Sevrage

Write by Meritamon


Selon mon frère Ousmane fraîchement revenu d’Accra, il faut quatre étapes lorsqu’on entame une cure de désintoxication.

En premier, vient le constat.

-         C’est la pleine conscience qu’on a un problème d’addiction à une substance toxique comme l’alcool, les drogues.  Pas de prise de conscience que tu fous ta vie en l’air, pas de possibilités de guérison, m’expliqua-t-il, un après-midi qu’il vint me visiter chez ma tante.

J’étais contente de le revoir après 6 mois d’absence. Il avait réaménagé dans l’une des chambres de la pension, qui avait miraculeusement échappé aux flammes. Je remarquai qu’il semblait être tout un autre homme. Il y avait une franche détermination dans son regard, il était en contrôle. En tout cas, c’est l’impression qu’il dégageait avec son tee-shirt Adidas avec écrit dessus : Impossible is nothing.

Au point culminant de sa période de consommation, il ne pouvait résister à son besoin de boire, il ne pouvait se contrôler en étant sobre, il lui fallait toujours plus d’alcool. Ça lui permettait de fonctionner, m’avoua-t-il.

Puis, vint un moment où il se trouva dégoûtant lorsqu’il se voyait dans une glace. Quand il se trouvait dégoûtant, il buvait pour oublier qu’il était dégoûtant.

Ce qui le poussa à se reprendre en main et combattre ses démons à 19 ans, malgré le vide en lui et ses rêves brisés sur l’asphalte. 

Quelle génération de merde sommes-nous devenus, j’ai pensé pour moi. Les choses étaient-elles plus faciles à l’époque de nos parents?

En deuxième lieu, vient la désaccoutumance.

-         C’est là que ça barde, me prévint Ousmane. Et pour ma part, ce fut horrible.

Il me narra les premiers jours à la clinique à Accra qui furent atroces et qui furent ponctuées de sueurs froides, tremblements, nausées et frissons.

-         J’ai tout eu. Je pensais y perdre ma vie. J’ai même eu des hallucinations. Je voyais des bouteilles pleines de whisky, qui disparaissaient quand je m’en approchais… Il y avait ce bourdonnement constant à l’oreille, comme si j’avais ma tête dans le sphincter d’un éléphant.

Cette image me fit rire. Ça détendit un peu les choses entre nous. Mon frère fut content. Il dit que mon rire lui avait manqué.

-         Putain, tu as dû déguster… commentai-je.

-          Et comment! Moi qui m’envoyais plus de six verres par jour, et là on me coupe toute source de ravitaillement, j’ai failli devenir cinglé. Toutes les cellules de mon corps réclamaient leur dose d’alcool. Le plus dur, c’était les nuits. Putain, Il y avait tous ces hurlements des autres alcoolos comme moi en manque qu’il fallait encaisser.

Le sevrage a duré 15 jours.

-         15 foutus jours! Éva, si l’enfer a une antichambre, ça serait celle-là, crois-moi.

Il disait vrai. Je l’avais aussi visité cette antichambre lorsque j’ai quitté Xander et je n’en étais pas encore ressortie. Je vivais mon sevrage à peu près de la même façon qu’Ousmane.


La 3ème étape, c’est la cure qui a suivi.

-         C’est de la psychothérapie. C’est la partie cool. On a des ateliers de la gestion comportementale face à l’addiction, on médite, on prie, on témoigne. J’ai rencontré des personnes formidables, j’ai eu le soutien dans mes moments de faiblesses et de doutes. Je suis content d’être passé par là.

Enfin, la 4ème étape est la post-cure, c’est l’autonomie qu’on acquière une fois qu’on a fini son séjour au centre et qu’on rentre à la maison.

-         Je suis dans cette phase actuellement et c’est difficile. On est lâché dans la nature. On est déboussolé. La tentation est partout, à chaque coin de rue, à chaque bar ou débit de boissons que je vois. Tu comprends ça?

Je hochai la tête. Oui, je comprenais mieux que quiconque ce que mon frère Ousmane vivait.

Une chanson que j’entends à la radio.  Les vagues de la mer, une notification de mon téléphone, les ananas qu’il adore, le poids de son corps sur le mien, le logo de son travail sur des banderoles de promotion en ville. Tout évoquait Alexander Nielsen. Dois-je l’appeler? Aller à son immeuble? Le supplier de me reprendre?  Quelle sorte de femme fait ça, supplier?

Il t’utilisera et t’obligera à jouer encore, me souffla ma conscience.

Alexander est resté silencieux de son côté après que je l’eus rejeté. Peu de temps après notre rupture, il m’avait seulement envoyé son chauffeur à la sortie du lycée. Ce dernier, un homme entre deux âges, m’avait discrètement accosté dans la rue.

-         Bonjour Éva, c’est le patron qui m’envoie.

-         Bonjour, Monsieur Ibrahim. Tu n’es plus obligé de venir me chercher à présent. C’est terminé lui et moi.

Le chauffeur, embarrassé, avait regardé ses chaussures, il ne savait pas quoi dire. Il était parfois témoin de mes rapports houleux avec son patron, lui qui m’escortait presque tous les jours à l’appartement comme on escorte une brebis sur l’autel du sacrifice, qui me ramenait tard chez ma tante alors que je pouvais à peine tenir debout. Il y eut cette scène où il fut aux premières loges, une nuit après un resto, quand Xander, avait retroussé ma jupe et entrepris de me doigter à l’arrière dans l’auto, sans se soucier de la présence du chauffeur.

-         Non, avais-je dit en l’esquivant et en désignant Monsieur Ibrahim du regard, au volant de la berline, concentré sur la route. Attendons de rentrer. Tu vas me faire mourir de honte.

Xander n’en fit rien.

-         Et alors?

Il avait refusé de retirer ses phalanges en moi. Au contraire, il avait accentué son intrusion, m’avait arraché malgré moi un gémissement étouffé, content d’anéantir ma résistance. Mon chemisier arraché par ses doigts impatients, avait dévoilé mes seins nus, alors qu’il s’emparait de mes lèvres. Dans un ultime effort pour le repousser, j’avais mordu Xander et ma rébellion fut punie par deux gifles sonores qui me pétrifièrent.

-         Tu ne me repousses plus jamais comme ça, est-ce clair?

J’avais porté mes mains au visage et avait soufflé un oui alors qu’il se détournait de moi, furieux. Il essuya le sang de sa lèvre inférieure. Le sang goutta sur sa chemise blanche.

-         Sale gamine…

Alexander avait alors donné l’ordre au chauffeur de me ramener à la maison. Il en avait eu assez de moi pour la soirée. Monsieur Ibrahim s’était discrètement raclé la gorge puis avait monté le son de la radio.  Je ne sus comment il fit pour garder le contrôle du volant tant il était choqué.

Monsieur Ibrahim était un père de famille respecté et estimé qui élevait deux fillettes de façon convenable dans la tradition musulmane. Il savait aussi les dangers qui existaient à l’extérieur pour celles qui étaient trop imprudentes. Mais, Monsieur Ibrahim avait besoin de garder son travail pour nourrir sa famille et à cause de cela je ne lui en voulus pas. Il avait choisi de ne pas intervenir et de garder les yeux rivés devant lui et jamais dans le rétroviseur.  Qu’aurait-il pu faire après tout?

-         Le patron m’a demandé de te remettre ce paquet.

Intriguée, j’avais déchiré le papier de soie et découvert une boite qui contenait un bracelet en or Cartier. Il veut m’acheter encore, il n’a pas compris, j’ai soupiré. J’ai décliné le cadeau. Ça a dû blesser Alexander et il s’est muré derrière un silence épais.

 

-         Tu n’as pas peur de rechuter? Je demandai à mon frère, inquiète. Même s’il pétait la forme, il avait quand même une fragilité.

-         Je peux rechuter à n’importe quel moment. Tous les jours j’y pense. Je pense en permanence à l’alcool. Mais je me contrôle et je sais que lorsque ça arrivera, je me relèverai.

-         Comment peux-tu en être sûr?

-          J’ai des objectifs à présent, je veux rester vivant, profiter de la vie. On est encore tellement jeunes Éva… La vie est belle, on ne s’en rend pas compte derrière nos problèmes.

-         Parles-pour toi « la vie est belle », dis-je sarcastique.

Pour ma part, elle est bien salopée.

C’est alors qu’Ousmane m’a regardée comme jamais il ne l’avait fait auparavant, de façon profonde comme s’il voyait à travers moi. Il s’assura que personne ne nous écoutait dans la maison, tira une chaise et croisa ses bras en me détaillant.

-         Quoi? Demandai-je, intriguée.

 Il me fit cette révélation.

-         Je suis au courant pour Xander et toi, pas tout, mais je sais que vous êtes ensemble.

Je ne niais rien, seulement surprise par sa perspicacité. Qu’il ait allumé alors qu’il nageait en pleine brume éthylique à un moment de sa vie.

-         Pour ton info, nous ne sommes plus ensemble.  Je ne veux pas que tu me fasses ton sermon non plus.

-         Je n’en ferais rien. Il est trop tard pour les sermons de toutes les façons. Je voudrais seulement que tu sois honnête avec moi. Ça dure combien de temps?

-         Depuis le début. Ça n’a plus d’importance à présent. Je le voyais chez lui.

-         Alors tes soi-disant cours du soir et les pratiques de volley-ball, c’était que du pipeau?

Je soupirai, découragée. Oui, j’avais mené tout le monde en bateau. Et je continuais de le faire encore.

-         Ça fait des mois qu’on m’a renvoyée de l’équipe du lycée. J’aurai pu me passer de cette excuse bidon vu que personne ne s’occupait de ce que je pouvais faire.

C’était le reproche que je lui devais, à lui et spécialement à notre frère Taher. Il fallait qu’il sache que pendant tous ces mois, j’avais été laissée à moi-même.

-         Il te payait? N’essaye pas de nier, je suis au courant. Je suis allé chez lui et j’ai découvert les virements qu’il te faisait. Tu as encore du courrier de la banque qui arrive à son appart.

-         Qu’est-ce que tu fabriquais chez Xander? Demandai-je, intriguée.

-         Simple visite de courtoisie. On a gardé contact.

Puis, il crut nécessaire d’ajouter :

-         C’est lui qui m’a recommandé la clinique de désintox d’Accra. Il voulait voir comment je m’en sortais.

-         Je vois. Il paie aussi pour les soins de maman au cas où tu ne le sais pas.

-         Cet homme te voulait tant que ça... constata mon frère. Combien d’argent tu as pu te faire avec lui?

Je le fusillai du regard. Tous ces mois, il ne s’était pas intéressé à ce que j’endurais, mes difficultés, mon désarroi alors que je grandissais et que mon adolescence était chaotique. À présent, ce qui comptait était combien d’argent j’avais dans mon compte en banque.

-         Pas grand-chose, si l’on compare à ce qu’il m’a pris, lui.

-         Il ne t’a pas forcé à ce que je sache, tu pouvais dire non.

-         Je pouvais dire non, c’est vrai. Il y a des moments, j’ai dit non… mais ça n’a pas compté pour lui. C’est pour cela que je suis partie.

-         Ce qui est important, c’est que tu aies pu te débrouiller sans l’aide de personne surtout pas celle de papa, uniquement en te servant de tes attributs féminins.

Et je mesurai dès cet instant comment il me voyait à présent: une putain. Et, il y a des miroirs dont on n’aime pas le reflet qu’ils nous renvoient.  Peut-être que j’en eus le cœur brisé dès cet instant, enfin ce qui me restait de cœur.

Avant qu’il parte, je lui demandai abruptement s’il avait vu Xander. Parce que malgré la promesse que je m'étais faite, j’avais besoin de savoir si l’homme allait bien. 

-         Oui, vite fait.

-         Comment va-t-il? Il a demandé de mes nouvelles?

Mon frère me scruta et fut choqué par la douleur et la peine que j’affichais cette fois sans pudeur, sans retenue. Il vit avec effroi la dépendance et le sevrage physique que je m’imposais à cause de cette relation. Il reconnut l’addict que j’étais devenue, lui-même ayant vécu le même trouble compulsif à l’égard de l’alcool.

-         Comment veux-tu que je le sache? Si tu veux un conseil, même si tu n’as pas beaucoup d’estime pour moi, tu devrais t’éloigner de lui.

J’écrasai la larme qui coulait sur ma joue, rapidement avant qu’il la voie.

-         Il y a une autre fille, c’est ça? Demandai-je, d’un ton qui se voulait volontairement détaché,  qui sonna creux.

Ousmane secoua la tête, légèrement agacé par ma réaction. Il fut déçu de voir que j’étais capable d’être aussi puérile; que tout ce qui m’importait c’était de savoir si Xander m’avait remplacée par une autre.

-         Non, pas d’autre fille.

Éva, je ne sais pas exactement ce qui vous liait tous les deux, peu importe, je pense que c’est destructeur. Par accident, Je suis tombé sur les photos qu’il a prises de toi, celles où tu poses nue pour lui...

J’étais choquée.

-         Comment tu as pu ? C’est privé!

Il soupira :

« Je n’aurai pas dû, je sais. Mais ça m’a fait flipper de te voir sur ces photos... C’était dérangeant. Comme s’il s’agissait d’une autre personne. Je t’ai toujours considérée comme une petite fille et, la femme que tu t’es empressée de devenir me fait peur... Xander, t’as fait devenir cette femme-là...  À présent, je ne sais plus qui tu es réellement. Je ne suis pas le seul, j’en ai parlé à notre frère Taher, il pense aussi que tu es entrain de perdre les pédales".

Des larmes coulaient sur mes joues. Je me sentais lamentable à ce moment-là.

-         Moi non plus je ne sais pas qui je suis.

-         Alors ça me rend triste, sœurette. Si tu ne peux découvrir ta propre identité, tu seras prisonnière des fantasmes des autres. Et toute ta vie tu te sentiras comme écorchée vive.

-         On vous apprend à réfléchir et à sortir ce genre de maxime dans ton centre de désintox? Lançai-je amèrement.

-         Voilà, ça recommence. Tu te braques de nouveau. D’ailleurs, pourquoi tu ne parles plus à Taher?

-         Tout simplement parce qu’il droguait notre mère? L’as-tu oublié?

-         Il voulait l’aider… la soulager…

-         Il la droguait!  Tu ne sais pas jusqu’où je me suis rendue pour ne pas qu’il se retrouve en prison, lui et son minable trafic de stupéfiants.

-         Certes, il a manqué de jugement mais il s’en est excusé. Et c’est notre frère. Il mérite une seconde chance. Pour ton info, il va se tirer d’ici bientôt pour la Suisse. Tu devrais lui parler pour mettre les choses au clair avant qu’il parte.

-         Non.

 

Il haussa les épaules, découragé face à mon entêtement.

-         Tu feras comme tu veux alors. On dirait qu’il y a quelque chose de brisé en toi.

Et quelque part, je m’en veux de n’avoir pas été là pour toi quand papa s’est barré... mais j’étais embourbé dans mes problèmes aussi, je ne pouvais me douter que tu n’allais pas bien, que tu t'étais mise avec cet homme, cet étranger plus vieux que toi.

  

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