Les fils du passé
Write by Nobody
Le cabinet de Soraya était devenu un refuge pour Dalila, une sorte de terrain d'exploration où elle pouvait enfin poser des mots sur ce qui se passait dans sa tête. Ce jour-là, elle s'assit dans le fauteuil habituel, les épaules légèrement affaissées sous le poids de ses pensées. Soraya la regarda, un léger sourire en coin, reconnaissant cette posture qu'elle connaissait bien. Mais aujourd'hui, quelque chose semblait différent. Dalila était prête à aller plus loin.
– "Alors, Dalila, où en étions-nous la dernière fois ?" demanda Soraya en posant son carnet sur la table.
Dalila prit une profonde inspiration. Elle savait qu’elle devait parler, se libérer de ce fardeau, mais les mots avaient du mal à sortir. Il fallait revenir à ce premier jour, à ce moment décisif où tout avait changé. Ce jour où elle avait franchi la porte de l'entreprise de Vicky.
"Je n'étais pas prête", pensa Dalila en revivant les scènes de ce premier jour.
Elle se souvenait de la sensation de malaise qui l'avait envahie dès qu'elle avait posé un pied dans les locaux de l'entreprise. Vicky avait été sa supérieure hiérarchique. C'était une femme charismatique, très compétente, mais aussi extrêmement exigeante. Dalila n’avait pas tardé à comprendre que le travail serait difficile, mais ce n’était pas cela qui l’avait perturbée. Non, ce qui la troublait, c’était cette tension invisible entre elles, une sorte de défi latent qui flottait dans l’air.
Soraya attendit quelques secondes avant de lui répondre.
– "Tu sembles concentrée, Dalila. Peut-être que le passé revient dans ta tête ?"
Dalila hocha la tête en silence. L’atmosphère dans le bureau de Vicky n'était jamais calme. Au contraire, elle avait toujours eu cette sensation qu’elle était sous surveillance constante. Un faux sourire de Vicky, une parole de travers, tout était un signal, un signe de mécontentement, un indicateur qu’elle n’était pas à la hauteur. Et Vicky, à chaque fois, faisait passer ses remarques avec une froideur déconcertante.
Dalila se souvint de leurs premiers échanges :
– "Dalila, je vais être honnête avec toi", avait dit Vicky en fixant ses dossiers. "Si tu veux réussir ici, il va falloir en faire plus que ce qu’on te demande. Tu comprends ?"
Dalila, nerveuse, avait acquiescé, essayant de ne pas montrer son malaise. Mais Vicky avait cette manière de mettre les gens mal à l’aise, une manière subtile de les pousser dans leurs retranchements. Plus les jours passaient, plus Dalila sentait une pression croissante, comme si tout ce qu’elle faisait était insuffisant. Et chaque petit écart de comportement de Vicky laissait une empreinte dans son esprit, une déstabilisation qui rendait difficile le moindre échange sincère.
"Je voulais plaire. Mais je me suis vite rendue compte que peu importait ce que je faisais, il n’y avait jamais de reconnaissance", confia Dalila à Soraya.
Soraya la regarda attentivement. Elle connaissait bien cette dynamique de pouvoir, ce besoin de reconnaissance qui peut parfois devenir une obsession. Elle s’interrogeait sur la manière dont Vicky manipulait Dalila, mais ce n’était pas le moment d’approfondir trop cette question.
– "Tu dis que tu voulais plaire. C’est intéressant. Mais dis-moi, qu’est-ce qui s’est vraiment passé entre vous deux au fil du temps ?"
Dalila se tut un instant, perdue dans ses pensées. Puis elle se remémora un moment précis, une dispute qui avait marqué un tournant.
Un jour, après une réunion particulièrement difficile, Vicky l’avait convoquée dans son bureau.
– "Tu n’as pas compris, Dalila. Tu fais des erreurs qui peuvent coûter cher. Peut-être que ce n’est pas fait pour toi, ce travail. Peut-être que tu devrais t’en aller avant que ça devienne un problème", avait-elle dit d’un ton froid.
Dalila s’était sentie humiliée, incapable de répondre, mais la frustration montait en elle. Elle savait que Vicky cherchait à la pousser à bout, à la faire réagir. Mais elle s’était retenue. Cette retenue, ce silence qu’elle avait adopté au fil des mois, n’avait fait qu’alimenter la tension. Mais Vicky ne s’en était jamais vraiment pris à elle directement. Elle savait comment manipuler les situations, comment créer un climat où les employés se sentaient incompétents sans qu’elle ait à les accuser frontalement.
"J’ai commencé à perdre pied, Soraya. Je pensais que c’était moi le problème. Mais après tout ce temps, je vois bien que c’était elle. Elle m’a fait douter de moi-même", dit Dalila, les yeux baissés.« J'ai encaissé. Mais chaque remarque, chaque silence après mes erreurs… Ça m’a rongée. J’ai eu l'impression de perdre tout contrôle. Chaque jour avec elle était une lutte, Soraya. Une lutte pour garder ma dignité, pour trouver ma place, pour ne pas tout foutre en l’air. »
Soraya prit un moment pour réfléchir avant de répondre.
– "Tu as eu un rôle dans cette relation, Dalila. Tu as peut-être accepté trop de choses par peur, ou par ambition. Mais c’est la manière dont tu as interprété ses actions qui a créé cette spirale. Comment veux-tu sortir de tout cela maintenant ?"
Dalila se redressa, ses yeux brillant d’une détermination nouvelle.
– "Je veux comprendre. Pourquoi elle a agi comme ça. Pourquoi j’ai réagi de cette manière."
Le téléphone de Soraya vibra, la tirant brièvement de la conversation. Elle jeta un coup d'œil, puis posa son téléphone sur la table, se concentrant à nouveau sur Dalila.
– "Tu vois, Dalila, les réponses viendront quand tu seras prête à les affronter. Mais, tu sais, parfois la solution vient quand on cesse de chercher des raisons et qu’on accepte simplement ce qui s’est passé."
Dalila hocha lentement la tête. Elle comprenait ce que Soraya voulait dire. Mais il y avait quelque chose d’encore plus dérangeant à propos de Vicky. Un secret, peut-être.
– « Et l’enquête de Jimmy, comment ça avance ? Tu n'as pas eu de nouvelles ? »
Dalila hocha la tête à nouveau, un léger sourire en coin.
-- « Si, j'ai entendu des bruits de couloir. L'enquêteur Jimmy suit des pistes, mais… certaines sont plus longues à dénouer que prévu. » Elle marqua une pause. « Il semble que l’un des anciens collègues de Lisa et de Vicky, un type accusé de harcèlement sexuel, ait été sur leur radar. »
Soraya haussait un sourcil, intriguée.
– « Un suspect dans les meurtres ? » demanda-t-elle.
Dalila hocha la tête, les lèvres serrées.
– « Oui, mais ils ont vite écarté cette idée. En fait, après avoir vérifié son emploi du temps, ils ont découvert qu'il avait un alibi solide pour les jours des meurtres. Il n’aurait pas pu être là. »
La psychologue réfléchit, puis poursuivit :
– « Une fausse piste, donc. »
– « Exactement. » Dalila soupira. « C'était une piste intéressante, mais ça n'a pas été concluant. »
Pendant ce temps au commissariat, Jimmy et son équipe avaient retracé les moindres mouvements du suspect. Leurs vérifications étaient minutieuses, détaillées, mais une chose frappait. Ils avaient d’abord vu cette piste comme une possibilité sérieuse. L’homme avait un mobile apparent : 2 des victimes l’avaient accusé de comportements inappropriés dans le passé. Mais les choses n’étaient pas aussi simples qu’elles en avaient l’air. Le harceleur présumé avait été en indisponible pendant les jours des meurtres. Ses employés avaient témoigné qu'il avait passé tout le mois de juillet à l'étranger, à l'autre bout du pays. Les vidéos de sécurité corroborées par des témoins avaient confirmés qu’il n'était pas présent sur les lieux du meurtre de Vicky.
– "Il a un alibi en béton pour les jours des meurtres", annonça Lucas, l’un des inspecteurs de l’équipe de Jimmy. "Il était à un séminaire professionnel lors de la mort de Lisa. Plusieurs témoins confirment sa présence."
Jimmy se frappa le front, agacé. C’était trop facile, trop évident pour être vrai.
– "C’est une fausse piste, alors", dit Jimmy, frustré. "Il y a trop de coïncidences, mais il n’a pas de lien direct avec les meurtres."
L’équipe passa des heures à décortiquer les rapports et les témoignages. Chaque détail, chaque mouvement de l’homme pendant le séminaire était vérifié, re-vérifié. Ils découvrirent que l'homme n'avait même pas quitté l’hôtel où il se trouvait. C’était un alibi solide, et leur suspect n’était donc pas impliqué.
Mais chaque enquête, même lorsqu'elle échoue, apprend quelque chose. Ils avaient désormais plus de certitudes, et Jimmy savait que le cercle des suspects se resserrait chaque jour.
"Une fausse piste de plus", pensa Jimmy. Mais il savait que chaque erreur les rapprochait de la vérité.
– « C’est un coup dur, mais il faut continuer à chercher », dit Jimmy en s’adressant à son équipe. « On sait qu’on se rapproche. »
Il se tourna vers ses collègues, le regard déterminé.
-- « Ce n'est qu'une question de temps avant que l’on trouve la vraie piste. »
Dans le cabinet de Soraya, Dalila se retrouva face à son propre reflet intérieur, cherchant à comprendre ce qui l’a poussée à entrer dans cette spirale de dépendance envers Vicky et le travail. La réponse était encore floue, mais une chose était certaine : elle était prête à tout pour comprendre et se libérer.
– « Et maintenant ? » demanda-t-elle d'une voix fatiguée.
Soraya, tout en prenant des notes, se tourna vers elle.
– « Maintenant, il faut avancer. Tu as vécu des moments difficiles, Dalila, et tu as montré beaucoup de courage pour les affronter. Mais je crois que nous devons encore explorer ce qui se cache en toi, ces zones d'ombre que tu n’as pas encore totalement révélées. »
Dalila leva lentement les yeux vers Soraya, un mélange de fatigue et de résignation dans son regard. Elle savait qu'il lui faudrait encore beaucoup de temps pour comprendre tout ce qu’elle ressentait, mais une chose était certaine : le chemin vers la vérité, qu’il s’agisse de son passé ou des meurtres en cours, serait long et sinueux.