comme une sourde angoisse monter en moi en observant le tableau qu’elle forme avec David. D’instinct elle sait comment se comporter avec lui alors que moi, je me sens complètement incompétente. Ces moments de partage entre trois générations, en de meilleures circonstances, j’aurai dû les partager avec ma mère. Le vide que son absence laisse est encore plus flagrant maintenant que j’ai besoin d’une aide maternelle. Mais elle n’est pas là et ne le sera jamais. Alors je dois faire face. Comme toujours. Après tout Irène joue parfaitement le rôle alors je devrais m’en réjouir et moins faire la difficile.  Elle me demande si je sais comment bien tenir la tête de David pour qu’il tète confortablement. La tête que je fais immédiatement après sa question, la fait tiquer. 


- Tu n’as pas de lait ? 

- Je n’en sais rien. 

- Comment ça ? 

- J’ai oublié maman Irène. 

- Oublier de lui donner le sein ? Depuis hier ? 


Je n’ose pas acquiescer parce que j’ai trop honte.  


- Toi-même tu as mangé ? 

- Je n’avais pas faim. 

- Ah non. Il faut que tu manges pour avoir du lait. 


Elle sort de son sac cabas un grand thermos de je ne sais quelle mixture qu’elle me verse dans un petit gobelet en m’enjoignant à tout boire. Je ne sais plus où me mettre. La tasse chaude dans ma main me brule les paumes. J’ai oublié de nourrir David. Depuis qu’il est né. Quel genre de mère oublie de nourrir un nouveau-né ? 


- Ne fais pas cette tête Manuella. Un nouveau-né peut tenir 24 heures sans manger. Il a encore de la réserve. Et crois-moi s’il avait faim, il n’allait pas te laisser paisiblement dormir. Ne te mets pas martel en tête. 


Peut-être que tout ça était au final une très mauvaise idée. 

Je sais compter deux par deux et lacer mes chaussures. Je sais réparer des voitures automatiques et rester parmi un troupeau d’hommes sans me sentir le moins du monde gênée.

Et …

Une chose aussi simple que porter un bébé à son sein, je ne sais pas comment le faire. Non. 

En réalité je ne pense même pas à le faire. 

Il n’a rien demandé, David. C’est à moi de prendre soin de lui. Et je ne pense même pas à le faire.  


*

**


J’ai passé quatre jours à l’hôpital en tout. Ce n’était pas aussi long que je l’avais imaginé au final. Je descends de la voiture de maman Irène qui fait marche arrière et s’en va. Le gardien prend mes affaires et celles du bébé. Je ne sais pas pourquoi ce n’est pas Pierre qui est venu me chercher. Il n’a pas répondu non plus à mes derniers appels. Peut-être travaille-t-il un peu trop en ce moment ? Pourtant sa voiture est garée dans l’allée.   


David dans les bras, je rentre chez nous et l’appelle pour qu’il vienne m’aider. Il descend de l’étage supérieur et m’arrache quasiment le bébé des mains sans même me dire bonjour ou s’excuser de ne pas être venu me chercher. Je ne comprends rien à son attitude revêche et à la colère qui marque ses traits d’habitude si souriants. 


Je suis fatiguée et à fleur de peau alors lorsqu’il monte les marches et se rend dans notre chambre où est installé le berceau de David, je le suis.  


- C’est quoi le problème Pierre ? 

- Lache moi Manuella. 


Le ton sec et sans appel, je ne m’y attendais pas. Dans la chambre, il pose David dans son berceau. Ce bébé est sage comme une image et garde ses yeux fermés, imperméable à l’ambiance morose autour de lui. 


- Pierre. C’est à toi que je parle non ? 


Ses mains enserrent le berceau de l’enfant à en faire blanchir ses jointures. La tête baisser, le dos vouté, c’est comme s’il refuse de m’affronter. Comme si quelque chose lui fait mal et qu’il ne sait pas comment s’en débarrasser. Alors j’ai peur. Peur qu’il me dise qu’il a fait une bêtise. Parce que les hommes c’est comme des enfants, ça fait tout le temps des bêtises. Qu’ils regrettent.

Je ne mérite pas ça.  


- Si tu crois que je vais me taire et subir l’attitude que tu affiches, tu ne me connais pas ! je commence à hurler. 


Je veux savoir ce qui se passe. Je veux qu’il parle. 

Je ne peux pas avoir passé quatre jours à l’hôpital pour être accueillie comme une pestiférée chez moi par l’homme qui est censé prendre soin de moi et mon bébé alors que je suis au plus mal.

Ainsi, par désespoir plus qu’autre chose, je tire sa chemise pour qu’il cesse de me tourner le dos, qu’il me regarde en face et qu’il m’explique son comportement. 


Mais ce que j’avais pris pour de la culpabilité n’était en réalité que de la colère. Une colère qu’il est incapable de contenir plus longtemps. 

Un battement de cil plus tard, je suis assise au sol sans même comprendre comment j’ai fait pour me retrouver sur cette moquette plus bas que le berceau de David. Je touche ma joue, brulante. Mon oreille gauche siffle. Mes yeux sont fermés mais je vois des dizaines d’étoiles danser devant mes paupières. Je ne comprends pas ce qui vient de se passer.

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