Chapitre 18 : Mon cœur balance

Write by pretoryad

Dali

J’avais passé trois jours dans un sommeil comateux, dans lequel je m’étais entretenu avec mon père qui m’avait révélé mes origines. Je savais, par l’héritage de ce dernier, qu’il y avait de fortes chances que je devienne un jour comme lui. J’avais tant prié pour que cela se réalise ! Mais j’avais vite déchanté lorsqu’à dix ans je n’avais eu aucun signe d’un quelconque pouvoir.

         Et mon père de me répéter que c’était la volonté de Dieu, que c’était bien mieux ainsi pour moi. Or, je gardais le secret espoir de voir un jour mon don se manifester. J’étais alors loin de me douter que mon père me mentait pendant toutes ces années. Dix-sept ans de mensonge ! Et il fallait que je l’apprenne après son décès ? 

         Après avoir réveillé mes pouvoirs, il n’avait rien trouvé de mieux que de m’annoncer son départ dans l’autre monde. D’après lui, sa mort était nécessaire pour me permettre d’être aussi puissant que mon oncle. J’en doutais sincèrement. C’était encore un moyen pour lui de fuir ses responsabilités. C’était ce qu’il avait eu à faire toute sa vie.

         Rejeter son héritage ; refuser d’affronter son frère ; proscrire les pouvoirs de son fils ; sacrifier sa femme ; et j’en passais ! Qu’est-ce que je pouvais lui en vouloir ! Pour la malédiction qu’il avait causée sur sa propre famille. Je le haïssais de m’abandonner à une étape cruciale de ma vie. Qu’étais-je censé faire sans lui ? Ne pensait-il pas qu’à deux nous aurions été plus forts pour vaincre mon oncle ?

         – Ne te torture pas l’esprit pour ce qui ne peut être changé.

         Ma’Darsille mit fin à une éruption d’émotions néfastes. Debout face à la fenêtre de la chambre d’amis que j’occupais depuis trois jours, j’essuyai d’un revers de la main les larmes de dépit qui perlaient au coin de mes yeux. Prenant une profonde inspiration, je me tournai ensuite vers elle.

         J’étudiai discrètement cette femme au grand cœur — de taille moyenne, à la peau sombre parfaitement lisse qui ne laissait en rien deviner son âge, comme si le temps n’avait aucune emprise sur son visage. Je la connaissais depuis ma naissance. D’ailleurs, c’était ma marraine. Je savais que mon père la considérait comme sa mère spirituelle. C’était une prêtresse Mamissi aux pouvoirs grandioses.

         – Pourquoi ne pas focaliser ton esprit sur les choses que tu peux modeler ? reprit-elle. Viens t’asseoir près de moi.

         Je m’installai en face d’elle sur le lit et attendis la suite. Vêtue de sa traditionnelle longue robe blanche de style bohème, et ses cheveux toujours enfermés dans un foulard blanc, elle semblait prête pour une séance occulte.

         – L’enterrement c’est dans deux jours. Tu dois te préparer pour la cérémonie de passation de pouvoir. Et pour ce faire, j’ai une mission de la plus haute importance pour toi.

         Je redoutais cette cérémonie où je devais recevoir les pouvoirs de mon père une fois qu’il serait sous terre. Je trouvais tout cela étrange et déroutant, de savoir que j’avais un héritage aussi lourd à porter. Malgré l’allure à laquelle mon cœur me faisait comprendre qu’il ne pourrait contenir toute cette pression plus longtemps, mon esprit, lui, me rappelait à l’ordre.

         Je n’étais pas un déserteur comme mon père. Je ferais face à mes responsabilités, même si cela pouvait me conduire à la tombe. Je soutins le regard clair et insupportablement direct de ma marraine.

         – Je suis prêt, Madé, acclamai-je d’un air déterminé.

         Elle sourit d’un air accompli.

         – Pour cette mission, tu vas devoir utiliser tes aptitudes télépathiques. Chaque Myste en possède. Cela te permet de communiquer directement avec les tiens et le commun des mortels. Tu peux bloquer ton esprit à toute intrusion indésirable, si tu ne veux pas être détecté par exemple.

         Elle fit une pause pour s’assurer que j’avais bien saisi ses dires. Je me contentai de l’écouter en silence, intrigué.

         – Je t’envoie dans le repaire de ton oncle.

         Je sursautai légèrement. Je n’avais pas revu mon oncle depuis l’enterrement de ma mère. Ce jour-là, il nous avait imposé sa présence, comme un rappel à sa toute-puissance.

         – C’est là qu’il retient Nélia prisonnière. Et elle ne pourra en sortir que si nous lui donnons un coup de main.

         Je sentis mon cœur palpiter. Ma’Darsille m’avait fait part de ce qui s’était passé pendant mon absence. J’en avais appris énormément sur les origines de Nélia. Mon cœur s’était réjoui à l’idée de ce qui l’attendait dans un avenir proche. J’avais toujours su qu’elle était spéciale.

         Malheureusement, depuis l’épisode de la fête de la ville, le sort s’était acharné sur elle, et je m’en voulais terriblement. Je n’aurais jamais dû accepter de me prêter au jeu machiavélique de mon cousin. Quel naïf j’avais été ! Kalé ne perdait rien pour attendre !

         – Tu vas la rejoindre par télépathie. Seulement, les Mystes ne peuvent avoir de contact télépathique avec les Fidlos que par invitation. Je vais donc forcer la communication. Ton rôle sera de lui remettre une incantation de vive voix. Je te la dicterai et tu n’auras qu’à la répéter aussi lentement que possible, afin que les mots s’imprègnent dans son esprit. Attention, cette formule magique doit être murmurée très bas pour ne pas que ton oncle l’intercepte.

         – J’ai bien compris.

         – Très bien. Sois bref pour ne pas te faire détecter, et surtout, tu dois museler ton cœur pour ne pas la mettre en danger, compris ?

         – Oui, Madé.

         – Ok, on va commencer maintenant. Pose tes mains sur les miennes et laisse-toi guider par mon esprit.

         Je fis comme indiqué. Je n’attendis pas longtemps avant de sentir mon être s’appesantir. Je fus complètement sous l’emprise de la magie experte de Ma’Darsille. Je ne repris le contrôle de mes sens qu’une fois que le contact télépathique fût établi avec Nélia.

         Puis je me retrouvai dans une suite assez luxueuse, représentant assez bien l’esprit démesuré de mon oncle. J’étais assis sur le canapé face à Nélia qui était en prise avec un mal de tête. Ça ne pouvait qu’être la tentative de connexion télépathique.

         – Ahhh !!!

         – Nélia ? Nélia, c’est moi, ouvre les yeux !

         Elle cessa de se débattre un instant, et ouvrit lentement ses paupières pour poser son regard métallique sur moi. J’en fus quelque peu ébloui. Je l’étudiai un instant en silence, le sourire prêt à éclore. Elle était toujours aussi belle que dans mes souvenirs. Et ces yeux d’une couleur singulière ! Alors, c’était comme ça que se manifestait un contact télépathique ?

         – Dali ? C’est bien toi ? articula-t-elle d’un air incertain.

         – Oui, c’est bien moi, la rassurai-je, un sourire engageant étirant mes lèvres.

         – Oh Dali ! Où étais-tu ?

         Elle se jeta vivement dans mes bras, débordante de joie. Je fus agréablement surpris. Je ne pensais pas que mon absence la rendrait aussi affectueuse à mon égard. J’oubliai un instant les avertissements de Ma’Darsille et la retins fermement contre moi. Elle m’avait tant manqué ! Au bout de quelques secondes, je me séparai d’elle à contrecœur, me souvenant de ma mission. 

         – Je reviens de loin. Je t’expliquerai ça une fois que tu seras sortie d’ici. Je n’ai pas beaucoup de temps. Toi, ça va ? Tu tiens le coup ?

         – Ça peut aller.

         – Tes yeux, ils sont différents.

         – Je sais. Apparemment, tu en es responsable. Comment as-tu fait ?

         – Longue histoire. Je te raconterai, promis ! Écoute, je suis envoyé par Ma’Darsille. Voici son message.

         Je me rapprochai de son oreille et lui chuchotai l’incantation aussi lentement que me l’avait conseillé ma marraine. La tâche ne fut pas facile, car déjà mon cœur poussait mon corps et mon esprit à la révolte. Je fus aussitôt envahi par son odeur de vanille sauvage qui me fit frémir de la tête aux pieds.

         Je sentis soudain un sifflement désagréable dans mon oreille. Ma’Darsille me rappelait à l’ordre. Je me détachai immédiatement de Nélia, comme si j’avais reçu une piqûre d’abeille.

         – Tu dois la réciter six fois, puis une septième fois en pensant très fort à ce que tu désires le plus.

         – C’est noté. Je suis heureuse de savoir que tu te portes bien.

         – Je n’ai pas un instant cessé de penser à toi, Nélia ! Désormais, les choses vont être différentes pour nous deux.

         – Comment peux-tu en être aussi sûr ?

         – Ça aussi, je te raconterai.

         Je lui souris chaleureusement et caressai délicatement sa joue, sans lâcher un instant son regard.

         – J’ai bien envie de t’embrasser, mais je ne veux pas te mettre en danger.

         – Comment ça ?

         – Je sais pour toi et Kalé. Il pourrait sentir ma présence sur toi et ça le mettrait en colère.

         – Pourquoi ne m’emmènes-tu pas avec toi ?

         – Si seulement je le pouvais ! Je suis désolé, mais Ma’Darsille a insisté pour que tu sortes d’ici toute seule. Et je sais que tu vas y arriver ! Il faut que j’y aille maintenant, quelqu’un s’approche. On se reverra très bientôt, Nélia. Sois prudente !

         – Dali…

         Je m’évaporai aussitôt dans l’air. J’étais de retour en face de Ma’Darsille. Je n’osai soutenir son regard, j’étais si embarrassé.

         – Mission accomplie ! Essaie de maîtriser tes sentiments la prochaine fois, me reprocha-t-elle. Ça peut te causer des ennuis.

         – Je tâcherai de m’en souvenir.

         – Maintenant, je vais te laisser récupérer. À chaque fois que tu utilises la magie, tu perds de l’énergie. Et la seule façon pour toi de reprendre tes forces, c’est de te replier au fond de toi-même. Je t’ai apporté une boisson au gingembre. Bois-le si tu veux accélérer le processus.

         J’acquiesçai et jetai un coup d’œil sur le verre posé sur la table de chevet.

         – Merci, Madé.

         Elle me sourit chaleureusement avant de refermer la porte derrière elle. Je m’emparai du verre et le portai à ma bouche pour en boire le contenu. Pour une fois, je n’avais pas à me plaindre du goût. Je m’allongeai ensuite sur le dos, observant le plafond dont les rayons timides du soleil faisaient découvrir sa pureté immuable. Je finis par m’endormir. Ma’Darsille vint me réveiller une heure plus tard, le visage troublé.

         – Je viens de recevoir un appel de Suki. Nélia s’est échappée, mais il y a un problème. Tu vas travailler sur ton don de téléportation. Emmène-nous devant la maison de Nélia. Tu dois visualiser l’entrée.

         – Très bien.

         Elle me tendit la main et immédiatement nous nous téléportâmes devant la demeure de Nélia. Je l’aperçus dans un état mitigé. J’accourus vers elle, inquiet.

         – Nélia !

         – Non ! Reste où tu es ? Je ne veux pas te faire de mal.

         Je m’arrêtai aussitôt, indécis et prudent à la fois. Elle semblait ne pas être elle-même, comme sous l’emprise d’une force démoniaque.

         – Ahhh !!! lâcha-t-elle, le corps plié en deux sous la douleur.

         – Nélia ! Ma’Darsille, faites quelque chose ! implora sa belle-mère, affolée.

         Je fis mine de l’approcher lorsqu’une force invisible me retint.

         – Reste où tu es ! m’avertit Ma’Darsille télépathiquement. Elle est possédée par une force maléfique. Il faut trouver un moyen d’endormir cet esprit. À mon signal, tu vas la rejoindre. Prépare-toi à être attaqué par cette entité. Ce sera un moyen pour toi de découvrir tes aptitudes surnaturelles.

         – Ok !

         La communication télépathique s’interrompit. Je me tins prêt, gardant un œil protecteur sur Nélia.

         – Suki, pouvez-vous m’apporter un seau rempli d’eau de mer, s’il vous plaît ?

         Elle disparut aussitôt à l’intérieur. Ma’Darsille reporta son attention sur Nélia.

         – Nélia, pourquoi n’es-tu pas à l’intérieur ?

         Elle était maintenant affalée sur le sol, complètement vidée.

         – Je ne... sais pas…

         – Comment es-tu arrivée ici ?

         – ... La... bague…

         – Quelle bague ?

         – ... Kalé…

         – Très bien. Je vais t’aider à rentrer maintenant.

         Ma’Darsille se tourna vers moi, c’était le signal. Je me téléportai aussitôt vers Nélia, et l’agrippant par les épaules, je l’étreignis fermement pour l’empêcher de se débattre. Elle parut agacée par mon intrusion.

         – Ça va aller, Nélia, je te le promets.

         – Tu n’aurais pas dû faire ça ! Tu n’aurais pas dû ! bredouilla-t-elle, le regard embué de larmes.

         Lorsque mes yeux se posèrent sur ses prunelles assombries par la colère, je fus saisi par l’appréhension. J’anticipai sa réaction en récitant mentalement un sort de protection contre ses coups. Elle posa ses mains sur mon torse et me foudroya de magie. Malgré le sort lancé, je ressentis la force de la frappe.

         Je tressaillis et laissai échapper un hoquet de douleur avant de me laisser retomber en arrière, en attendant l’appel de ma marraine. Je pouvais sentir le corps de Nélia secoué de sanglots. J’en eus de la peine. J’aurais tant aimé me relever et effacer ce chagrin de son visage.

         – Dali, maintenant ! me prévint Ma’Darsille.

         Je me téléportai immédiatement à ses côtés. Elle tenait dans ses mains un seau plein d’eau.

         – Vas-y, attaque-la maintenant ! me lança-t-elle par la pensée.

         Atterré, je lui jetai un regard alarmé.

         – Fais ce que je te dis, Dali ! Fais-moi confiance !

         Je tournai mes yeux flamboyants vers Nélia et la vis suffoquer subitement, tandis qu’elle m’observait d’un air consterné. Je dus me faire violence pour ne pas arrêter mon attaque. Mais je devais me fier à Ma’Darsille. Elle savait ce qu’elle faisait.

         Pendant que Nélia perdait connaissance, Ma’Darsille se précipita vers elle et renversa le contenu de son seau sur celle-ci. Aussitôt après, je relâchai mon emprise sur cette dernière, soulagé. Elle fut prise d’une quinte de toux qui la laissa pantelante.

         – Emmène-la à la maison, je vous attendrai devant la piscine, m’ordonna Ma’Darsille.

         Sans aucune hésitation, je fus près de Nélia en un éclair. Je la portai sans lui laisser le choix.

         – Dali ! Repose-moi par terre et va-t’en !

         – Accroche-toi, je t’emmène avec moi !

         – Dali, non !

         Elle se débattit un instant avant de capituler. Nous étions maintenant dans cet espace intemporel, auquel je devais encore m’habituer. Enfin, elle se laissa totalement aller contre moi. Je pouvais sentir la chaleur de son corps tout contre le mien. Je profitai de ce petit moment de pur bonheur avec elle, aussi minime fût-il. Cet instant resta à jamais gravé dans ma mémoire.

         – Nous y sommes !

         Ma’Darsille nous attendait dans son jardin fantastique devant une piscine naturellement pleine d’eau de mer. Je reposai Nélia sur le sol ferme.

         – Nélia, peux-tu me montrer ta bague ? demanda Ma’Darsille calmement.

         Elle s’exécuta, permettant ainsi à ma marraine d’observer ce bijou qui avait un si grand impact dans son esprit.

         – C’est une bague pétrie de magie noire, nous informa Ma’Darsille. Elle permet à la personne qui la porte d’exaucer ses désirs les plus profonds, au dépend de sa vie. As-tu remarqué quelque chose d’inhabituel depuis que tu la portes ?

         Nélia resta silencieuse, comme si elle redoutait de parler. Ma’Darsille n’insista pas.

         – Ne t’inquiète pas pour ça. Tu es ici pour subir une purification, poursuivit-elle. Tout ce que la bague a pu infiltrer en toi ne sera plus qu’un mauvais souvenir après ce rituel. Tu comprends ?

         Elle hocha la tête d’un air absent.

         – Je veux m’en débarrasser, Ma’Darsille !

         On pouvait sentir le désespoir dans sa voix.

         – Ne t’en fais pas. Elle se détachera dans l’eau. Maintenant, si tu es prête on va commencer, l’invita-t-elle.

         Je lui souris d’un air encourageant. Elle répondit à mon sourire avant de s’installer au bord de l’étang.

         – Tu vas nager jusqu’au centre et attendre mes instructions. Va ! lui ordonna Ma’Darsille.

         Ce qu’elle fit et se tourna vers nous pour la suite.

         – Très bien. Maintenant, pose la main sur la surface de l’eau et laisse la bague emmener ton esprit à l’endroit de son choix. Tu seras plongée dans la profondeur de la piscine jusqu’à ce que ta conscience retrouve son équilibre. C’est seulement à cette condition que tu pourras remonter à la surface.

         – Mais comment fera-t-elle pour respirer dans l’eau ? demandai-je d’un air préoccupé.

         – Dans cette piscine, elle n’a rien à craindre, rassure-toi. Je te conseille de prendre une chaise, car ça peut paraître long.

         – Non, ça va aller, merci.

         – Dès que tu es prête, Nélia.

         Elle s’exécuta et peu de temps après, l’eau se mit à vibrer doucement laissant apparaître des vagues de magie multicolores. Je vis ensuite Nélia s’enfoncer lentement dans l’eau. De la voir ainsi disparaître provoqua en moi une sensation de manque, comme si elle m’échappait encore une fois sans aucune possibilité de la revoir. Je ressentis des palpitations dans mon cœur. Incapable de les soutenir, je me décidai à la rejoindre.

         – Elle est en train de se noyer !

         Je plongeai dans l’eau avant que ma marraine ne m’en empêche. Je vis Nélia poursuivre sa descente vers le fond. Je nageai rapidement vers elle et l’empoignai. Alors que je m’apprêtais à remonter à la surface avec elle, je fus soudain emporté par un contre-courant qui me fit perdre de vue Nélia.

         Affolé, je me débattis vainement avant d’être propulsé dans une lumière aveuglante. Lorsque je pus enfin ouvrir les yeux, je me retrouvai dans un endroit faiblement éclairé par une lampe tamisée. Tous mes sens furent en alerte, car je pouvais détecter la présence de mon cousin. C’était son refuge, il n’y avait aucun doute là-dessus.

         J’inspectai le lieu et ne vis rien qu’un simple lit négligemment placé contre le mur. Nélia s’y trouvait assise, aussi droite qu’une statue et le regard figé. Elle semblait observer le néant. Elle ne m’avait pas remarqué. Je pris le risque de m’approcher et m’asseoir en face d’elle. Ses yeux ne firent aucun mouvement.

         – Nélia ? Regarde-moi, s’il te plaît !

         Je passai une main devant ses yeux, mais elle ne les cligna pas. Je lui effleurai le visage, mais elle ne réagit pas non plus. Mes yeux se posèrent alors sur ses mains, placées sur ses genoux, particulièrement cette bague qui trônait à son pouce. Jusque-là, je n’avais pas encore eu la possibilité de l’admirer. Ce que je fis, mais je regrettai trop tard mon geste, car aussitôt la chevalière fut nimbée d’une lueur écarlate qui attisa mon regard.

         Les serpents sur la bague semblèrent prendre vie dans une poussière magique de couleur ébène qui s’introduisit dans mes narines. J’inhalai entièrement la fumée, puis je refermai les paupières, comme pour permettre à cette entité de monter jusqu’à mon cerveau. Je secouai ensuite la tête et rouvris les yeux.

         – Dali ?

         Nélia émergea de sa torpeur. Je tournai mon regard vers elle, l’esprit quelque peu embrumé. Elle me lança un regard inquisiteur.

         – Tu n’es pas censé être ici. Ce n’est pas toi que j’attends, dit-elle d’un air évasif.

         – Qui attends-tu, alors ?

         – Kalé, et il ne va pas tarder. Alors, tu devrais t’en aller !

         Je sentis un petit pincement au cœur. Elle éprouvait toujours des sentiments pour ce dernier, malgré ce qu’il lui avait fait. Je soupirai, frustré et agacé à la fois.

         – Je ne comprends pas pourquoi tu t’obstines à l’aimer ! Ce n’est pas un type bien pour toi !

         – Je le sais très bien, je te rassure.

         – Alors, pourquoi l’attendre ?

         – Je dois lui rendre sa bague. Je ne fais que suivre les instructions de Ma’Darsille.

         – Pourquoi ne pas simplement retirer cette fichue bague et partir ?

         Elle se raidit au ton cinglant de ma voix, et poursuivit sur un ton indifférent, ignorant mon changement d’attitude.

         – Je ne peux pas. C’est Kalé qui doit la retirer, et lui seul.

         Je sentis un autre pincement au cœur, mais plus insistant cette fois. Je retins un hoquet de douleur. Je pouvais sentir la colère monter rapidement en moi.

         – C’est absurde ce que tu dis ! Je peux t’aider à la retirer.

         – Non, je viens de te dire que Kalé seul devait le faire !

         Sa voix trahit des signes d’impatience. Elle soutint mon regard, dardant sur moi des yeux encore plus froids que les miens. Encore une nouvelle attaque sur mon cœur, et là, je sentis quelque chose se briser en moi. La douleur fut insoutenable. Je fermai un instant les paupières pour essayer de la faire disparaître, et lorsque j’ouvris à nouveau les yeux, je sentis mes pupilles grésiller de magie.

         Je fus soudain submergé par une sensation que je n’avais jamais ressentie jusque-là. Le désir imminent de posséder la seule chose qui faisait battre mon cœur. L’intensité de ce désir fit vibrer tout mon corps, et mon visage s’empourpra. Nélia m’observait depuis un moment sans rien dire. Ce qu’elle perçut dans mon regard la terrifia. Elle eut un brusque mouvement de recul.

         – Dali, non !

         Elle fit mine de s’échapper, mais trop tard, ses membres se figèrent soudainement. Je venais de lui jeter un sort d’immobilité partielle. Tout son corps était de marbre, à l’exception de sa tête qu’elle pouvait encore bouger.

         – Chuuut ! Je viens de te jeter un sort d’immobilité. Je voudrais que pour une fois tu fasses ce que je te demande. J’en ai assez d’être toujours relayé au second plan !

         Elle écarquilla les yeux et secoua la tête d’un air dubitatif.

         – Ne fais pas ça, Dali ! Nous ne sommes pas obligés d’en arriver là !

         – Tu ne m’as pas vraiment laissé le choix, Nélia. Je reviens de loin, tu sais ? Et la seule chose qui m’a permis de tenir sans perdre la raison, c’est cet espoir que j’avais de te retrouver. J’étais persuadé que notre relation s’arrangerait.

         – Dali, je t’en prie, ce n’est pas le moment ! Il ne va pas tarder, tu dois retourner auprès de Ma’Darsille !

         – Tu vois ? Même dans un moment pareil, tu penses à lui !

         – Non ! Je m’inquiète pour toi.

         Un rire sarcastique s’échappa de ma gorge. C’était incroyable !

         – Pourquoi ? Tu penses que je ne suis pas de taille à me mesurer à lui ? Je vais te faire une petite confidence : je suis aussi puissant que lui, sinon plus ! Nous partageons le même sang.

         Son regard se figea. Elle ne s’attendait pas à celle-là. J’en éprouvais une certaine satisfaction.

         – Quoi ? Qu’est-ce que tu racontes ?

         – Tu n’es pas au courant que Kalé est mon cousin ?

         – Je ne te crois pas ! Tu dis ça juste pour te persuader d’être comme lui, alors que tu ne lui arrives même pas à la cheville !

         Elle cracha ces mots sur un ton cinglant et dédaigneux, soutenant mon regard d’un air de défi. Je sentis mon cœur exploser subitement. Non, elle n’avait pas osé me dire ça ! Jusque-là, je m’étais retenu assez difficilement pour être aussi patient avec elle, mais là, elle avait poussé le bouchon trop loin !

         – En attendant, c’est moi qui suis ici avec toi. Et je serai le premier à obtenir de toi ce qu’il désire plus que sa propre vie !

         La panique couvrit son regard lorsqu’elle comprit ce que j’insinuais. Son visage devint soudain livide.

         – Dali, je te jure que si tu me touches... !

         J’étouffai sa menace sous un baiser fougueux. Elle était à ma merci. J’étais libre d’agir comme bon me semblait, et cette sensation de toute-puissance me plongea dans une transe incontrôlable. Je dévorai sa bouche avec une telle avidité que je sentis mon corps s’enflammer. Je fermai les yeux pour m’imprégner encore plus de cette sensation enivrante, mais surtout pour ne pas voir ses yeux voilés par les larmes.

         Après une lutte acharnée, je brisai la barrière qu’elle avait dressée avec ses dents, et je pris possession de sa langue. Ce fut une sensation exquise qui ne dura qu’une seconde, car je sentis tout d’un coup comme une force me brûler de l’intérieur et m’écarter violemment de Nélia. Je fus ensuite expulsé contre le mur, la tête la première. Je sentis mon crâne se fracasser, la douleur fut incoercible.

         Du sang chaud et visqueux perla sur mon front puis sur mes yeux, voilant mon regard. Sous le choc, je fus incapable du moindre mouvement. J’aperçus indistinctement une forme humaine s’imposer devant moi, une lueur flamboyante recouvrant entièrement son corps, comme s’il jaillissait des flammes.

         Le sol se mit subitement à enfler et gronder sous mon corps inerte. Une peur irascible m’empêcha de me téléporter. J’étais à la merci de cette apparition surnaturelle. Je pensais à la seule personne qui pouvait me sortir de cet enfer.

         – Madé ! Madé ! Je t’en prie !

         Je lançai un appel télépathique désespéré à ma marraine. Je n’étais pas sûr qu’elle me vienne en aide, après ce que j’avais fait plus tôt. Je me préparais donc à ma sentence funèbre quand une houle violente d’eau glaciale se referma sur moi, m’aspirant dans un précipice qui me secoua dans tous les sens.

         Je sortis indemne de cette machine infernale, et je me retrouvai sur la terre ferme, exténué. J’inspirai goulûment l’air pour remplir mes poumons et repris peu à peu mon souffle.

         – Je t’avais bien dit de maîtriser tes émotions ! Et qu’est-ce qui t’a pris de pénétrer ainsi dans une eau sacrée ?

         Nous étions dans le jardin près de la piscine. Ma’Darsille s’était laissée emporter par la colère.

         – Madé, je te demande pardon ! Je ne sais pas ce qui m’a pris !

         – Je suis déçue, Dali ! J’espère pour toi qu’elle voudra bien remonter à la surface après ce que tu viens de faire !

         Je ne répondis rien, luttant contre la vague de confusion qui régnait dans mon esprit. Les événements qui venaient de se produire brouillaient et s’emmêlaient dans ma tête. Je me sentis accablé d’une grande tristesse. Je me téléportai dans ma chambre et me réfugiai dans l’obscurité et le silence. Des larmes drues coulèrent sur mon visage, comme un rappel au fossé que je venais de creuser entre Nélia et moi.

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