Jour 27 : La longue agonie

Write by Owali

JOUR 27 


« Seigneur… En toute une vie, je ne T’aurai prié qu’une seule fois. Lorsque j’ai vu le corps frêle de Maude s’enfoncer dans la mer tumultueuse et senti mon corps se disloquer sous le fracas des vagues impétueuses… Ce jour-là, je T’ai prié de me laisser sombrer et avec Ton éternel dédain mordant, Tu as détourné ton regard du bout d’homme décimé que j’étais à l’époque. Pas encore un homme… Plutôt un morveux aux yeux hagards, à la démarche chaloupée tel vieil ivrogne, à la poitrine compressée par une douleur perpétuelle. Et je T’ai maudit, comme jamais humain n’a maudit et haï son créateur. De ne pas m’avoir ôté Ton cher souffle de vie, ce souffle aux relents de souffre qui me rattache encore à cette carcasse vide. Tu m’as frappé de la pire des expiations. Tu as fait de moi un mort parmi les vivants. La souffrance que je traverse sur cette île des horreurs doit être un juste retour des choses. Ce pied purulent et suintant doit être Ton ultime cadeau empoisonné pour moi ! Le énième en trente années de vie ! Eh ! Toi ! Oui Toi, vieux roi assis tout peinard dans Son trône d’or et entouré de chérubins, ne crois pas que je viendrai Te supplier de m’épargner ! Tu peux prendre ma vie, pour ce que mon âme coûte… Si tant est que j’en ai une… Il y a très longtemps que le pacte a été signé… Ah relents de soufre… Non… Je ne supplierai pas… Pas pour moi du moins… Pour elle… Ma Solène aux yeux si doux et au regard pétillant. Prends ma vie et laisse la sienne. C’est un bon marché non ?! Après toutes les saloperies que Tu m’as faites, Tu peux bien me le concéder »


- Jude… Eh Jude ! Merde Adam il a le front brûlant !


Je grogne faiblement au contact de la main froide sur mon front trempé de sueur. Je relève la tête et peine à ouvrir mes yeux tant mes paupières sont pesantes.


- Mon rayon de soleil…


Ma voix résonne rocailleuse à mes propres oreilles. Mes lèvres desséchées par la fièvre craquèlent sous mon murmure. Elle est tellement belle, ma Solène.


- Il délire. En même temps, ce n’est pas nouveau venant de sa part ! 


- Adam ! Ce n’est vraiment pas le moment de sortir tes remarques acerbes ! Si tu ne peux pas nous aider, vas voir ailleurs !


- Excuse-moi, je suis à bout de nerfs.


- Comme nous tous, mais nous n’avons plus le privilège de nous dresser les uns contre les autres. Surtout pas après ce qui s’est passé entre J.K et M…


Mes yeux embrumés se lancent dans un combat contre la pénombre ambiante. Des formes opaques se meuvent autour de moi. Je devine et entends plus que je ne vois Solène et Adam debout à côté de mon corps terrassé par l’infection, Sissi agenouillée dans un coin veillant une masse allongée sur des couches d’herbe et de tissus. Les silhouettes de Charles et de J.K ne sont visibles nulle part.


Des mains douces me palpent la cheville et, en dépit du soin mis dans les gestes, un feu incandescent prend vie dans ma jambe pour irradier le reste de mon être chétif. Un gémissement sourd m’échappe. La douleur est lancinante.


- Chut… chut ! Tout doux. Je veux juste t’examiner.


- Tu penses pouvoir faire quelque chose pour le soulager Delomè ? Demande Solène d’un ton faible.


- Je compte essayer en tout cas. Sa blessure s’est infectée, j’aurai pu éviter ce mal si vous m’aviez laissée l’examiner.


- Oui c’est ça, et tu en aurais profité pour l’achever sur le champ ! Grince Sissi entre ses dents.


Les gestes sur ma jambe stoppent un bref instant. Je sens le corps de Delomè osciller en direction de Mlle l’impératrice. Sissi l’impératrice, elle est bonne celle-là. Le surnom va à ravir à notre petite dictatrice. J’aurai pu rire de mon trait d’esprit si je n’avais été à ce point perclus de douleur.


- Et qu’est-ce qui m’empêcherait de le faire maintenant ?


La réplique jette un froid sur le groupe. Oh oui… Vas y tue-moi ! Tu n’as pas idée du beau présent que tu me ferais, Delomè ! Comme si elle lisait dans mes pensées, elle se tourne vers moi et accroche mon regard fébrile. Ce que j’y lis, loin de me faire peur, me révèle au contraire que l’espèce à laquelle j’appartiens n’est pas en voie de disparition. Celle des monstres, des sans âmes. Ses yeux sont pleins de secrets et de ténèbres, j’y vois danser les méandres du mal. Elle me passe les doigts sur la joue.


- Dors. Tu l’as bien mérité. Me souffle-t-elle à l’oreille.


Ma tête dodeline doucement et je sens l’apaisement s’emparer de mon être. Au loin, j‘entends le ressac des vagues qui se fracassent sur les rochers de la plage.


- Massa… Massa, non ! Ne me fais pas ça ! Reste avec moi. Ton enfant, tu as pensé à ton enfant ?!


C’est quoi ce raffut ? J’essaie de formuler une phrase, en vain. Ma bouche est pâteuse et mes lèvres gercées se déchiquètent au moindre mouvement. Un léger goût de sang inonde ma bouche. J’entraperçois les autres rassemblés autour de la forme étendue au sol. Le corps de Sissi est secoué de sanglots déchirants.


- C’est de ta faute ! Elle est morte par ta faute J.K ! Hurle Sissi en se jetant sur lui.


Adam l’intercepte et la retient dans ses bras.


- C’est de ta faute… C’est de ta faute… Psalmodie-t-elle, son timbre vocal s’atténuant à mesure que la douleur prend place en elle.


J’ai juste le temps d’observer J.K s’éloigner à toute vitesse avant que l’inconscience ne me happe de nouveau.


*********************


- Tiens, bois. Me dit Delomè en m’aidant à incliner la tête.


J’ouvre les lèvres pour avaler goulument l’eau fraîche qui s’échappe de la bouteille. Elle a un goût amer que je mets sur le compte de mon état de santé. Je n’ai rien pu avaler de solide depuis des jours.


- Qu’est-il arrivé à Massa ? Parvins-je à murmurer.


- Elle n’est plus, se contente-t-elle de me répondre.


Aussi simple que cela. Elle n’est plus ! Quatre petits mots pour mettre fin à toute une vie. Des larmes, des rires, de l’amour, des conflits, des rêves et des passions. Et quatre petits mots fatals. Voilà ce qu’il reste d’une personne qui vivait, parlait, riait, espérait il y a à peine quelques jours. Elle n’est plus…


- Et moi, Delomè ? 


- Et toi quoi ?


- Est-ce que je vivrai ?


- Le veux-tu seulement, Judy ?


Judy… Ce surnom que Maude aimait à me donner. Mes yeux secs rencontrent ceux froids de Delomè. Ses traits se confondent dans d’autres, plus jeune, plus doux, plus sinistres. Oh oui… Beaucoup plus sinistres.


- Non… Tues moi, stp.


Les minutes s’écoulent, aussi interminables que le calvaire de ma vie. Elle ne dit rien, ses cils ne tremblent même pas quand elle prononce d’une voix atone :


- Tu ne souffriras pas.


Je la sens s’éloigner de moi à pas furtifs et rejoindre sa couche. Un lent sourire de victoire fleurit sur mon visage exsangue. Enfin !


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- Quelle odeur ! 


- L’infection se répand ! Sa jambe est méconnaissable !


- On devrait l’amputer !


Non… Tuez-moi. Combien de fois devrais-je le répéter. Achevez-moi, sans état d’âme. J’ai vu tant de personnes chères disparaître en un court laps de temps. A quoi bon ? Je n’ai plus la force. J’avais cru retrouver un semblant d’envie de vivre. Volonté aussi fugace qu’un feu de paille. Maintenant… Vaincu, démuni et à bout, je n’aspire qu’au repos.


L’autre idiot de Charles qui a proposé l’amputation ferait bien de la boucler ! C’est déjà assez merdique d’être moi. Je n’envisage même pas l’éventualité d’un moi sans jambe. Ça reviendrait à J.K sans sa chère quéquette. Décidément, l’approche de la mort aiguise mon sens de l’humour.


Je me sens atrocement faible. Les seules choses que je parviens à ingurgiter sont les décoctions puantes de Delomè.


- Non… Soufflé-je en cherchant le regard de mes compagnons.

Ils sursautent, surpris de m’entendre prononcer mes premiers mots en cette journée chaude et humide.


- Je… ne… veux… pas…d’amputation. 


- L’idée même me révulse, Jude. Mais je suis un peu d’accord avec Charles. C’est la seule chance de t’en sortir. 


- Je… refuse.


- Et vous comptez lui couper la jambe avec quoi ? Vos canifs ridicules ou des pierres taillées comme à l’époque préhistorique ? Ironise J.K


Ils s’échangent des regards perdus et je sens leur compassion pitoyable dégouliner sur moi.


- Laissez… moi… mourir.


- Jude ! Hurle Solène en esquissant un pas vers moi. La douceur de sa main rencontre le creux de ma joue.


- Laissez… moi… mourir.


- Non…


Quelque chose de chose et d’humide tombe sur mon avant-bras.


- Si… Je… Poids mort… Mourir…


- Delomè, tu peux sans doute faire quelque chose ? Delomè, répond moi ! Pourquoi tu ne dis rien ? C’est pas vrai ! Oh mon Dieu ! Oh mon Dieu, aide-nous !


Ses sanglots sont encore plus poignants que mon mal. Ma Solène… Comme je déteste te faire pleurer. Ses bras m’enveloppent, elle me fait poser la tête sur sa poitrine. Qu’est ce que je n’aurai pas donné, des années plus tôt, pour en lécher les recoins. 

Trop tard… 

Les autres font un rempart autour de nous, dans un étrange sentiment d’union face à mon trépas. Au moins je ne mourrai pas seul. Je ferme les yeux en pensant que je n’aurai pas meilleure mort que de disparaître là, au creux des seins de Solène.


******************


Le crépuscule jette ses flèches flamboyantes droit sur mon visage. J’en savoure les nuances magnifiques. Dernier présent de la nature à mon égard. La grotte est vide, je me demande où sont passés les autres. Ma poitrine se soulève et s’abaisse difficilement.


- Judy… Judy…


- Maude ? C’est toi ?


Je cligne des yeux pour scruter la silhouette qui se découpe en face de moi mais la lueur du soleil est trop forte pour que je puisse distinguer ses traits.


- Non Judy… Non… Je suis votre pire cauchemar…


Sa voix est rauque, étrange, presque déformée. Un objet tombe avec un son sourd contre mon flanc. Une fiole.


- Cadeau. Salut Maude pour moi une fois de l’autre côté.


- Qui êtes-vous ?


Je n’obtiens en retour qu’un rire gai suivi d’un sifflement qui accentue les claquements de mes muscles. Fui… Fui… Fui.

Ma main tâte le sol et élève la fiole sous mon nez. Une tête de mort est dessinée sur l’étiquette. Je débouche à gestes fébriles la bouteille et n’hésite qu’une fraction de secondes à en boire le contenu. Quelqu’un s’est enfin décidé à m’offrir une porte de sortie.


Ma gorge se serre douloureusement sous l’effet fulgurant du poison, ma main agrippe la terre humide sous moi. Putain ! Ca fait un mal de chien ! Je grogne, terrassé par le mal, et un mince filet de salive dévale de la commissure e mes lèvres jusqu’à mon menton.


- Judy, Judy, Judy. Tu salueras Maude pour moi, n’est-ce pas ?


Je relève les yeux vers l’inconnu. Sa voix ne colle pas à sa stature fluette et, lorqu’il se tourne vers moi, je ne peux m’empêcher d’émettre un cri de rage. La dernière image que j’emporterai sera ce visage. Ce visage que nul n’aurait suspecté.


Fui… Fui… Fui…


Je sens l’ange se rapprocher de moi. La mort… Et ses relents de soufre… Du bout des doigts, avec l’énergie du désespoir, je trace dans le sable un message pour mes amis. 


Une chape de plomb s’abat sur mes épaules, mes yeux se révulsent et mon corps se tord sous des soubresauts désordonnés.


- Solène, murmuré-je dans mon dernier souffle.

LE CERCLE