Chapitre 8
Write by Meritamon
-
Je te conseille
de défaire tes bagages, fit une douce voix derrière Serena.
-
Je vous demande
pardon? Vous parlez swahili? Demanda la jeune femme avec surprise.
La voix était celle d’une très vieille dame
aux cheveux blancs comme neige, dissimulés sous un voile bleu. Elle portait un élégant boubou en cotonnade tissée
en indigo.
La femme avait un regard vif et alerte pour
son âge.
-
Moi aussi je
parle plusieurs langues, dont le Swahili. Je disais que puisque tu vas vivre
avec nous, il serait approprié de défaire tes bagages. Il faut que tu te sentes
ici comme chez toi et non comme une étrangère.
Une telle majesté dans les gestes, une telle
allure et surtout cette bienveillance. La matriarche semblait sortir d’un conte
pour enfants. Serena fut gênée de la dévisager et baissa le regard devant tant
de grâce.
-
Ce sont mes
œufs? Ce n’est pas trop tôt, mon enfant.
-
Je… Je m’excuse.
Je me suis perdue en chemin.
Seigneur! Elle bafouillait comme une petite
fille. C’était sans doute ce regard délavé par le temps, comme une ondée, ou
une pierre grise lavée par les eaux d’une rivière, qui lui faisait perdre ses
moyens. La jeune femme avait même oublié de se présenter.
-
Je m’appelle
Serena Hann.
-
Je sais qui tu
es, Serena. D’abord déjeunons, veux-tu? l’invita la vieille dame, en la conduisant
dans une grande pièce éclairée qui servait de cuisine et d’où flottait une
odeur de bois brûlé et celle plus entêtante d’épices.
Deux servantes s’activaient déjà sur les hauts
fourneaux pour préparer le déjeuner. Une bouillie de maïs mijotait sur le feu.
Des beignets cuisaient dans de l’huile. Elles seraient par la suite
accompagnées par une sauce aux tomates et de piments lorsqu’on les dégusterait.
Une délicieuse odeur de pain grillé sortait d’un four artisanal en bois. Sur la
table, du lait frais, des fruits, des dattes et des confitures faites maison.
Serena sut que tout dans la maison était régi
par la noble vieille femme qui y régnait en maîtresse absolue.
-
Wewe ni
nani, Qui êtes-vous? Demanda-t-elle
toujours en Swahili.
Parler le swahili, même si elle n’était pas kenyane,
la réconfortait. Savoir que quelqu’un dans ce pays qu’elle ne connaissait pas
le parlait, lui mit du baume au cœur, tant la jeune femme se sentait coupée de
son monde.
-
Je suis la
grand-mère de Tahaa. On m’appelle Inna.
Et Inna d’ajouter :
-
Ce pays est aussi
le tien. C’est d’ici que sont partis les parents de ton père. Il est normal que
tu reviennes à tes racines, en Guinée, au Fouta-Djalon… même si ce n’est pas de
ton plein gré.
Puis ses yeux délavés de scruter attentivement
Serena, comme pour la déchiffrer.
-
Tu n’as plus à te
sentir coupable. Peu importe ce qui est arrivé… Il est peut-être temps de te
libérer de ce que tu portes sur tes épaules.
-
Vous êtes au
courant pour l’accident? Pour mes amies Chacha et Noura?
-
Je ne parlais pas
de l’accident.
Ces mots troublèrent profondément Serena.
Beaucoup plus qu’elle ne le fit paraitre. Coupable? Comment avait-elle su? Parlait-elle
de sa mère? Cette vieille femme était-elle un peu sorcière? Que savait-elle
d’autres de sa vie?
Serena comprendra plus tard qu’Inna était une
empathe. Elle était sensible aux émotions et à l’énergie des gens qui l’entourent.
Grâce à ce don exceptionnel, la vieille dame avait la faculté de ressentir et
d’absorber les émotions autant chez les personnes de son entourage que chez de
simples inconnus qu’elle croisait pour la première fois. Inna était sage et
respectée, les gens venaient de partout pour la consulter aussi bien pour régler
des affaires courantes que des conflits.
Inna pour rassurer Serena, lui sourit.
-
Allons, mon
enfant! Je te fatigue avec tout ça alors que tu n’as pas encore mangé.
Serena se jeta avec reconnaissance sur la
nourriture qu’on lui proposa. Elle avait rarement mangé quelque chose d’aussi
bon, d’aussi frais et sain, sous le regard attendri d’Inna.
C’était donc à cela que ressemblait une
grand-mère? Pensa avec émotion Serena. Elle qui n’avait pas connu les parents
de son père, décédés très tôt, ni sa Abuela, la mère de Maria Cruz,
restée en République dominicaine.
Une grand-mère, ça sentait bon l’encens et le
patchouli, la farine des gâteaux, le feu de bois mêlé à l’amertume de la noix
de cola.
Ce qui lui fit oublier momentanément sa
confrontation matinale avec Tahaa.
************
Serena ne tarda pas à faire connaissance avec
les autres résidents de la grande maison. C’est qu’elle devenait soudain un
objet de curiosité, elle et sa façon de venir d’ailleurs. Et puisqu’elle était
en guerre avec Tahaa, il lui fallait des alliés de son côté.
Tahaa avait deux frères: Amara et Idy.
Amara Badr était
discret. Il était le cadet de la famille. Puis, il y avait le fougueux benjamin,
Idy que l’on voyait peu. Serena comprit alors qu’un conflit déchirait la
famille Badr, dont l’enjeu principal était la vente des terres.
En effet, une partie de la famille, avec Tahaa
comme porte-étendard, désirait perpétuer la tradition familiale de l’agriculture
et l’élevage. Son frère Idy était celui qui s’opposait le plus à l’autorité de
son frère aîné, faisant fi du droit d’aînesse si présent dans la culture peule.
Amara quant à lui, oscillait entre le désir de revendre ses parts, et celui de
continuer d’exploiter.
La situation était compliquée et sous haute
tension. Elle pouvait exploser à tout instant.
Amara Badr avait été peu bavard lorsqu’il croisa
la nouvelle venue au petit-déjeuner. Il était en retard à son travail dans les
plantations et il était connu que son frère aîné Tahaa ne tolérait pas les
retards. Il se chargea de prendre le déjeuner de Tahaa, parti tôt dans la vallée
où se trouvaient les champs. Une simple bouillie de maïs, son omelette, un
carafon de café noir, sans lait. Tahaa faisait une intolérance aux protéines de
lait. Ce qui était étrange pour le peul qu’il était.
Ce fut une information importante que Serena
recueillit avec soin et mit quelque part dans son cerveau. Qui sait? Cela
pouvait servir. L’information était le nerf de la guerre.
Amara était marié à une sympathique jeune
femme, toute menue et pétillante. Elle s’appelait Nafi. Un bonheur serein se
lisait dans ses sourires. Elle était enceinte de leur premier enfant.
-
C’est pour
bientôt? Demanda Serena en désignant son ventre rebondi.
-
Oui, encore deux
mois. J’espère que c’est une fille. Veux-tu un peu de pain? C’est moi qui le
fais.
-
Volontiers, fit
Serena.
-
Je vois que tu as
déjà fait connaissance avec notre Landho (reine en pulaar) fit-elle en
désignant la matriarche, assise près du feu, qui surveillait les chaudrons et
le travail des servantes.
Face au regard interrogateur de Serena, Nafi
expliqua.
-
Landho veut dire
souverain dans notre langue. C’est Inna qui régente tout. Le père de son père a
été roi à une époque lointaine.
-
Ça lui va bien.
Je pensais que Tahaa était le chef…
La jeune femme enceinte éclata de rire,
amusée.
-
Tahaa aime faire
le chef, surtout après que son père se soit retiré des affaires, mais il ne
fait pas le poids devant sa grand-mère. Il est obligé de lui obéir, de la
consulter avant chaque décision. C’est Inna qui détient le vrai pouvoir.
-
Je suis contente
de le savoir, fit Serena, rassurée.
Ainsi, Tahaa n’était pas aussi puissant qu’il se donnait l’air.
Serena se demanda aussi si Tahaa avait consulté
Inna avant d’accepter de la garder sur son domaine. Ce qui expliquerait que la
matriarche la connaissait elle, Serena, pour avoir entendu parler d’elle.
-
Est-ce que mon
beau-frère te contrarie? Demanda Nafi, en voyant Serena se crisper lorsqu’on
évoquait Tahaa.
-
À vrai dire, nous
avons eu une confrontation tôt ce matin.
-
C’est vrai qu’il
a un sacré tempérament. Mais cela ne veut pas dire qu’il n’est pas bon. J’ai
l’impression que vous vous ressemblez tous les deux. Vous avez le même
caractère trempé…
- Ça peut donner
des étincelles et embraser la savane, interrompit solennellement Idy Badr, le
benjamin des Badr qui entra comme un coup de vent dans la cuisine.
Et ce fut la première fois que Serena
rencontra Idy Badr. Il était différent avec son allure de dandy, accentuée par
la chemise de soie qu’il portait, ses longs drealocks. Il avait l’air très
bohème du haut de ses 24 ans. La jeune femme remarqua ses doigts fins
d’artiste. Elle trouva que sa présence était incongrue dans ce décor de
campagne. Mais elle fut conquise par sa personnalité.
-
Toi, tu es la
nouvelle venue, je me trompe? L’interpella-t-il avec curiosité. Je m’appelle Idy.
-
Serena…
répondit-elle, charmée.
Idy, était très charmant et était d’agréable
compagnie.
Idy la jaugea avec son sourire en coin, en
mangeant un fruit. Il était beau et le savait.
-
Personne ne vient
en vacances dans ce trou perdu.
Serena lui rendit son sourire, mal à l’aise.
-
Je ne suis pas
vraiment en vacances… C’est une idée de mon oncle et de mon père.
Elle n’en dit pas plus, gênée de se justifier
et partager les raisons qui l’avaient conduites au domaine.
- Diarri est le cimetière des rêves, tu le verras, annonça Idy, une amertume dans la voix.
Une
amertume qui fit écho à ce qu’elle ressentait.
-
Qu’est-ce que tu
veux dire par là ? Lui demanda Serena, intriguée.
Inna s’interposa entre eux.
-
Idy! tu n’as pas
le droit de parler ainsi, le ramena sévèrement sa grand-mère.
-
Quoi Inna? Notre
invitée finira bien par l’apercevoir tôt ou tard. Si ce n’est pas déjà fait. Elle
va se frotter à Tahaa, elle verra le tyran qu’il est.
-
Ton frère Tahaa est
obligé d’être comme il est, de par sa position d’aîné de cette famille, de par
son rôle et pour la bonne marche des affaires de ce domaine. Nous avons tous
des rôles à jouer, d’avoir notre place, Idy.
-
Et moi, je ne
trouve pas la mienne sur ces terres, vénérée Grand-mère. Je perds mon temps
dans cette région, je tourne en rond. Tahaa ne comprend pas que je ne veux pas
de cet héritage, je le trouve lourd à porter, tu comprends cela?
-
Notre souhait le
plus cher est que tu ne revendes pas ta part de terres, dit fermement Inna.
-
Ça, c’est le
souhait de mon frère. Tu sais que je ne suis pas fait pour être agriculteur,
Inna. J’aime la musique, mon rêve c’est de faire des albums, de faire connaitre
ma musique.
-
Et tu es très
doué Idy. J'aime ta musique.
-
Alors, parle lui. Parle à Tahaa.
Le jeune homme se mit à genoux et baisa respectueusement
les mains de sa grand-mère qui eut une bouffée de tendresse pour lui. C’est
vrai qu’Idy était différent de Tahaa, de par sa sensibilité, par sa jeunesse et
son idéalisme. Inna aimait plus que tout ses trois petits-enfants qu’elle avait elle-même élevée
lorsqu’ils avaient perdu leur mère, emportée par un cancer, alors qu’Idy était encore
au sein.
-
Quelle impression
sommes-nous entrain de donner à Serena? Fit la grand-mère en souriant à la
jeune femme, mal à l’aise d’assister à ces échanges familiaux, très personnels.
-
Puisqu’elle va
vivre ici, elle saura assez vite ce qui s'y passe, répondit son petit-fils.
Idy se tourna alors vers Serena.
-
Au fait, je joue
ce soir avec quelques amis. Viens te joindre à nous après.
Ce que Serena accepta avec plaisir.
Il lui fit un clin d’œil, prit quelques fruits
et s’éloigna de son pas léger. Une moto pétarada alors dans la cour.
**************
Tahaa était orphelin de mère. Il avait une
vénération pour sa grand-mère qui l’avait élevé, était en froid avec son frère
Idy. Tahaa était aussi très endetté, se faisait harceler par les spéculateurs
et ses créanciers afin de céder ses terres. Ce qui expliquait la présence
improbable de Serena sur son domaine éloigné. Elle représentait la poule aux
œufs d’or qui lui permettait de tenir encore un peu avant l’asphyxie totale, grâce
aux sommes versées par Malick Hann.
Célibataire endurci, Tahaa assouvissait parfois
ses pulsions avec quelques jolies filles de villages voisins, au désespoir de
sa grand-mère qui le voulait à présent marié, surtout qu’il lui fallait des
héritiers. En attendant qu’il se décide, on lui faisait rencontrer des fiancées
potentielles de partout en Guinée et ailleurs dont les photos prenaient de la
poussière dans son cabinet de travail.
- Des filles aussi belles les unes que les
autres, issues de nobles familles, respectueuses de nos traditions. Mais mon
petit-fils ne veut rien entendre. Pourquoi ne veut-il pas se décider? Se plaignit
Inna.
- Il préfère papillonner de femme en femme,
fit malicieusement Nafi. Tahaa essaie d’être discret mais nous sommes au
courant de ses aventures.
À cette évocation, Serena dut cacher le
trouble qui naissait en elle. Il était vrai que Tahaa Badr était séduisant et
qu’il ne lui fut pas difficile de collectionner des conquêtes.
Voilà, Tahaa entretenait aussi une liaison
avec une ancienne flamme que Serena ne tarda pas à croiser sur son chemin. Une
magnifique jeune femme peule, qui n’apprécia pas la nouvelle venue.
-
Où Tahaa l’a
dénichée, elle? avait-t-elle lancé en pulaar.
Serena avait alors levé la tête et avait croisé
le regard antipathique de la jeune femme : grande, une peau claire, belle
avec ses traits fins et son nez aquilin. Elle était plus âgée de quelques
années.
-
Zeinab, c’est
notre invitée. Et comme l’hospitalité est de rigueur dans cette maison, tu
devrais être plus amicale.
Zeinab de maugréer qu’elle n’en avait pas
envie. Cette fille parlait-elle Pulaar, d’où venait-elle? Personne ne l’avait
prévenue, elle, qu’il y aurait quelqu’un.
Serena, soudain mal à l’aise, assista à leurs
échanges, sans saisir un mot de ce qu’il se disait en pulaar. Elle se doutait
qu’elle était le sujet de conversation et que la jeune femme, Zeinab, lui était
hostile, pour une raison inconnue.
-
Ne fais pas
attention à elle, lui dit en français, Nafi, rassurante.
« Elle s’est séparée de son mari. Il la
maltraitait. Pour le moment, elle a trouvé refuge sur le domaine. Ses deux enfants
sont restés avec sa belle-famille. Elle ne les voit pas souvent »
Nafi eut un sourire malicieux et ajouta très
bas, sous la confidence :
-
Je pense aussi qu’elle
a une liaison avec Tahaa… en tout cas, c’est ce qui se raconte. À mon avis,
elle devrait redescendre de son nuage. Il ne se mettra jamais avec elle.
-
Pourquoi cela?
-
Ils ne sont pas de
la même caste.
-
Qu’est-ce que ça
veut dire : pas de la même caste? demanda Serena, intriguée.
Nafi de sourire, amusée d’édifier la nouvelle
venue.
-
Tu ne connais pas
les peuls, hein? Le mariage endogame,
par exemple. Un peul se mariera toujours à la personne de son clan, de sa lignée.
Les Badr sont des descendants de nobles arabes, et Inna, la grand-mère est de l’aristocratie
peule, alors que Zeinab est une simple fille de paysans. En plus d’avoir été déjà
mariée.
Un dégoût transparaissait dans la voix de
Nafi, qui était, elle, issue d’une famille de la noblesse locale.
Serena réalisa alors la complexité du monde
dans lequel elle venait de tomber et dans lequel elle apprendrait les codes et
les usages.
Loin de Londres, loin de Nairobi. Un nouveau
monde à la croisée des traditions et de la modernité.